Blog de l’auteur : http://www.jesusaller.com/
On peut télécharger ici son dernier recueil de poèmes : Los libros muertos
Version originale ici : https://rebelion.org/el-anarquismo-en-espana-antes-de-la-cnt/
Reseña de Los caminos del Comunismo Libertario en España (1868-1937) (Vol. I), de la gimenóloga Myrtille Gonzalbo
El anarquismo en España antes de la CNT
Version en français traduite par nos soins
Les Giménologues 3 octobre 2022
L’anarchisme en Espagne avant la CNT
Cette histoire en trois volumes du mouvement acrate dans notre pays a été publiée à l’origine en français par Divergences, et paraît maintenant en espagnol dans un projet conjoint de Pepitas et de la Fondation Anselmo Lorenzo (trad. par Diego Luis Sanromán).
Son auteur est Myrtille Gonzalbo, membre des "gimenologues", historiens libertaires qui tentent "d’étudier les pérégrinations des illustres et utopiques inconnus". Le groupe a commencé ses travaux en 2009 avec la publication des mémoires de l’Italo-Français Bruno Salvadori (1910-1982), qui a participé à la guerre et à la révolution en Espagne avec la colonne Durruti sous le nom d’Antoine Giménez.
Le prologue de l’ouvrage présente le plan général à suivre pour l’analyse des événements. L’objectif est de présenter l’histoire et les clés idéologiques d’un mouvement qui, à partir de juillet 1936, a réussi à mener une large révolution sociale et une tentative d’abolition du capitalisme dans plusieurs régions d’Espagne. L’échec de la tentative est étudié en considérant les limites intrinsèques du processus et la situation politique et économique, mais sans éluder le rôle des individus et des organisations dans les différentes phases. Le premier volume, que nous examinons ici, couvre la période allant du début de la propagande anarchiste dans le pays jusqu’en 1910, année de la naissance de la CNT.
Quand l’anarchisme devint espagnol
La progression de l’industrialisation et du capitalisme en Espagne au cours de la première moitié du XIXe siècle s’accompagne d’un début d’organisation des paysans et des ouvriers qui réclament des améliorations de leurs dures conditions de vie, tandis que les idées des carbonari et des socialistes utopiques continuent de se répandre. Ainsi, en 1855, après une parodie de procès, José Barceló, représentant de ce que l’on appelait alors "l’intransigeance ouvrière", est exécuté, ce qui entraîne la première grève générale d’Espagne, qui touche une grande partie de la Catalogne. Quelques années plus tard, des insurrections ont lieu en Andalousie et en Estrémadure.
La révolution de palais de 1868 catalyse la dynamique de l’associationnisme prolétarien, et à la fin de cette année-là, un collaborateur de Bakounine, Giuseppe Fanelli, se rend en Espagne et participe à la formation de sections de l’Internationale (AIT) à Madrid et à Barcelone. En 1870 est créée l’Alliance (de la démocratie socialiste), une société secrète inspirée de l’organisation internationale bakouniniste du même nom, et la même année, en tant que section nationale de l’AIT, est fondée la Fédération régionale espagnole (FRE), qui réunit quelque quarante mille travailleurs. Cette association avait comme objectif un collectivisme de type bakouninien, à atteindre par le biais de la grève générale. Mais la répression sanglante de la Commune de Paris en mai 1871 révéla l’antagonisme irréductible entre bourgeoisie et prolétariat et donna des arguments aux secteurs les plus exaltés, qui prônaient le soulèvement.
Au cours de l’année révolutionnaire 1873, la Fédération Régonale Espagnole tente de se distancer des processus qu’elle considère comme "politiques", tel le cantonalisme de Carthagène, même si certains anarchistes connus y ont joué un rôle important, anticipant peut-être le geste des ministres anarchistes en novembre 1936. Elle soutient cependant ouvertement les insurrections purement ouvrières, comme celle d’Alcoy. La répression qui suit ces tentatives, et le coup d’État de Pavia en janvier 1874, renversent la situation et ouvrent une phase de clandestinité, d’indépendance des sections et d’appels à l’action directe. En 1878 et 1879, de nombreux incendies sont provoqués dans des propriétés andalouses, et deux anarchistes, Juan Oliva et Francisco Otero, attentent à la vie d’Alfonso XII. A la fin de l’année 1881, dans Le Révolté, le journal de Kropotkine, on reconnaît que : " Le mouvement ouvrier revient en Europe avec une force renouvelée, (...) Mais c’est surtout en Espagne qu’il connaît maintenant un développement sérieux ".
Progression de l’organisation avec une discussion permanente : communisme ou collectivisme.
L’autrice discute longuement de l’utopie sociale défendue par les anarchistes. Jusqu’en 1876, le système collectiviste de Bakounine-Guilllaume, exprimé par la formule : "à chacun selon son travail", a été considéré comme inévitable dans la première étape après la révolution -bien que l’idéal communiste de "à chacun selon ses besoins" ait été admis comme le but ultime. Cependant, à partir de cette année cruciale, marquée par la mort de Bakounine et l’arrivée de Kropotkine en Europe occidentale après sa fuite de Russie, ce dernier système est proposé pour organiser la nouvelle société dès le début, comme l’avait proposé Kropotkine. C’est en Espagne que cette doctrine rencontre la plus grande résistance.
