Ouvrage publié chez L’Harmattan en 2022.
On se laisse embarquer sans résistance dans ce récit foisonnant à la première personne qui retrace les pérégrinations de jeunes hispano-français entre la région de Murcie, Villeurbanne, la Catalogne et l’Aragon dans les années 1930-1954.
Joël Ruiz, né en France en 1960, est le fils de José Ruiz – dit « Félix » – et le neveu de Ginès Martínez Yuste, dit « Victor », frère de sa mère Carmen.
Félix, Victor et leurs compagnons – Juan Sánchez dit « El Pelao », sa soeur Juana, Paco Rebollo dit « Talego », Alfonso Aquilino Martínez dit « Borbón », Benito Pelegrín et les autres – étaient tous fils et filles d’immigrés économiques espagnols vivant à Villeurbanne depuis les années 1920.
Habités par l’idéal anarchiste, beaucoup de ces jeunes gens s’engagèrent dans l’Espagne en révolution, d’autres dans la Résistance en Limousin et à Lyon, ou encore dans la lutte contre le franquisme. Certains cochèrent toutes les cases.
Joël commente ainsi la photo 1 en médaillon de cet article :
« J’ai retrouvé une photo de 1935 à Lyon ou cinq jeunes hommes bien habillés prennent la pose devant un photographe. Ce sont des copains et tous des militants. Je reconnais (de gauche à droite) mon oncle Ginés Martínez, dix-huit ans, un compagnon que je n’ai pas identifié, Juan Sánchez, vingt-et-un ans. Assis, Paco Rebollo vingt ans, et José Ruiz, mon père, dix-huit ans. »
Joël : « Juana Sánchez est aussi très engagée et elle vit un amour intense en union libre à Lyon avec Talego depuis un an semble-t-il. »
Cette histoire sort de la poussière du temps par bribes car, comme bien souvent, les engagement des jeunes gens rescapés de la guerre d’Espagne, puis de la Résistance, furent passés sous silence, y compris par eux-mêmes.
Sans doute l’élément décisif déclenchant « l’enquête historique familiale » de Joël provient-il de la découverte inattendue dans une armoire, en 2004, de deux « carnets de guerre » de Félix, quelques jours après sa mort.
Mais le processus avait démarré, souterrainement, une quarantaine d’années plus tôt…
« Tout commence par cette histoire personnelle, une émotion partagée avec mon père : une peur. »
La chronologie qui égrène ce livre s’accorde dès le premier chapitre au tempo émotionnel d’un enfant de six ans, qui s’imprègne de l’atmosphère du pays d’origine de ses parents lors de son premier séjour à Las Palas (Murcia) en août 1966. Il y découvre la famille de sa mère, avec sa cohorte de petits et grands cousins.
Mais à la chaleur des retrouvailles succèdera le « ressenti de la dictature ». L’enfant accompagnant son père dans un bar du village perçoit instantanément la peur engendrée par la simple entrée de deux hommes aux tricones noirs, de sinistre réputation depuis 1844.
Tienen, por eso no lloran, de plomo las calaveras
Con el alma de charol
vienen por la carretera
Jorobados i nocturnos, por donde animan ordenan
silencios de goma oscura
y miedos de fina arena.
Federico Garcia Lorca, « Romance de la guardia civil española »
« Jamais je n’avais ressenti une peur commune, une frayeur collective, une sensation de groupe comme celle-là », écrit Joël. Le « ressenti de la dictature » s’exprime aujourd’hui encore à travers la présence-absence de près de 140 000 hommes et femmes, « desaparecidos » depuis 1936…
« Six ans sera mon âge de raison, celui de la découverte de l’Espagne, de la famille. […] Mon enfance va se poursuivre dans l’insouciance. […] Mais la peur de ces années-là n’a pas encore trouvé son explication ».
À trente ans, devenu père, Joël refera chaque année la route et passera ses vacances à côté de la famille : « Des histoires se racontent, se partagent avec les anciens qui sont encore vivants. La mémoire s’édifie comme mon amour pour ce pays découvert à six ans ».
Un autre moment fort pour Joël apparaît dans le chapitre suivant : « El Pelao (L’affaire de la rue Duguesclin en 1951) ».
Il s’agit de sa rencontre brève en Suède en 1978 avec El Pelao « cet anarchiste qui a failli coûter sa liberté à Félix ». Pour autant, en demandant à Joël de le visiter, ce dernier a voulu faire comprendre à Juan qu’il ne l’avait pas oublié.
