Récit : Épilogue
Fin du récit :
A ce stade du récit, Antonio Gimenez nous indique qu’il est Italien, et nous savons maintenant qu’il s’appelait Bruno Salvadori. Né le 14 décembre 1910 à Chianni, dans la province de Pise, il émigrera en France, et au début des années 1930 il réside à Marseille. C’est là qu’il fait la connaissance de Jo et Fred, avec qui il entamera une petite carrière de « monte-en-l’air ». Comme tant d’autres marginaux de cette époque, Bruno Salvadori mène une vie de « Chemineau-trimardeur » en Europe, qui le conduit souvent en Espagne, où règne une intense activité anarchiste.
Il est arrêté en 1935 à Barcelone alors qu’il tente de monnayer son passeport. Cela entraînera une ouverture de dossier en tant qu’élément subversif de la part de la police politique mussolinienne. Nous avons d’ailleurs retrouvé ce dossier à Rome, aux archives centrales de l’Etat italien. Plusieurs fois expulsé vers la France, Bruno Salvadori espère semer la police et revenir en Catalogne en changeant d’identité. C’est ainsi qu’au printemps 1936 apparaît le personnage d’Antonio Gimenez.
A la veille du coup d’Etat militaire, il travaille avec des copains sur la propriété agricole de Vallmanya dans la commune d’Alcarràs, près de Lérida. Il va y croiser un jeune de 17 ans, Josep Llados, aujourd’hui réfugié en France. Il se trouve que nous l’avions contacté pour nous entretenir avec lui de son expérience de milicien sur le front d’Aragon. Et voilà qu’en lisant aujourd’hui le manuscrit de Gimenez un petit moment de sa jeunesse est remonté à sa mémoire :
« Je me souviens très bien de Tony, nom pas très courant dans la région. Il n’était pas du village. Je ne savais pas d’où il venait. Il avait des amis de son âge dont je ne faisais pas partie. Il était petit, pas très costaud et parlait plus ou moins catalan. Il faisait figure d’intellectuel par rapport aux autres et parlait peu. C’était ce qu’on appellerait aujourd’hui un marginal. Un jour, il a disparu, certainement lors des événements de juillet 36 ».
Grâce à Viviane, sa petite-fille, et à ses amis de Marseille, nous avons pu reconstituer une partie de l’histoire de Gimenez après février 1939. En France il vivra avec Antonia Mateo-Clavel et la petite Pilar, qu’il avait rencontrées en Aragon, et qui deviendront sa femme et sa fille. On aura compris qu’après le passage de la frontière, cet Italien vivra le reste de son existence sous sa fausse identité.
En août 1939, Gimenez est interné dans le camp de concentration d’Argelès-sur-Mer selon un rapport du Ministère de l’Intérieur mussolinien qui ne fait pas le lien avec le dossier de Salvadori Bruno. Avec 117 autres militants libertaires italiens, Antonio fait alors partie du groupe Libertà o Morte où s’organise la survie et la défense collective face à tous les dangers encourus dans le camp : malnutrition, mauvais traitements de la part des autorités, sans parler de l’hostilité des co-détenuscommunistes.
Gimenez travaille ensuite sur le chantier du Mur de l’Atlantique, dans le secteur de Royan, où il participera à des sabotages et à des actions de Résistance. Libéré des Compagnies de Travailleurs Etrangers en octobre 1944, il est embauché par la Société des Travaux du Midi de Marseille en 1953, en tant que boiseur-coffreur. Il y restera jusqu’à sa retraite anticipée pour cause de maladie. Il ne semble pas qu’il ait rejoint une quelconque organisation politique pendant toutes les années qui ont suivi la fin de la guerre. Amateur de littérature, il écrira nouvelles et poèmes, mêlant autobiographie et fiction. Il rédige les Souvenirs entre 1974 et 1976 sans se documenter sur cette période, se fiant à sa seule mémoire. Ce choix provoquera quelques erreurs et approximations dans son récit, mais c’était peut-être le prix à payer pour une œuvre fortement imprégnée de sincérité.
