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Les Gimenologues
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Deux recensions de François Roux.

La première met en perspective les ouvrages respectifs des compagnons d’armes que furent Antoine et Ridel.
Le seconde est parue dans la revue Aden.

Antoine Gimenez & Les Giménologues
Les Fils de la nuit
Souvenirs de la guerre d’Espagne
L’Insomniaque & les Giménologues, Montreuil-Marseille, 2006, 560 pages, 16 €

Louis Mercier Vega
La chevauchée anonyme
Une attitude internationaliste devant la guerre (1939-1941)
Postface de Charles Jacquier
AGONE, collection Mémoires sociales, Marseille, 2006, 264 p, 18€

D’une guerre l’autre.

Militants internationalistes, libertaires, réfugiés politiques chassés d’URSS, d’Italie, d’Allemagne, ils sont accourus en Espagne aux premiers jours de la révolution. La presse bourgeoise les appelle « la lie de la terre ». Ils s’engagent dans les milices de la CNT parties le 24 et le 25 juillet 1936 de Barcelone pour délivrer Saragosse, tombée par traîtrise aux mains des putschistes.

Au sein de la célèbre « colonne Durruti », s’est créé un Groupe international de volontaires. C’est là que Bruno Salvadori, Italien vagabond, devenu Antoine Gimenez, Espagnol d’adoption, rencontre Charles Ridel - le futur Louis Mercier Vega - né à Bruxelles sous le nom de Charles Cortvint (une photo de septembre 1936 les montre côte à côte dans les rues ensoleillées de Siétamo, après la prise du village. Antoine est coiffé d’un chapeau à larges bords, Charles d’une casquette : on ne porte pas l’uniforme dans les milices anarchistes).

Mal armées, sans expérience de la guerre, les colonnes libertaires sont stoppées par l’armée fasciste à quelques kilomètres de la capitale aragonaise. Le front s’immobilise. Antoine et Louis deviennent des « Fils de la nuit », ces francs-tireurs qui traversent l’Ebre après le coucher du soleil pour attaquer les sentinelles ennemies.
Pendant ce temps, l’Etat républicain, d’abord débordé par la vague révolutionnaire, s’est ressaisi. Le parti communiste espagnol mène la réaction. Sa presse accuse quotidiennement les milices de lâcheté et les collectivités de sabotage. L’internationale stalinienne orchestre le grand air de la calomnie contre ce mouvement populaire qui réalise spontanément, sans chefs, une authentique révolution.

Ridel est rappelé en France à l’automne 1936 pour organiser la propagande et la solidarité avec le mouvement libertaire espagnol dont Gimenez va vivre la descente aux enfers jusqu’à la fin.
Après la retirada, Antoine disparaît de la lutte pour longtemps. En 1974 il entreprend d’écrire ses Souvenirs de la guerre d’Espagne, succession de portraits, de scènes du front et de l’arrière, d’histoires d’amour et de mort. Son récit se termine six mois avant que commence La chevauchée anonyme.

À peine la frontière espagnole refermée derrière eux, les combattants libertaires, assommés par la défaite, réalisent qu’une autre guerre se prépare. Mais cette fois, ce sera sans eux : pourquoi se battraient-ils ? Et avec qui ? La République espagnole les a poignardés dans le dos au nom de l’antifascisme, la France du Front populaire les a regardés succomber sans broncher, Hitler et Staline pactisent... « Nul ne fera notre jeu si nous ne le menons pas nous-même », conclut Mercier.

La faim au ventre, une poignée de « révolutionnaires du troisième camp » cherche à fuir cette souricière qu’est devenue la péninsule européenne. Ils gagnent la Belgique encore neutre. A Anvers, le capitaine d’un cargo grec en partance pour Buenos Aires, recrute six d’entre eux pour compléter son équipage. Les passeports recyclés passeront-ils le dernier contrôle avant d’embarquer ? « Pourvu qu’ils ne reviennent pas, je m’en fous ! » lâche le commissaire du port.
En mer, le soir, au gré des quarts et des pauses, les fugitifs se retrouvent sur le pont. Parfois ils chantent avec les marins. Peu à peu, l’envie de se connaître et de se reconnaître amène les premiers récits. Bientôt, à chaque veillée sous les étoiles, des voix aux accents bigarrés racontent des luttes de tous les pays. Ouvrier parisien, Bob a été témoin d’un sabotage sur le chantier du pavillon nazi, lors de l’exposition universelle de 1937 ; Parrain a brandi le drapeau rouge et noir avec cinq mille sous-prolétaires indiens à Santiago du Chili ; le belge Danton se souvient des grèves du Plat pays et de la solidarité entre soldats et gueules noires, contre la gradaille. Guiseppe préfère garder pour lui son passé, comme Bianchi, un peu « serrurier » avant qu’il ne rejoigne l’Espagne. L’Espagne où Willy, le mineur de la Ruhr, a retrouvé l’espoir. « Après ça tu es tranquille. Toutes les saloperies, toutes les trahisons, tous les faux discours, ça ne pèse pas lourd. Tu sais qu’il est possible de vivre vraiment, sans renoncer à rien... ».

Les Fils de la nuit se compose de deux livres parallèles : le récit passionné d’Antoine Gimenez, suivi d’un appareil critique d’une richesse exceptionnelle. Le lecteur passe alternativement de l’histoire vécue au jour le jour à sa mise en perspective, des Souvenirs de l’ancien milicien aux témoignages, notes biographiques, photos qui les complètent. Les Giménologues ont reconstitué pas à pas l’itinéraire de leur vieil ami italo-espagnol ; ils partagent également son analyse qui fait porter aux dirigeants de la CNT-AIT la responsabilité de l’échec du mouvement libertaire. On peut contester la thèse, mais il faut reconnaître qu’elle est présentée avec beaucoup de rigueur et d’honnêteté.

Louis Mercier Vega a écrit La chevauchée anonyme peu de temps « avant que la vie lui manque » ; quelques années auparavant, il avait dédié à ses compagnons de cavale son livre le plus connu : L’Increvable Anarchisme . C’est dire si cette intense histoire d’amitié était importante pour lui. Mercier se souvient comme hier de ses interrogations, de ses doutes, qui l’amèneront finalement à s’engager dans les F.F.L. Sa plume retrouve les sensations, les sentiments, les réflexes de l’illégalisme d’antan, l’habitude de parler à mots couverts, par codes, et l’usage des pseudonymes. Écrite dans un style limpide, La chevauchée embarque le lecteur dés les premières lignes avant de l’entraîner à travers deux continents et un monde interlope, celui des « minoritaires au troisième ou au quatrième degré », et de la fraternité internationale. Les textes de Charles Jacquier et de Marianne Enckell retracent la vie de Louis Mercier ; les notes de bas de page déclinent l’identité des personnages et l’historique des luttes qui jalonnent l’itinéraire des insoumis en fuite.

Les deux livres parlent d’une même histoire, celle de militants oubliés, méconnus, qui, du front d’Aragon au pont d’un cargo grec, « tentèrent de maintenir vivante l’espérance d’un monde meilleur dans les circonstances les plus difficiles qui soient ».

François Roux.

Publié dans Emancipation syndicale de juin 2006.


Antoine Gimenez & Les Giménologues, Les Fils de la nuit. Souvenirs de la guerre d’Espagne, Montreuil-Marseille, L’Insomniaque & les Giménologues, 2006, 560 pages.

De toute l’Europe, des centaines de volontaires accoururent en Espagne dès les premiers coups de feu sur les ramblas de Barcelone, bien avant la création des fameuses Brigades internationales. Ennemis de toutes les guerres, ils s’engagèrent pourtant dans celle-ci, parce qu’ils croyaient la révolution sociale à portée de fusil. Bruno Salvadori, vagabond italien, devint Antoine Gimenez, milicien anarchiste du Groupe international de la colonne Durruti, l’un de ces francs-tireurs appelés les « Fils de la Nuit », à cause de leurs coups de main nocturnes derrière les lignes fascistes.

Près de quarante ans plus tard, l’ancien milicien dévide pour ses petits-enfants la « pelote de laine » de ses souvenirs. Portraits, récits de combats, amours et misères, alternent en brefs chapitres. Antoine décrit sans fard la violence sauvage de la guerre civile, au front et à l’arrière. Il raconte la transformation sociale à l’œuvre dans la vie quotidienne des villageois, et la fraternité des volontaires. Mais après quelques mois, le mouvement populaire se heurte à l’Etat républicain renaissant. Pour le gouvernement - auquel participe la C.N.T. - la révolution entrave l’effort de guerre. Privées d’armes, accusées d’inertie, les milices anarchistes doivent se résigner à la militarisation. Une fois placées sous commandement stalinien, elles sont envoyées délibérément au massacre dans des attaques vouées à l’échec. Pendant ce temps, derrière le front, les colonnes communistes démantèlent les collectivités paysannes. Au cœur de la tragédie, Antoine témoigne du désespoir et de la rage de ces combattants de la première heure, calomniés, qui voient tomber leurs compagnons et crient à la « trahison » des « camarades ministres ».

Antoine Gimenez mourut en 1982 sans avoir réussi à publier ses souvenirs. On a du mal à comprendre comment pareil témoignage ne trouva pas d’éditeur. Heureusement, quelques vingt ans plus tard, les Giménologues, « doux dingues embéguinés de Gimenez », reprirent la pelote de l’ancien milicien. Remontant chaque fil de son récit, ils s’employèrent à retrouver les noms sous les pseudonymes, remettre en ordre la chronologie, et compléter le texte d’Antoine par un ensemble de notes, de témoignages, de photos, de notices biographiques et d’annexes d’une richesse exceptionnelle.

Si l’ouvrage ainsi composé prend place parmi ces livres qui ne vous quittent plus jamais, ce n’est pas seulement à cause de son intérêt historique. L’honnêteté intellectuelle qui sous-tend le témoignage passionné d’Antoine comme la « recherche » scrupuleuse des Giménologues anonymes, le sentiment fraternel qui unit, par delà les générations, les jeunes historiens aux volontaires du Groupe international, font des Fils de la nuit une œuvre profondément et authentiquement libertaire.

F.R.

Publié dans la revue ADEN N°5. Octobre 2006.