Juan Sánchez était exilé en Suède après sa condamnation à mort commuée en quinze ans de prison pour sa participation avec d’autres anarchistes espagnols, à l’attaque à main armée d’un fourgon postal, le 18 janvier 1951 à Lyon. Deux gardiens de la paix furent tués.
On trouvera le récit contextualisé de cette affaire dans l’article d’Óscar Freán Hernández : http://www.memoire-libertaire.org/Le-braquage-de-la-rue-Duguesclin-et-l-histoire-des-anarchistes-espagnols-a-Lyon
Le même groupe d’anarchistes lyonnais avait déjà pratiqué plusieurs hold-up afin d’alimenter la caisse de soutien à leurs compañeros d’Espagne. Cette fois, mal préparée, l’opération est un désastre. Il y aura deux-cent-vingt-deux arrestations dans toute la France.
Le MLE (Mouvement libertaire en exil) le paiera cher des années durant. La structure de la CNT (Confédération Nationale du Travail) sera démantelée, et toutes ses activités suspendues, y compris l’aide à la CNT clandestine del Interior :
« Beaucoup d’autres militants anarchistes – espagnols et français – ont été arrêtés et interrogés par la police, suite à cette tentative de braquage […]. Les témoignages de certains détenus indiquent l’agressivité et la violence des responsables policiers. En plus des proches et plusieurs membres des familles de détenus, d’autres militants de prestige, dont José Peirats – à ce moment-là secrétaire général de la CNT –, Quico Sabaté ou Juan Peñalver*1 ont été également arrêtés et interrogés. Tous sont passés par les locaux de la police et ont subi de terribles tortures, d’après leurs témoignages », écrit Óscar Freán Hernández, (op. cit).
Le 28 janvier, l’étau se resserre autout del Pelao en fuite. Il demande à Félix de le planquer chez lui. « L’amitié pour Pelao et Iñes [sa compagne] est là, mais la peur et aussi la désapprobation de Carmen, ma mère, lui conseillent de faire autrement. Il les conduit à une autre adresse. Bien lui en a pris ! Dès le retour à la maison, Félix trouve la police. Aussitôt il est embarqué. […] Il est relâché le soir même faute de preuves, mais menacé d’expulsion vers l’Espagne s’il s’avère qu’il a aidé les malfaiteurs. »
El Pelao et Iñes seront arrêtés plus tard et très brutalement interrogés par la police reprenant à son compte les méthodes usées sous l’Occupation. Juana en eut aussi pour son compte : ils lui brûleront le bout des seins.
Joël : « Félix ne peut pas être solidaire de ce qu’à fait El Pelao. Pour cela, cette malheureuse affaire n’est jamais racontée. Le secret était bien gardé quand je suis allé en Suède […] L’affaire reste cachée pendant quarante ans. […] 1955 a été une date clé pour Félix. C’est la date du jugement du groupe d’action, c’est la fin de l’action militante débutée vingt ans plus tôt. »
Ainsi Joël comble-t-il les silences de l’histoire familiale (élargie).
Dans les cinq chapitres suivants, l’auteur reconstitue l’activité militante et combattante de Félix et de ses amis en Espagne, jusqu’à la chute de la Catalogne.
Mais voyons d’abord de plus près le parcours de ces familles d’immigrés « économiques » dans le lyonnais.
José Ruiz Pérez naît le 5 novembre 1917 à Cartagena (province de Murcia). Son père Lazare a d’abord été mineur. Puis atteint de la silicose, il change de métier et devient aubergiste pour les mineurs avec sa femme Faustina Pagán. Le couple aura six enfants avant d’immigrer à Lyon en 1928. La santé du père décline – il mourra en 1935 – et les enfants Rose et José doivent travailler très jeunes.
« Ce que je sais des débuts de l’engagement de mon père, José Ruiz, c’est que le noyau de la CNT de Villeurbanne de époque (1925-1935) met en place des cours du soir pour alphabétiser les jeunes ouvriers espagnols », ce dont José profitera à divers titres.
Les enfants de Pascual Sánchez et Ana Martínez sont nés à Lorca : Juan le 10 octobre 1914, et Juana le 13 novembre 1915. Ils ont dû très tôt se débrouiller seuls, avec pour unique bagage l’idéal libertaire de leur père. Comme beaucoup d’autres, leurs parents étaient venus en France pour des raisons économiques en 1926 et, dans leur cas, à Lyon et Villeurbanne où une communauté immigrée originaire d’Andalousie, de Murcie et du Levant se regroupait.