Il cherchera à se faire éditer, sans succès, y compris dans le milieu libertaire auquel les « souvenirs sensuels » semblaient déplaire... En 1976, répondant à la curiosité politique de Viviane, la fille de Pilar, il reprend contact avec le mouvement libertaire et fréquente le groupe de Marseille de la Fédération Anarchiste. Il assurera nombre de permanences de ce groupe au fil desquelles son rôle de témoin historique laissera des traces, sans parler de son infinie gentillesse.
Antonio Gimenez meurt d’un cancer le 26 décembre 1982, très entouré de tous les copains du milieu libertaire. Il n’était jamais retourné en Italie.
Comme en témoigne ce petit entretien enregistré en 1982 par Frédéric, le petit-fils d’adoption de Gimenez, peu avant la mort de ce dernier, un des plus doux souvenirs qui perdure dans sa mémoire est celui de la Madre : Pascuala Labarta
Quelques minutes sonores qui correspondent à des passages du 3° épisode où Gimenez nous parle de sa rencontre avec la Madre
Pour cet ancien milicien de la révolution espagnole, l’internationalisme et l’amitié n’étaient pas de vains mots. A la fin de ses Souvenirs, Gimenez rend hommage à ses compagnons disparus ; alors laissons les mots de la conclusion à Charles Ridel, alias Louis Mercier-Vega, un Belge à l’origine du Groupe international de la colonne Durruti, avec les Français Louis Berthomieu et Charles Carpentier. Quand il écrivit ce texte en 1956, intitulé Fidélité à l’Espagne , il pensait lui aussi à tous ses amis morts, sauf qu’à ce moment-là, Antonio Gimenez était bien vivant à Marseille...
« Dans les trous creusés au flanc des collines d’Aragon, des hommes vécurent fraternellement et dangereusement, sans besoin d’espoir parce que vivant pleinement, conscients d’être ce qu’ils avaient voulu être. C’est un dialogue avec eux, un dialogue avec les morts que nous avons tenté pour que demeure, de leur vérité, de quoi aider les survivants et les vivants. Bianchi, le voleur qui offrit le produit de ses cambriolages pour acheter des armes. Staradolz, le vagabond bulgare qui mourut en seigneur. Bolchakov, le makhnoviste qui, bien que sans cheval, perpétua l’Ukraine rebelle. Santin le Bordelais dont les tatouages révélaient la hantise d’une vie pure. Giua, le jeune penseur de Milan venu se brûler à l’air libre. Jimenez aux noms multiples qui démontra la puissance d’un corps débile. Manolo, dont l’intrépidité nous fit mesurer le ridicule de nos audaces.
De tous ceux-là, et de milliers d’autres, il ne reste que des traces chimiques, résidus de corps flambés à l’essence, et le souvenir d’une fraternité. La preuve nous a été donnée d’une vie collective possible, sans dieu ni maître, donc avec les hommes tels qu’ils sont et dans les conditions d’un monde tel que les hommes le font.
Pourquoi cet exemple ne serait-il valable que pour les heures de haute tension ? Pourquoi le destin ne se forgerait-il pas chaque jour ? ».
Ce feuilleton radiophonique s’arrête ici. Bien des personnes y ont participé : à la base deux Marseillais qui ont connu Gimenez et l’ont encouragé à publier ses Souvenirs, et six autres giménologues associés. Et puis bien des personnes de diverses nationalités ont prêté leur voix, leurs documents et leurs encouragements au gré des passages à Longo Maï, où s’effectuaient les enregistrements, ou en collaborant à distance.
Nous voulions au départ accompagner le récit de Gimenez de quelques mises en contexte historiques. Puis nous nous sommes laissé conduire par des découvertes successives, totalement inattendues et passionnantes concernant les hommes, les femmes et les situations qu’Antonio avait connus. Au fil des recherches, de livres en témoignages vivants, de photos en documents d’archives, à Barcelone, en Aragon, à Paris et à Marseille, à Lausanne Amsterdam ou à Rome, nous avons fini par rassembler des matériaux rares, et pour beaucoup inédits, sur le Groupe international de la colonne Durruti. Nous en avons introduit une partie dans le feuilleton.
La totalité trouvera sa place dans un livre à paraître bientôt. Pour les aficionados, nous signalons que la traduction en castillan du manuscrit de Gimenez vient de paraître aux éditions Pepitas de Calabaza, et qu’une édition en italien est en chantier.
Les Giménologues. 29 Janvier 2005.