Lorsque la FRE sort de la clandestinité en 1881, elle décide de changer de nom pour devenir la Federación de Trabajadores de la Región Española (FTRE). La stratégie insurrectionnelle prônée au congrès anarchiste de Londres de la même année, auquel participent Kropotkine et Malatesta, contraste avec l’approche plus modérée de nombreux libertaires espagnols, qui privilégient la lutte à visage découvert en s’appuyant sur les corporations, les futurs syndicats. Le nombre de membres de l’association augmente rapidement, passant d’environ trois mille en 1881 à près de cinquante mille l’année suivante, principalement en Catalogne et en Andalousie.
Lors de ses congrès, la fédération continue à se définir comme collectiviste et légaliste, et doit faire face à la résistance de ceux qui vivent dans des conditions plus dures au sud de la péninsule, et qui défendent la voie insurrectionnelle. Los Desheredados, le groupe dissident organisé y restera actif jusqu’en 1886, au cours d’années marquées par la célèbre affaire de la Mano Negra, et la répression aveugle infligée au mouvement à partir de 1882, à partir de crimes efficacement instrumentalisés. Lorsque la FTRE se distancie des auteurs des supposés crimes de droit commun, et abandonne à leur sort les six anarchistes de Jerez – qui seront exécutés en 1884- cela aggrave encore plus la tension avec les groupes majoritaires en Andalousie, qui commençaient à défendre les thèses communistes contre le collectivisme dominant. Les divergences s’atténuent à la fin de cette décennie avec la proposition de Tarrida del Mármol d’un "anarchisme sans adjectifs". Mais cela ne satisfera personne des deux tendances.
Contre l’opinion assez répandue selon laquelle, entre 1888 et 1910, l’anarchisme était un mouvement n’ayant guère d’impact social au-delà de l’activité terroriste, Gonzalbo synthétise des travaux récents de Francisco Fernández Gómez, qui montrent la vitalité à cette époque de groupes anarcho-communistes comme ceux de Gràcia, et les moyens d’expression dont ils disposaient, tout en rappelant le parcours d’hommes et de femmes engagés dans ces luttes, comme Martí Borràs et Francesca Saperas. L’organisation de ces militants était basée sur des groupes affinitaires autonomes qui s’adaptaient à la libre spontanéité des individus. L’autrice se penche ensuite sur la diffusion de ces idées dans toute l’Espagne.
Après la dissolution de la FTRE en 1888, on assiste à un certain rapprochement des défenseurs du collectivisme de l’idéologie communiste dominante en Europe. En dehors de cela, les années 1890 sont marquées par une répression accrue et la radicalisation des groupes anarchistes. En janvier 1892, des paysans révolutionnaires réussissent à s’emparer de la ville de Jerez pendant quelques heures. Ils sont ensuite persécutés avec une dureté qui deviendra la norme après les fréquents attentats à la bombe de l’époque. Les procès et les exécutions de Montjuic (1896-1897) doivent être compris comme une tentative d’anéantissement du mouvement, qui s’avéra infructueuse mais qui entraîna la résurgence de l’âpre division entre légalistes et insurgés.
Le nouveau siècle voit se multiplier les grèves dans toute l’Espagne. C’est ainsi qu’au cours de l’été 1907, un regroupement de sections, tant anarchistes que socialistes, surgit à Barcelone, qui adopte le nom de Solidaridad Obrera. Il commence la même année à publier un journal du même nom, qui deviendra rapidement une tribune pour les voix libertaires les plus respectées. Après la Semaine Tragique de 1909, qui a servi de catalyseur, les associations ouvrières choisissent de mettre en place une structure fédérale forte pour défendre leurs intérêts dans les luttes syndicales quotidiennes, sans pour autant renoncer à leur objectif révolutionnaire. C’est dans cette perspective que naît la CNT en 1910.
La giménologie en action
Le texte est enrichi de deux annexes, l’une avec un passage de Kropotkine contre le collectivisme, à la fois autoritaire et libertaire ; l’autre d’Élisée Reclus appelant les paysans à devenir maîtres des terres qu’ils cultivent. Il comprend également une chronologie et une sélection intéressante de photographies et de documents.
L’une des vertus du livre est d’analyser en détail les liens entre l’anarchisme qui a émergé en Espagne au XIXe siècle et les événements parallèles de l’autre côté des Pyrénées, comme les vicissitudes de l’Internationale et de la Commune de Paris. De cette manière, l’évolution initiale du mouvement acrate, qui allait jouer un rôle de premier plan dans certains des événements révolutionnaires les plus ambitieux enregistrés en Europe, peut être comprise dans son contexte et de manière plus cohérente
Il est également important de noter que Les chemins du communisme libertaire en Espagne s’applique généreusement à la mission que les fondateurs de la giménologie se sont proposés. Myrtille Gonzalbo a su rechercher et rassembler les données fournies par un grand nombre d’auteurs, anciens et nouveaux, pour construire un récit dont un aspect essentiel est la revendication des protagonistes les moins connus, impliqués dans les mobilisations étudiées. L’ouvrage nous rapproche ainsi, avec rigueur et empathie, d’une multitude hétéroclite de personnages quasi oubliés, qui ont consacré leur vie à combattre les ravages du capital, et ont ouvert la voie aux luttes d’aujourd’hui.
Jesùs ALLER