Sous l’influence paternelle, El Pelao s’affilie très jeune à la CNT. Ensuite il deviendra membre de la Fédération Anarchiste Ibérique (FAI).
Dans la famille Martínez, nous avons Ginès Martínez Yuste, dit « Victor », et ses neuf frères et sœurs, dont Carmen. Celle-ci a raconté à Joël « les sanglots de sa mère lorsqu’elle devait rejoindre sur ordre son mari pour subir ses assauts avec l’angoisse d’un nouvel enfantement. Cette femme a accouché de douze enfants. […] Il y a deux profils chez les Martínez, les enfants soumis à l’autorité du père, et les révoltés.Victor est de ces révoltés en guerre contre le père, les curés, les patrons, la société, comme Carmen et aussi Àngel. C’est ceux-là qui plaisent à Félix », conclut Joël.
Beaucoup de familles nombreuses logent dans des baraques de chantier, un peu améliorées, au milieu des jardins ouvriers, en plein centre de Villeurbanne. Les jeunes gens s’impliquent assez vite dans le MLE sous divers modes : activisme militant, pratiques culturelles. Félix commence à travailler à l’âge de onze ans, et devient ouvrier verrier à seize. Il rejoint dès qu’il le peut ses compagnons à la Barraca, une petite maison en bois avec un étage sise au 286 cours Emile Zola, où il va apprendre à lire et à écrire grâce aux cours du soir mis en place par des cénétistes plus âgés. Il adhèrera à la CNT en 1936. Tous les copains de Félix proviennent de ce creuset militant inspiré des ateneos anarchistes où se déployait une éducation populaire à thémathiques multiples : théâtre, clubs de lecture, journées-débats, esperanto, informations sur le naturisme et le soin du corps, la libération des femmes. Beaucoup de ces libertaires voyaient les enfantements à répétition de leurs mères comme une malédiction, et ils voulurent s’en prémunir de manière conséquente : Borbón et Talego par exemple choisiront la vasectomie. « Dans mon entourage, si mes parents oncles et tantes ont fondé des couples très stables, c’est sans enfants ou quasiment » constate Joël.
« Au début de la guerre d’Espagne, les jeunes de la Barraca sont survoltés »
À la mi-août 1936, Talego est le premier à partir à Barcelone pour participer au processus révolutionnaire en cours. Il intègre la colonne milicienne Los Aguiluchos, composée de mille-cinq cents très jeunes anarchistes (dont deux-cents filles). Organisée par García Oliver et García Vivancos, elle quitte la caserne Bakunín (ex-Pedralbes) le 28 août, et rejoint la colonne Ascaso sur le front de Huesca. Elle livre sa première bataille le premier septembre, où Talego tombe grièvement blessé. Selon l’acte de décès, il meurt le 3 septembre.
Les premières batailles furent très meurtières pour les jeunes volontaires n’ayant pas reçu de véritable formation au combat. Et cela ne s’arrangera guère plus tard, quand l’armée républicaine se reconstituera*2.
Sans nouvelles de Talego des semaines durant, Juana décide de rejoindre son amoureux et part en train de lyon. Et quand elle arrive à Barcelone courant septembre, elle y apprend sa mort. Très affectée, elle choisit de rester en Espagne un moment, comme milicienne ou activiste. Juana rentrera à Villeurbanne avant la retirada. Très proche de son frère el Pelao, elle restera très active dans l’engagement militant. Elle se mariera le 15 avril 1939 avec un autre compagnon, Alfonso Aquilino Martínez, dit « Borbón », membre de l’organisation libertaire de Lyon. Comme El Pelao il est né le 8 janvier 1914 dans la région de Murcie à Tallante :
« Borbón qui n’a rien à voir au physique et au caractère avec Talego, va consoler Juana avec gentillesse et affection. Comme Talego, il a pratiqué la vasectomie pour ne pas faire subir des enfants non-désirés à sa compagne. Leur couple restera uni jusqu’à la fin », écrit Joël.
La date précise du départ en Espagne del Pelao reste à établir
Commentaire des Giménologues : Selon un rapport de la police française de juillet 1951, rédigé en vue de son procès après l’affaire du braquage de Lyon, Juan José Sánchez aurait « travaillé à la Manufacture lyonnaise de Caoutchouc du 27 novembre 1928 au 6 septembre 1936. Impliqué à cette époque dans une affaire de trafic d’armes […] il a été expulsé de notre pays. [Plus loin il est précisé que] « Il fut condamné à deux mois de prison par le Tribunal correctionnel de Lyon pour trafic d’armes destinées aux républicains espagnols et achetées en France. Expulsé de France après cette condamnation, il gagna l’Espagne et combattit dans les rangs des troupes républicaines jusqu’en février 1939. »
Quoi qu’il en soit, Juan s’engage d’abord dans les colonnes cénétistes en Aragon. En 1937, après un an de combat, il rejoint des collectivités agraires libertaires en Aragon et en Catalogne – comme beaucoup de ses camarades antimilitaristes opposés à l’intégration des milices populaires dans l’armée républicaine. Il écrit des articles nom des Jeunesses Libertaires, en particulier dans le journal Amanecer. El Pelao quittera l’Espagne début 1939.
Amanecer du 1er octobre 1938, en souvenir de Talego.
Ici Juan signe « Lesafre ». On y apprend que Talego s’était illustré au cours des grèves de juin 1936 à Lyon.
Commentaire des Giménologues : Selon le même rapport de 1951 de la police française, on apprend que Juan entra clandestinement en France en février 1939 sous la fausse identité de Lesaffre André, un Français né le 6 avril 1915 à Denain.
Il se trouve qu’on a retrouvé son nom sur une des listes de volontaires du Groupe international de la colonne Durruti, dressée après la bataille de Perdiguera du 16 octobre 1936, où il a trouvé la mort*3. Ce « recyclage » des papiers d’identité des volontaires tombés en Espagne se pratiquait afin d’aider d’autres militants recherchés par diverses polices. Cela nous indique que el Pelao avait peut être fait partie dudit groupe international.
Mais ce fut une « mauvaise pioche » pour lui, car André Lesaffre était un insoumis recherché en France ; et el Pelao sera arrêté sur son lieu de travail à Clermont-Ferrand, à ce titre. Une fois sa véritable identité établie, la cour d’Appel de Riom le condamne le 19 juillet 1939 à dix-huit mois d’emprisonnement « pour vol, recel et infraction au décret-loi du 2 mai 1938 » [contre les « Etrangers indésirables »].
« Interné par la suite au camp de Djelfa, en Afrique du Nord, il s’engage en 1942 dans une unité de travailleurs de l’armée anglaise qu’il paraît avoir quittée irrégulièrement au moment de la libération de notre territoire. Après un séjour en Espagne, où il aurait appartenu à un maquis de résistance, il a pénétré à nouveau clandestinement en France et a vécu dans la commune de St Hippolyte du Fort (Gard). »
Grâce à Joël on apprend qu’après 1945, Juan fera partie du réseau de Laureano Cerrada, El Falsificador.
À sa venue en France en 1939, ce dernier monta un réseau clandestin cénétiste dans la Résistance. Il fournit des faux papiers, participa au groupe Manouchian, puis à l’insurrection de Paris du 21 aout 1944.
Après 1945, Cerrada multiplia les stratégies à grande échelle pour financer la résistance des libertaires en Espagne, et soutenir les familles de prisonniers : trafics d’armes, de voitures et de faux papiers, fausse monnaie, hold-up… El Pelao se charge alors d’écouler la fausse monnaie. Cerrada tombera en 1949 et ira en prison. Mais auparavant, le 12 septembre 1948, avec Antonio Ortiz, José Pérez Ibañez (El Valencia), Primitivo Pérez Gómez et El Pelao – plus quelques autres en soutien – il tentera d’éliminer Franco à bord d’un petit avion muni de bombes à main à lancer sur une tribune officielle, lors de régates sur la côte basque où se trouvait le caudillo. Vite repérés par les patrouilleurs espagnols, l’avion put quand même revenir en France, et les conspirateurs retourner à leurs affaires plus ordinaires …*4
Au dos de la photo : « Souvenir de la Révolution FAI CNT ».
Le départ pour l’Espagne de Félix, Victor et Benito Pelegrín
Joël : « Je sais que ce fut vers le 8 septembre 1936 […], et mon père me raconte la course pour aller prendre le train qui partait, et la tentative désespérée de ma grand-mère Faustina qui courrait sur le quai pour retenir son fils aîné ».
À leur arrivée à Barcelone le 10 septembre, les trois amis accueillis par la CNT vont se séparer : Victor reste en ville, tandis que Félix et Pelegrín « se rendent à la caserne Jaime Primero, depuis peu dénommée Carlos Marx, dans le quartier de la Ciudadela [Ciutadella], pour s’enrôler et recevoir une instruction militaire. Cette caserne est alors celle des milices du POUM et de la CNT. » , écrit Joël.
