Des emplois pour quoi faire ?
La création de 700 emplois serait l’argument indiscutable et indépassable qui justifierait la construction d’un Center Parcs à Roybon. Le 27 janvier 2009, dans ce même village, lors de la réunion publique de présentation du projet par Pierre & Vacances et des élus du département, je proposai aux tribuns qui péroraient sur le sujet de rouvrir les deux camps d’internement qui avaient existé en 1939-40 dans les Chambarans, afin de créer de nouveaux emplois. Un des conseillers généraux présents, dont je n’ai pas retenu le nom, évacua la question en me répondant qu’il me laissait la responsabilité de cette comparaison. Plus de la moitié du public applaudit la réponse de l’élu.
Pour ce dernier, et pour une majorité du public, les emplois créés par un Center Parcs n’étaient visiblement pas comparables à ceux créés par un camp d’internement. Ma proposition ne tenait pas à établir de comparaison, mais voulait simplement mettre en évidence que l’idéologie de l’emploi à tout prix pouvait mener à accepter n’importe quoi, et que la fin ne justifiait pas les moyens.
La question qui ne me vint pas à l’esprit alors, et qui aurait pu suivre ma proposition, est celle-ci : quel prix une population est-elle prête à payer pour créer des emplois, et quel contrôle s’autorise-t-elle sur la nature et le bien-fondé de ces derniers ?
La destruction des Chambarans en zone touristique avec l’abattage d’une partie de la forêt, l’épuisement de sa nappe phréatique, la destruction de la vie sauvage et de la vie sociale locale, et son remplacement par une vie artificielle basée sur son inutilité et sa marchandisation, n’est-ce point cher payé pour le bénéfice de quelques emplois creux ?
L’intervention de ce conseiller général est intéressante car, sans le dire et sans le vouloir, elle remet en question la nature de certains emplois. Ainsi, nous pouvons espérer que cet élu, armé d’une telle conscience morale et politique, s’engagera publiquement à demander la fermeture des centres de rétention et à condamner les emplois qu’ils créent, aussi ignominieux que ceux destinés à l’internement des « indésirables » dans les camps que le chef du gouvernement, le radical socialiste Daladier, fit ouvrir, il y a soixante-dix ans.
Le travail n’a pas d’odeur. Il est même perçu par le travailleur comme une tâche qu’il doit accomplir sans état d’âme. Il est rare qu’on remette en question ce pourquoi on est rémunéré. Généralement nous acceptons de faire ce qu’il nous est demandé, sans trop regarder les causes et les conséquences de notre labeur. Nous obéissons à notre devoir, à notre hiérarchie. Au début des années 1960, Stanley Milgram étudia le phénomène de la soumission à l’autorité. [1] Il réalisa sur le sujet quelques expériences qui devinrent célèbres après la sortie du film « I comme Icare » du cinéaste Henri Verneuil, qui les mit en scène.
En 1961, Hannah Arendt fit remarquer pendant le procès d’Adolf Eichmann (inculpé pour sa responsabilité dans la logistique de la solution finale entre 1942 et la fin de la guerre) que ce fonctionnaire n’avait consciencieusement fait que son travail durant cette période où chacun se trouvait confronté à la banalité du mal. [2] Günther Anders avait même soutenu en 1956 « qu’on s’arrange toujours pour que les tâches décisives que l’on demande à l’homme d’aujourd’hui d’accomplir se présentent précisément sous la même forme que celles qu’il accomplit dans l’entreprise ; on s’arrange même pour qu’en tant que tueur, il n’ « agisse » pas mais fasse son job : l’employé du camp d’extermination n’a pas « agi » mais, aussi épouvantable que cela puisse paraître, il a seulement fait son travail. Puisque la fin et le résultat de son travail ne l’intéressent pas, puisqu’il considère toujours son travail en tant que tel comme « moralement neutre », il n’a fait qu’accomplir quelque chose de « moralement neutre ». [3]
Lorsqu’on annonça qu’on voulait construire un Center Parcs et par conséquent détruire le bois des Avenières dans les Chambarans, je me renseignai sur la région. J’appris à ce moment-là qu’elle avait abrité durant la guerre de 1939-40 deux camps d’internement (celui de Roybon et celui de Chambaran, à Viriville). J’entrepris alors quelques recherches sur le sujet aux Archives Départementales de l’Isère, qui m’amenèrent à m’intéresser à la Résistance locale, mais aussi aux réfugiés espagnols arrivés dans le département début 1939. Dans les différents documents consultés, je relevai que des hommes avaient durant cette période maintes fois refusé d’effectuer un sale boulot ou de prendre une responsabilité qui leur paraissait moralement indigne.
