Article paru dans la Revue EUROPE de l’été 2022, consacrée aux écrivains et reporters dans la guerre d’Espagne.
André Prudhommeaux et la défense de la nouvelle Espagne
D’abord communiste de conseils, André Prudhommeaux (1902-1968)1 devient anarchiste en 1933 en défendant l’incendiaire du Reichstag, Marinus Van der Lubbe.
Trois ans plus tard, ce sont les événements espagnols qui sont prioritaires pour lui et ses amis2. Au lendemain du 19 juillet 1936, il part à Barcelone avec sa compagne pour juger de la situation dans le seul pays d’Europe à connaître une situation révolutionnaire avec un fort mouvement libertaire, et se mettre à son service. La direction de la CNT-FAI lui demande de s’occuper d’une édition française de son journal, Solidaridad Obrera : ce sera L’Espagne antifasciste qui publiera 31 numéros entre le 22 août 1936 et le 8 janvier 1937.3 Prudhommeaux collabore aussi aux émissions en français de Radio CNT-FAI. Mais les premiers numéros de L’Espagne antifasciste sont saisis à la frontière française et la direction de la CNT suspend sa parution en septembre.
Quant à Prudhommeaux, il rentre à Nîmes en octobre, convaincu qu’il sera plus utile en France. Durant l’automne, L’Espagne antifasciste reparaît à Paris sous l’égide du « Comité anarcho-syndicaliste pour la défense et la libération du prolétariat espagnol » qui réunit depuis l’été les trois principales organisations anarchistes françaises (Union anarchiste, Fédération anarchiste de langue française et CGT syndicaliste révolutionnaire) avec le soutien financier de la CNT-FAI.
Mais l’enthousiasme des débuts laisse bientôt place à des désaccords de fond. L’annonce de l’entrée de ministres anarchistes au gouvernement républicain suscite immédiatement de très fortes réserves. Début novembre, L’Espagne antifasciste publie un éditorial non signé où le rédacteur souligne que cette participation est une « idée fausse » à dénoncer 4. Le même numéro reproduit deux déclarations de la CNT justifiant sa participation ministérielle assorties de notes de la rédaction très critiques, presque aussi longues. L’une présente ce fait comme « d’une gravité exceptionnelle » - d’autant que la CNT « propose son attitude à tous comme modèle » - et l’autre insiste sur le fait qu’elle la publie « sous toutes réserves », en concluant que « cette décision ainsi que la situation en général, sont trop graves pour que nous puissions l’accepter et la présenter d’emblée […] comme unique et définitive. 5 » Les positions sont désormais incompatibles : après quelques numéros, L’Espagne antifasciste du vendredi 8 janvier 1937 annonce que, « ayant atteint son but » (sic), le journal cesse de paraître.
Prudhommeaux poursuit son travail avec L’Espagne nouvelle, dont le premier numéro est daté du 1er février 1937. Sans attaches avec un parti ou un syndicat, ce journal se propose de « remédier au manque d’informations directes et véridiques sur L’ESPAGNE NOUVELLE, ce pays qui, tourmenté par la guerre civile et l’invasion étrangère, accomplit néanmoins une révolution sociale, d’un caractère et d’une ampleur inconnus jusqu’à ce jour 6 ».
Critique impitoyable du « ministérialisme » anarchiste, Prudhommeaux est aussi l’observateur des aspects novateurs et constructifs de la révolution sociale espagnole. Ceux-ci sont au centre des préoccupations de L’Espagne nouvelle en même temps que la dénonciation de toutes les forces qui s’y opposent : les franquistes et leurs partisans de l’autre côté de la barricade, mais aussi, de l’intérieur, dans le camp dit républicain – en particulier avec les événements de mai 1937 à Barcelone. En mars 1937, Prudhommeaux et sa compagne Dori font paraître une brochure qui souligne l’« intérêt capital » des événements espagnols. Parmi les sujets à étudier, ils relèvent : « 1) Traditions révolutionnaires des travailleurs espagnols ; 2) La lutte armée déclenchée le 19 juillet ; 3) La Conquête du pain (réquisitions et collectivisations) ; 4) La Socialisation (réorganisation de la vie sociale) ; 5) L’Evolution politique ; 6) Les Perspectives. » Quant à cet opuscule, il traite de l’armement du peuple et de l’histoire du mouvement anarcho-syndicaliste espagnol.7
Le dernier numéro de L’Espagne nouvelle, probablement écrit au printemps 1939, est titré « L’Espagne indomptée ». Alors qu’une nouvelle guerre mondiale est imminente, Prudhommeaux y livre ses dernières analyses sur la place de l’Espagne dans la politique internationale de ces dernières années : « il est avéré que Staline, loin d’être mû par des "sympathies pour l’Espagne antifasciste a simplement cherché à exploiter la situation de guerre civile créée par le soulèvement militaire, dans le but de forcer l’un ou l’autre des blocs impérialistes qui se sont disputés l’Espagne à contracter avec la Russie une alliance militaire. 8 »
Cela ne va pas tarder, le 23 août 1939 : la contre-révolution a triomphé, le massacre peut commencer…
C. Jacquier
Notes
1 Cf. notre notice dans le Maitron-en-ligne : http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article155496
2 José Fergo, « Prudhommeaux, Berneri et l’Espagne : deux regards critiques sur une guerre de classes », A contretemps, n° 42, février 2012 : http://acontretemps.org/spip.php?article396.
3 Josep M. Figueres, « La presse en langue française dans la Barcelone révolutionnaire de l’Espagne en guerre (1936-1938) » : http://cecil-univ.eu/c1_v1/#_ftnref15. Quinze numéros sont consultables sur Gallica. Le site Archives autonomies (https://archivesautonomies.org) a mis en ligne la collection complète de ce périodique.
4 « Idée juste et idée fausse », L’Espagne antifasciste, 11 novembre 1936, p. 1.
5 « Une déclaration capitale » ; « La CNT, le gouvernement et l’Etat », ibid., p. 2.
6 Pour le descriptif du journal : http://presselocaleancienne.bnf.fr/ark:/12148/cb32768795g
Merci aux Giménologues (http://gimenologues.org/) et au site Archives autonomies pour m’avoir fourni la documentation nécessaire sur L’Espagne nouvelle.
7 André et Dori Prudhommeaux, Catalogne 1936-1937, Cahiers de Terre libre, mars 1937 ; rééd.Spartacus,1946 :https://archivesautonomies.org/IMG/pdf/spartacus/spartacus/cahiersmensuels/cahiersmensuels-1946- prudhommeaux.pdf
8 L’Espagne nouvelle, juillet-septembre 1939, p. 19.