Commentaire des Giménologues :
On s’est étonnés de voir Félix, accueilli par la CNT, s’engager dans la caserne du PSUC. Ces éléments fournis par Edouard Sill*5 aident à comprendre la situation du recrutement des volontaires après la création du CCMA et de la confusion qui a pu régner au début :
P. 89 : « Barcelone présentait aux étrangers parvenant en Espagne un tout autre visage que le Pays Basque : les combats étaient passés et gagnés, la guerre se déroulait désormais au loin, en Aragon. Les étrangers se dispersèrent, ou furent orientés, vers trois casernes de Barcelone : la vaste et moderne caserne Del Bruch, sise dans le quartier de Pedralbes (son nouveau patronyme révolutionnaire, Miguel Bakunin, eut peu de succès) ; puis la caserne d’artillerie Docks (Espartaco) pour la CNT FAI, celle du 10ème Régiment de cavalerie (Lenín) pour les milices du POUM, et la caserne d’infanterie Jaime I (Carlos Marx) pour le PSUC. Elles étaient toutes placées sous la direction théorique du Comité Central des Milices Antifascistes [CCMA]. »
P. 103 : « Le PSUC accueillit tout d’abord les volontaires étrangers à la même caserne que les anarchistes à Pedralbes avant d’investir la caserne Carlos Marx. Des militants communistes étrangers venus de France prirent en charge l’accueil des volontaires tandis que le service des étrangers du PSUC, créé plus tardivement, en septembre 1936, par des Allemands du KPD en exil, s’occupa davantage de contre-espionnage et de la lutte contre les « éléments provocateurs » étrangers, et spécialement les « agents » allemands et italiens. »
On peut donc supposer qu’en tant qu’affilié à la CNT, Felix est allé directement à Pedralbes en septembre 1936.
Dans tous les cas, pour Félix aussi l’instruction militaire sera des plus sommaires. Joël est effaré par « l’impréparation générale » des miliciens, en outre peu ou pas équipés d’armes et de munitions.
Félix part avec « la colonne dite internationale » les 29 et 30 septembre vers le front d’Aragon. Peut-être est-il parti avec la« Centurie Sébastien-Faure » où l’on trouvait beaucoup de Français. Puis il se retrouve dans la colonne d’Antonio Ortiz, ou colonne Sur-Ebro*6, stationnée devant Belchite.
Il y apprend les rudiments du combattant, et il a la chance de ne pas mourir tout de suite, comme tant de novices. À l’automne, le front d’Aragon se stabilise. Félix restera jusqu’au printemps 1937 dans la 117 ème Brigade de la 25 ème division (colonne Sur-Ebro militarisée) de l’Armée de l’Est. Il sera blessé en l’été 1937, lors de l’offensive de quatre-vingt mille hommes sur Zaragoza, lancée par les républicains, conseillés par les soviétiques.
Après son hospitalisation, il revient à Barcelone et retrouve Victor et Pelegrín, sans doute fin 1937, comme l’attestent des photos prises en studio, retrouvées par Joël.
Benito Pelegrín et Victor, dont le bras est soutenu par une écharpe ; Félix est au centre mi-novembre 1937 à Barcelone.
Car Victor fut aussi blessé, mais à Barcelone en mai 1937 : il avait sans doute participé aux combats entre la base de la CNT-FAI et le gouvernement.
En mars 1938, l’armée franquiste isole la Catalogne du reste de l’Espagne. Barcelone subit des bombardements intensifs. Etant volontaire étranger, Félix aurait pu rentrer chez lui quand il le voulait ; mais il choisit de rejoindre son unité en avril 1938. Il commence à rédiger son précieux carnet de guerre le premier mai 1938. Il l’arrêtera le 25 janvier 1939.
Il relate comment, le 30 avril 1938, il s’est présenté « à la caserne Carlos Marx, ancienne caserne Jaime Primero, dans le quartier de la ciudatela [ciutadella] ».
Le jeune homme va participer à la dernière offensive du camp républicain : la bataille de l’Ebre d’août-octobre 1938. Le carnet raconte les faits et gestes du quotidien d’un soldat de la section des transmissions. Joël constate que les « moments clefs des combats ne sont pas relatés, même a posteriori. Etait-ce si horrible à raconter ? […] Chaque jour est relaté simplement, sans commentaire, et surtout sans faire apparaître le ressenti. »
Le 27 octobre 1938, après presque trois mois de combats, l’unité de Félix quitte le front le long de l’Èbre pour être renvoyée en réserve. Elle a terminé la bataille de l’Èbre avec des pertes considérables. Le 13 novembre 1938, Victor et Félix se retrouvent un moment à Barcelone pour visiter Benito à l’hopital : blessé au bras gauche le 7 octobre, Pelegrín avait été amputé.