Pouvons-nous émettre l’idée qu’une désobéissance est encore possible aujourd’hui dans les Chambarans, et plus généralement, pouvons-nous encore espérer que lorsqu’une insubordination individuelle rencontre publiquement une certaine approbation et se propage, une révolte et même une résistance deviennent possibles ?
En juillet 1940, les maires de Tullins, de Vinay et de Saint Marcellin rejetèrent l’ordre d’établir la liste des membres du Parti communiste de leur commune et démissionnèrent de leurs fonctions. [4] Le 16 février 1943, entra en application la loi sur le Service du travail obligatoire (STO) instaurée par Laval [5]. Ce STO fut très mal accueilli par une population qui avait déjà du mal à subsister durant cette période de privation. Ce fut peut-être une des grandes erreurs de l’occupant et de la collaboration qui changea la donne et paradoxalement servit la Résistance. Afin d’éviter d’être envoyés en Allemagne, bien des jeunes franchiront le pas et désobéiront à l’autorité. Ils se cacheront ou encore iront grossir les effectifs des maquisards.
Louis Nal, Capitaine durant la guerre 1939-40, devint le chef au service des transports du Parc d’artillerie, après avoir été affecté en novembre 1941 au service des matériels (artillerie) de Grenoble. Il sera une grande figure de la Résistance grenobloise. Il est intéressant de lire dans son livre La Bataille de Grenoble, les différents chapitres qu’il consacre à l’organisation, par la résistance locale, de la disparition du grand fichier du STO à Grenoble, où les jeunes gens étaient inscrits pour le recrutement. Louis Nal nous raconte :
« De suite, une complicité fut recherchée dans le bureau du STO. Un jeune nous prévient que deux mille fiches étaient prêtes et que les convocations correspondantes allaient être établies puis envoyées. [...] Vallier, Jimmy et deux de leurs camarades, dont le petit gars du bureau du STO, s’occuperont des fiches. Une équipe de protection fut prévue au jardin de l’Hôtel de ville et sur la place de la Manutention où se trouvaient les quelques manèges forains [...]. Vallier et le jeune du STO qui a les clefs du bureau montent au local où sont les fiches. [...] Vite, les fiches sont empilées dans les sacs et ceux-ci sont lancés par la fenêtre [...]. Tout près, les forains sont en train de déjeuner. Ils contemplent d’un air ahuri l’opération et commencent à comprendre. [..] Malencontreusement, [le dernier sac vient de] choir sur la barrière de fil de barbelés qui entourent l’édifice et se déchire, laissant échapper sur le sol les précieux papiers. Un vent assez fort ne facilite pas le ramassage. Vallier et son camarade rejoignent la voiture. Quelques fiches traînent encore à terre. Par la glace arrière, les hommes ont le temps d’apercevoir le propriétaire du manège qui, avec sa famille, s’est précipité pour ramasser les quelques fiches et faire disparaître les dernières traces du coup de main. »
Après cette affaire la police grenobloise fut obligée de reconstituer le fichier du STO. Trois brigadiers furent désignés pour accomplir cette tâche. Appartenant au mouvement de résistance Combat, les trois policiers « décidèrent de saboter le travail et de gagner du temps. [...] il entrèrent en contact avec toutes les personnes qu’ils avaient la charge de recenser. Mais aux uns, ils indiquaient la marche à suivre pour entrer dans les usines prioritaires, aux autres qui hésitaient avant de rompre définitivement avec Vichy, ils ouvraient la voie du maquis. [...] Sans cesse rappelés à l’ordre, les trois brigadiers, non sans difficultés et péril, gagnèrent encore deux mois. Puis, il fallut bien rendre le travail. Commencé le 3 octobre 1943, il ne fut remis à la Kommandantur que le 27 mars 1944 !... Pendant ce temps – près de six mois – 4170 jeunes gens purent vivre sans être inquiétés. »
Cette affaire ne s’arrêta pas là, puisque le nouveau fichier qui fut rendu à l’autorité se révéla « truqué, incompréhensible, inutilisable » selon Louis Nal. On lança la Gestapo aux trousses des trois brigadiers de la police grenobloise. « Une opération fut même effectuée contre l’ensemble de la police. Mais nos trois amis étaient déjà loin. Le maquis les avait accueillis dans son sein » [6]. Ce qui se fit à Grenoble, se réalisa aussi ailleurs. C’est ainsi, peut-être de manière moins épique, que l’on fit disparaître aussi dans les Chambarans les fichiers STO : « De novembre 1943 au 6 juin 1944, la résistance du secteur 3 [les Chambarans] attaque les mairies pour s’emparer des fichiers STO, des listes de recensement et des tickets d’alimentation pour les réfractaires vivant dans la clandestinité. » [7] (Le Bataillon de Chambaran de Pierre Deveaux)
Durant cette période, les maquisards des Chambarans allaient effectuer la plupart des coupures de lignes électriques, des voies ferrées Grenoble-Valence et Rives-Saint Rambert d’Abon (82 coupures et 6 déraillements), des sabotages d’usines travaillant pour l’armée d’occupation, et des destructions de convois ennemis [8].
Je ne voudrais pas m’attacher ici à revisiter l’histoire de la région qui est plus ou moins connue des gens de Grenoble et des environs, et reconnue par les officiels. Je voudrais plutôt m’attarder sur ce qui socialement, mais aussi à l’intérieur de chacun, fait qu’à un moment donné, en désaccord avec l’autorité ou la hiérarchie, on franchit le pas de l’insubordination.
Le 11 novembre 1943, deux mois après l’arrivée de l’armée d’occupation allemande qui chassa les Italiens occupant la ville depuis novembre 1942, Grenoble est paralysée par une grève et une manifestation interdites, organisées par le Comité de l’Isère de la France Combattante [9]. La manifestation, refoulée par un barrage de gardes à cheval qui empêchait les manifestants de franchir le pont pour se rendre au monument aux morts près de la place de la Bastille (lieu du rassemblement), se dirigea vers le centre-ville pour arriver au monument des Diables bleus sur la place Paul Mistral, aux abords du parc du même nom. Il était 11 heures 20, et une foule de 1500 manifestants déborda les forces de l’ordre, peu nombreuses sur place, qui ne feront pas usage de leurs armes. Un Lieutenant harangua la foule en l’invitant à se disperser lorsque les renforts dirigés par leurs Commandants arrivèrent sur les lieux. La foule commençait à se disperser quand soudain surgit de la Maison des Étudiants, qui était devenue le siège d’un État-Major allemand, une cinquantaine de soldats et de civils allemands. Cet assaut brutal parvint à cerner quelque 600 personnes, mais aussi les forces de l’ordre françaises et leurs Commandants :
« [Les soldats et civils allemands] se sont déployés en tirailleurs et ont couru avec des armes automatiques et des revolvers braqués sur la foule. Fort heureusement les G.M.R. [Groupes Mobiles de Réserve créés par le gouvernement de Vichy] et les gendarmes occupés à pousser la foule en direction de la ville se sont trouvés placés entre les Allemands et les civils, ce qui a évité l’usage du feu qui allait se produire. [...]
« Le Commissaire Central de Police, le Commandant des G.M.R., le Commandant de la Garde [la G.R.M. (Garde Républicaine Mobile sous Vichy)] et le Commandant de la Compagnie de Gendarmerie se sont précipités vers les militaires allemands pour leur faire comprendre qu’il ne fallait pas tirer. Le Commandant Stévenin commandant le G.M.R. et le Capitaine Cloître commandant la Garde (ce dernier a été mis en joue) ont été alors entourés par des soldats allemands, sur l’ordre d’un officier, et arrêtés. Monsieur Toussaint, Commissaire Central et le Chef d’Escadron Albert Gondrand, commandant la Gendarmerie de l’Isère, étant intervenus ont été également arrêtés.
« Ces 4 Chefs de services, à 11 heures 40’ étaient conduits à la Maison des Étudiants, sous l’escorte de soldats allemands ayant leurs armes à la main.
« En arrivant, tous quatre ont été fouillés et dépouillés de leurs armes.
« Un officier français de la Commission d’Armistice étant intervenu avec un officier allemand de la même commission auprès du Commandant allemand ayant ordonné l’arrestation et qui était fort excité, celui-ci a répondu que les quatre autorités sus-mentionnés méritaient d’être fusillées, n’ayant rien fait avec leur « saloperie » de police pour empêcher la manifestation. » [10]
Aucun rapport nous dira ce que le Capitaine Cloître a réellement fait (ou essayé de faire) pour avoir été mis en joue par les militaires allemands.
Pendant ce temps, quelque six cents manifestants sont poussés par l’armée allemande jusqu’à « un enclos ceinturé de fils de fer barbelés entre la Maison des Étudiants et le manège de la Défense passive. » [11] Après avoir relâché les femmes et les hommes de moins de 18 ans et de plus de 50 ans, les autorités allemandes ont retenu puis dirigé le 13 novembre à Compiègne « plus de quatre cents » de ces manifestants qui seront ensuite déportés en Allemagne. Seuls cent vingt de ces déportés reviendront. [12]
Cet épisode tragique a constitué une part importante de la mémoire collective locale sur la Résistance qui n’a pourtant pas retenu cet événement dans l’événement. Et pour cause : les représentants des forces de l’ordre outrepassaient leurs fonctions pour protéger les manifestants. [13]
L’insubordination en période particulière de désordre reconnu, comme ici l’occupation, la guerre et la Résistance, ne peut pas être rapprochée évidemment de celle qui peut surgir dans des moments relativement moins troublés, en temps de paix, dans la vie quotidienne où, malgré les dégâts humains qu’il produit, le contrôle social par le travail règne. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une véritable insubordination dans le premier cas puisque l’insubordonné se rallie à une autre autorité : la Résistance. Nous sommes déjà ici dans une période de projet et même de reconstruction.
Avant ce stade, il y a une période d’effondrement social où l’on pense que la situation est déplorable mais qu’elle est encore viable, malgré l’évidente déliquescence en cours. Chacun s’attachera à son petit quotidien, à sa survie, ceux-ci devenant le but indépassable et sécurisant qu’il faudra à tout prix défendre. Chacun, face à lui même, s’interdira de cracher dans la soupe, fût-elle le bouillon de onze heures. Malgré tout dans ces moments il peut apparaître quelques signes manifestes de désobéissance et de refus vis à vis de ce qui peut être demandé. Une certaine conscience ou encore l’idée que l’on peut se faire du rapport aux autres, à la vie, à ce qui nous entoure, nous oblige, à partir du seuil de l’inacceptable, à remettre en cause l’autorité et la hiérarchie voire à désobéir.
En 1939, quelques mois avant le début de la 2ème guerre mondiale et avant l’ouverture des deux camps d’internement dans les Chambarans, les réfugiés espagnols affluèrent aux frontières par centaines de milliers, suite à l’offensive des troupes du Général Franco en Catalogne. Le ministre de l’Intérieur Albert Sarraut demanda aux différents Préfets d’organiser cet accueil. Avant l’organisation de leur « hébergement », les 465 000 réfugiés qui venaient de perdre la guerre furent parqués dès leur arrivée dans des espaces ceints de barbelés, à Argelès tout d’abord puis à Saint Cyprien et à Barcarès ensuite. Là ils se livrèrent à une toute autre bataille : celle qui les opposait au froid, à la faim, à la gale, aux poux et à la dysenterie. [14] Aussitôt entrés en France, les miliciens se retrouvèrent dépouillés de leurs armes. Ils furent par la suite envoyés dans des camps plus en retrait de la frontière : à Bram, à Agde, à Rivesaltes, à Septfonds, au Vernet ou à Gurs. À Grenoble quelque 2400 réfugiés arrivèrent entre le 2 et le 3 février 1939 au Parc Mistral où le Palais de la Houille Blanche avait été retenu comme Centre d’hébergement. Il s’agissait là essentiellement de vieillards, de femmes et d’enfants. Le Centre de Grenoble fut dirigé par un certain Henri Durand. Commis des Postes à Voiron jusqu’en été 1937, Monsieur Durand fut détaché et mis à disposition pour organiser le Centre d’hébergement à l’école de Voiron puis au Fort Barraux où les réfugiés espagnols venant du Pays Basque furent accueillis, lors du premier afflux de réfugiés en 1937 [15]. La sécurité du Centre au Parc Mistral fut confiée au Capitaine Cloître, commandant la 10ème Compagnie de la Garde Républicaine Mobile, de la Gendarmerie de l’Isère ; celui-là même qui, quelques années plus tard, fut mis en joue par les militaires allemands lors de la tragique manifestation du 11 novembre 1943. Les conditions d’hébergement étaient terribles pour ces Espagnols séparés de leur famille. Ils venaient de subir la retraite, en abandonnant le peu qu’ils possédaient dans leur pays, après avoir perdu l’espoir d’une autre perspective sociale et politique. