Elle est datée du 30 juin 2006 et nous parvient du Québec.
Note de lecture :Les fils de la nuit, souvenirs de la guerre d’Espagne (juillet1936-février 1939), Antoine Gimenez et les Giménologues, coédition L’Insomniaque & Les Giménologues, Montreuil-Marseille, 2006.
Que sait-on du vécu réel des combattants révolutionnaires dans l’Espagne de 1936 ? Pas grand chose ! Trop souvent des textes, récits ou analyses nous ont laissé sur notre faim en décrivant un quotidien sublimé, héroïque ou misérable, trop souvent voilé par le « politiquement correct » nécessaire à toutes les idéologies, même anarchiste, pour se maintenir malgré leurs résultats.
Ainsi l’idéologie officielle anarcho-syndicaliste, celle de la C.N.T./F.A.I, a pendant longtemps justifié les erreurs de ses dirigeants (Garcia Oliver, Federica Montseny, etc.). De son côté, le morcellement de la diaspora des anarcho-syndicalistes espagnols n’a pas aidé à voir clair dans les enjeux de 36.
Les problèmes de personnes ou les rivalités internes des tendances puis les scissions de la CNT n’ont pas facilité un regard véritablement critique et objectif sur la période révolutionnaire dans l’Espagne de 36.
La nécessité de justifier toute la validité de l’engagement personnel, de glorifier le volontariat des brigades internationales, de magnifier le souvenir sans toujours tenir compte des tours et détours de l’histoire, de jeter un regard positif sur un projet pourtant vaincu ont occulté ou permis d’interpréter trop souvent romantiquement ce que fut réellement pour la majorité des combattants volontaires la révolution et la guerre d’Espagne.
Avec « Les fils de la nuit », la scène s’élargit. Ici pas de discours rédempteur, nulle idéalisation, l’insurrection, la révolution connaissent leurs propres limites et mieux, le livre les avoue, le narrateur les constate sans en exclure aucune. Non pas pour céder à l’auto commisération, mais peut-être pour déborder l’image héroïque installée en creux dans la représentation de chaque insurrection, celle du militant enthousiaste et irréprochable, dévoué à une cause admirable, ancêtre d’un Che Guevara ou d’un Marcos qui exprimerait la révolte d’une génération tout en créant une série de mythes modernes exemplaires. Ce livre ne se contente pas de cette solution de facilité, au contraire il l’expulse par la matière même de son témoignage.
Antonio Gimenez (1910-1982), d’origine italienne, a combattu dans la colonne Durruti avec le Groupe International. Son témoignage sans fard nous restitue de juillet 1936 à février 1939 toute la difficulté de cet énorme bouleversement social qui tente de se maintenir et de s’affirmer au sein des collectivités locales ou dans les organisations de combattants, tout en s’opposant aux franquistes, aux communistes ou à ses propres hésitations. Gimenez ne nous cache ni les insuffisances ni les masques sanglants de cette révolution. Des exécutions sommaires par des « spécialistes » anarchistes de l’épuration dans les villages libérés aux compromissions de la C.N.T. avec le gouvernement de Largo Caballero et de Negrìn et Prieto, Gimenez décrit la désagrégation de la révolution sous la poussée éradicatrice du gouvernement central de Madrid, de la Généralité de Barcelone et des aléas de la guerre en cours. Cela nous le savions. Il existe en effet beaucoup de témoignages et de documents sur l’action des communistes contre les anarchistes ou même sur les collectivisations des terres en Aragon et en Catalogne. [1]
On sait l’impact que les décisions de la CNT-FAI ont eu dans la légalisation des collectivisations, légalisation qui vida de sa substance vivante le processus révolutionnaire en cours. Gimenez nous décrit l’organisation des villages agraires, la participation des brigades de volontaires aux travaux des collectivités paysannes et l’extraordinaire sens de la solidarité qui se développait alors entre villageois ou paysans. L’apport du témoignage de Antonio Gimenez, s’il tient à son extraordinaire liberté de ton envers la CNT et la réalité de la guerre, nous montre toute la densité du vécu d’un combattant anarchiste. Il en restitue la vraie saveur de la dimension individuelle en dehors de tout discours plaqué. Il sait restituer les horreurs de la guerre sur le front. Et fait important, il n’oublie pas de parler de la présence des miliciennes dont l’historiographie officielle a trop souvent nié l’importance considérable [2] et omis de mentionner le courage comme la passion amoureuse qui les unissaient à leurs compagnons y compris sur le front d’Aragon.
Antonio Gimenez rend un superbe hommage, non seulement comme amoureux mais en tant que révolutionnaire, à ces miliciennes engagées volontaires dans le groupe international et à ces femmes espagnoles rencontrées dans les circonstances de la guerre, pendant toutes ses années de lutte. Amoureux, complice, toujours ému et respectueux, il nous donne la preuve que la vie et la lutte passent toujours par le désir et la passion. Et qu’il est vain de dissocier les objectifs du désir dés lors qu’ils sont librement acceptés par chaque partenaire.
L’insurrection anarchiste encourageait l’émancipation des femmes, souhaitait l’égalité de fait entre les sexes, sollicitait l’autonomie individuelle, une vie sexuelle assumée, le libre choix de son compagnon ou de sa compagne, la fin des rites matrimoniaux, des alliances arrangées. Gimenez nous montre que ce ne furent pas seulement des mots dans l’Espagne de 36.
Les femmes prennent, dans le témoignage de Gimenez leur vraie place, celle qui leur revenait de droit, qu’elles ont conquis par leur courage et leurs volontés, celle de combattantes à part entière, de compagnes libres. Il montre bien comment les mentalités des hommes comme des femmes se sont métamorphosées en quelques années de lutte dans des régions comme l’Aragon pourtant très dépendantes de la tradition et de l’Eglise.
Il faut citer également ses descriptions du courage des volontaires internationaux. Leur abnégation face aux difficultés, au manque d’armes et au peu de moyens des colonnes anarchistes. Quotidien de misère des combattants, volonté et pragmatisme, fatigue et hasard, chance ou malchance, Gimenez nous montre tout l’arbitraire d’une situation qui s’avère lecontraire du romantisme révolutionnaire.
Mais ce commentaire déjà exceptionnel par sa liberté de ton, doit beaucoup au travail de notes et de vérification des sources de ceux qui sont à l’origine de sa publication : les Giménologues.
Alors que le témoignage de Gimenez fait 210 pages, les notes (remarquables et passionnantes) en font 250. Les recoupements effectués à des fins d’authentification (accompagnées de nombreuses photos) ainsi que le travail critique et historique sont tout à fait remarquables et je crois d’une ampleur inégalée dans un travail historique (militant et collectif) si ce n’est par le non moins fameux « Maitron » d’ailleurs utilisé à de nombreuses reprises.
Citons pour exemple les diverses hypothèses compilées sur la mort de Durruti, l’enquête biographique sur Ruano. Mais il faut surtout féliciter les Giménologues d’avoir réussi à identifier dans la plupart des cas, les hommes et les femmes que l’histoire du mouvement libertaire a souvent ignorés, ceux et celles qui sont morts anonymement pour défendre un idéal auquel ils s’étaient identifiés. Citons Mimosa, Lorenzo Giua, Carlo Scolari sans oublier tous les autres cités au fil de la narration de Gimenez. La famille Valero Labarta qui accueillit Gimenez pendant la guerre mérite à elle seule un hommage appuyé.
Dans les annexes, les listes des tués à la bataille de Perdiguera, des miliciens et des combattants du groupe international division Durruti, des membres du groupe « Libertà o Morte » collaborent aussi de cet hommage général non seulement à un homme comme Gimenez mais à tous ceux et celles qui furent ses compagnons et compagnes et qu’il nous fait regretter de ne pas avoir connu.
Un travail d’édition superbe à lire impérativement complété par le site http://www.plusloin.org/gimenez/
Le livre est diffusé au Québec par La Sociale (asociale@colba.net) et disponible à la librairie L’INSOUMISE, 2033 St Laurent Montréal. Tel : 313-3489.