Une page du carnet avec un croquis
La fin de la bataille de l’Èbre annonce le début de l’invasion de la Catalogne et d’autres moments tout aussi terribles pour Félix.
Retirada
Pelegrín et Victor fuient Barcelone fin janvier 1939 ; ils arriveront sains et saufs en France. Félix part de son côté avec l’armée républicaine en déroute, en passant par Prats-de-Mollo.
Félix et Victor sont piégés dans les camps de concentation français du littoral. Félix est d’abord interné à St Cyprien. Il réussit à s’évader de celui d’Argelès-sur-Mer dans l’été 1939, grâce à l’aide d’un cousin et de sa mère Faustine. Quand il arrive à Villeurbanne, Victor et el Pelao sont encore dans les camps.
Source : http://ateneodulimousin.canalblog.com/archives/2018/10/07/36764130.html
« Victor sera fait prisonnier dans le camp de Guéret, lieu d’où il s’évadera », écrit Joël.
Commentaire : Sans doute avait il été incorporé dans le Groupement de Travailleurs Etrangers (420e GTE) de Clocher, constitué en mars 1940 à Guéret. Ces hommes remplacèrent les femmes et les enfants réfugiés, concentrés là en septembre 1939*7. Intégrer les GTE était souvent le seul moyen de sortir des camps de concentration français.
Joel : « Après, Victor ne vient plus qu’occasionnellement à Lyon-Villeurbanne. » En fait, il était très actif dans la Résistance, en appui. Joël a retrouvé quelques photos que son oncle qui avait demandé à sa soeur de conserver – avant de mourir en 1978.
Victor dans la Résistance à « Guéret »
« Le brassard [que porte Victor] est un as de carreau. C’est l’insigne d’un des quatre bataillons de l’Armée Secrète en Basse-Corrèze : AS de carreau, AS de trèfle, AS de pique et AS de cœur. Tous ces bataillons étaient actifs autour de Brive-la-Gaillarde. Avec cette photo anodine, je tiens enfin la preuve de l’engagement de Victor dans les maquis », se félicite Joël.
Son oncle s’engagea donc dans l’un des maquis de la Basse-Corrèze en 1944, avec d’autres Espagnols réfugiés – qu’il avait pu connaître dans le GTE de Guéret.
Joël rédige un intéressant développement sur le rôle joué par les Espagnols dans les maquis du Limousin :
« Victor, francophone, fils d’immigré, ayant l’expérience des combats en ville, est aussi un homme de contacts. Il sait se faufiler facilement et fait un bon agent de liaison. Après 1943, il rejoint une unité de base de l’Armée Secrète (AS). Le seul département de la Corrèze va compter jusqu’à soixante-et-onze maquis des différents mouvements. […]
Que les Espagnols cénétistes comme Victor se retrouvent dans l’Armée Secrète et pas dans les FTP semble plus naturel. La méfiance est encore très forte entre militants communistes espagnols en exil et militants cénétistes, à la suite des différents nés pendant la guerre d’Espagne. […] Dans les maquis non communistes en Ardèche, les groupes espagnols se forment avec des volontaires de toutes opinions politiques, y compris d’ailleurs certains qui étaient communistes. C’est plus difficile dans le Limousin. Des règlements de compte ont même eu lieu malgré le besoin d’union. […]
J’ai découvert que les maquis du Limousin ont jusqu’à 10 % de combattants d’origine espagnole, soient environ 2000 hommes. […] Le groupe de Victor agit sur la zone de Brive jusqu’à la Libération. […] Dans le Limousin, sur les 2000 Espagnols volontaires dans la résistance en juillet 1944, 750 sont tués au combat et 310 meurent en déportation, soit plus de 50 % de pertes. C’est considérable. »
Quant à Félix, le 25 septembre 1943 il épouse Carmen Martínez, la sœur de Victor :
« Elle se méfie des amis libertaires exaltés et inconséquents. Elle accepte que Félix participe à la vie associative de la Barraca et conserve ses activités militantes. Etre syndicaliste, oui, mais pas militant de la FAI à courir par monts et par vaux pour continuer l’action combattante contre Franco », précise Joël. Ils auront leur premier fils Ariel en 1947.
Toutefois Félix persistera dans ses engagements, sous des formes diverses
Joël : « Dès que Félix a ses papiers le 3 mars 1940, il recommence à travailler. […] Les militants reprennent contact en toute discrétion avec lui. La cellule cénétiste de Villeurbanne se reconstitue après vingt-quatre mois de mise en sommeil. […] Les militants les plus actifs décident de reprendre l’action directe après 1942. Des impératifs : trouver de l’argent, trouver des armes, trouver des papiers.
L’activité du groupe n’a rien à voir avec celle des grands réseaux résistants comme les FTP. Elle est sporadique. […] Félix fréquente l’organisation où il retrouve Borbón, le compagnon de Juana Sánchez, ainsi que d’autres militants comme Cailles et Del Amo. […] La CNT clandestine locale se reforme en groupe d’action et réunit autour d’elle, au début, un noyau d’une dizaine de militants qui se préparent pour le combat armé et d’une vingtaine de militants en appui, dont Félix. […] Le groupe d’action participe à la fabrication de fausses cartes d’identité de travailleurs étrangers, essaie de recueillir des informations sur l’ennemi, recrute pour le combat à venir et fait circuler des tracts de propagande ». […]
À partir de 1943, les attentats et les sabotages sont quasiment quotidiens dans toute l’agglomération lyonnaise et ses environs. En ville, le climat est dangereux avec les rafles et les exécutions allemandes. […] La résistance urbaine subit une répression terrible. L’occupant réussit à décapiter la quasi-totalité des directions nationales et régionales des réseaux urbains de résistance qui ont leur siège à Lyon. En revanche, la police française et la Gestapo ont plus de mal à identifier les groupes plus autonomes et en particulier les quelques membres du petit groupe clandestin cénétiste. Néanmoins, à deux reprises, une descente a lieu chez la mère de Félix rue de la Tannerie. […]
Après le débarquement allié du 6 juin en Normandie, les occupants traquent avec encore plus de zèle les réseaux résistants. Ils déportent et assassinent. C’est alors que se déclenche l’insurrection de Villeurbanne. […] Pendant trois jours, du jeudi 24 au samedi 26 août 1944, la population civile de Villeurbanne avec les quelques unités combattantes présentes et les insurgés volontaires résistent à l’occupant ». […]
« Félix, chez qui des armes sont entreposées, demeure près de la gare, donc loin des barricades. Or, la gare est tenue par les Allemands qui y cantonnent. Arrivés chez Félix, les Espagnols sortent les fusils, les pistolets et les grenades et partent en courant en longeant les rues, se cachant des Allemands. Mon père est en appui de ses compagnons de combat. »
Après 1945
Les trois amis après guerre : Benito Pelegrín, amputé du bras gauche, Victor au centre, et Félix
Après 1945, Victor se sépare du groupe, il vit dans le Sud avec Suzanne, sa compagne issue de la Résistance. Joël évoque la suite de l’existence de son oncle : en 1954, Victor tourne la page de sa vie d’errance. Il veut des enfants et le couple qu’il forme avec Suzanne se sépare. Il épouse une jeune ardéchoise. « Victor, en rupture avec son passé, s’est éloigné définitivement des cénétistes, de sa famille militante. […] Son chemin de vie va éloigner Victor de Félix. »
Groupe de théâtre
Le groupe de la Barraca redevient le lieu de convivialité. Un groupe de téâtre « Tierra y libertad » se constitue. Félix continue de fréquenter Pelegrín, Juana et Borbón, el Pelao et Inés, et bien d’autres.
Selon Oscar Frean Fernández, « Les années 40 et 50 ont été l’âge d’or des anarchistes espagnols dans la région lyonnaise. […] la Baraque étaient le centre de l’activité du mouvement libertaire. […] À cette époque, les activités étaient diverses : réunions, meetings, conférences, activités culturelles, excursions, etc. Pour les concerts, les représentations théâtrales ou les commémorations du 19 Juillet – date anniversaire de la Révolution espagnole –, des locaux plus spacieux étaient utilisés, tels ceux de la Maison du Peuple, de Monplaisir-la-Plaine, ou la salle Étienne Dolet, située derrière la gare de Perrache. » (op. cit.)
Le déclin du MLE dans la région lyonnaise
Comme on l’a vu, l’affaire de la rue Duguesclin va entraîner une grande rupture dans le MLE, notamment entre les partisans de l’action directe et ceux de l’action strictement syndicale.
Oscar Frean Fernández, (ibid.) : « La répression ultérieure à la tentative de braquage de la rue Duguesclin a provoqué la paralysie des activités des anarchistes espagnols de la région. Les contraintes judiciaire et policière, ainsi que l’image négative des anarchistes espagnols créée par la presse locale ont, sans doute, conditionné le choix des libertaires à rester discrets et en retrait. […] Les quatre militants directement impliqués dans le braquage ont été condamnés à mort et leurs peines commuées en prison ferme. Il faut attendre le milieu de la décennie pour constater une reprise de l’action associative des libertaires. Le niveau d’activité a continué à être important dans la région lyonnaise jusqu’à la décennie de 1960. C’est à partir de ce moment que nous constatons le début d’un déclin progressif. La baisse du nombre de militants, le manque de renouvellement générationnel, les crises et les divisions internes du MLE en exil, ou l’absence de changements politiques de fond en Espagne, entre autres, expliquent cette nouvelle situation. […] Le déclin est inexorable, mais il n’a rien d’exceptionnel. C’est la dynamique générale de l’exil espagnol. »
La fin de « l’histoire militante de Félix ».
Joël : « L’histoire de cette vie turbulente de 1936 à 1950 est rangée dans le placard, comme le carnet de guerre orange. […] Son courage lors de l’insurrection de Villeurbanne, son amitié avec El Pelao au risque de tout perdre, sont aussi des moments douloureux. La fidélité dans l’engagement a un prix à payer, de peur et de secret.
Pourtant, il y a une grandeur que Félix aurait du mal à reconnaître et qui force l‘admiration de ses descendants : aider ses proches jusqu’à la limite parce que la parole est donnée, partir risquer sa vie au nom d’une cause sans rien n’en attendre, risquer sa vie au nom de la solidarité, qui le ferait ? ».
Félix commence à perdre la mémoire à la fin des années 1990. Il décède le 19 septembre 2004.
On ne connaît pas la date du retour à lyon de Juan Sanchez après son exil en Suède – ni celle de sa mort.
Juana et Borbón conserveront leur nationalité espagnole jusqu’à la fin. Elle va s’éteindre le 10 aout 1987. Lui s’en ira le 23 avril 2008.
Notes :
*1 Voir l’histoire de Juan Peñalver dans notre ouvrage A Zaragoza o al charco. Grâce à l’aide de Joël nous avons pu corriger le passage concernant le violent interrogatoire d’une certaine « Carmen » de la CNT – qui s’avéra être Juana Sánchez
*2 Voir à ce sujet la volumineuse et riche thèse d’Edouard Sill, mise en ligne en 2020 : Du combattant volontaire international au soldat-militant transnational : le volontariat étranger antifasciste durant la guerre d’Espagne, p. 245 :
« En novembre-décembre 1936, lors du pic des arrivées en Espagne des volontaires étrangers, la durée moyenne de l’instruction semble s’être située entre quinze et vingt jours, et ce jusqu’en février 1937 puis sans doute un mois. La qualité de l’instruction prodiguée fut le plus souvent médiocre et le manque d’armes disponibles pour les drills fut un problème récurrent. Les instructeurs français et allemands de la caserne anarchiste de Pedralbes avaient alerté la CNT dès août 1936, en faisant part de leur souhait de ne “pas envoyer au front de la chair à canon mais des hommes parfaitement préparés”. »
*3 Cf. A la recherche des Fils de la nuit, 2016, p. 907.
*4 Voir le livre d’Antonio Téllez Solá : Attentat aérien contre le général Franco, Albache,2013. On lit à la page 75 : « Le chauffeur qui se nommait El Pelat était au début assez nerveux. »
*5 Edouard Sill, 2020, pp. 89 et 103.
*6 A ne pas confondre avec colonne Roja y Negra, reconstituée avec les rescapés de la désastreuse bataille de Mallorca, qui part de Barcelone à la mi-septembre pour renforcer les colonnes Ascaso et Los Aguiluchos devant Huesca.
*7 « Début juillet 1939 et à la veille de l’ouverture d’un camp de regroupement à Clocher, près de Guéret, la Creuse atteint un pic et compte 2.210 réfugiés, cantonnés dans douze refuges différents » :
http://ateneodulimousin.canalblog.com/archives/2018/10/07/36764130.html
Les Giménologues, 16 janvier 2023.
Un grand merci à Joël pour son accompagnement. Toutes les photos sont fournies par Joël Ruiz.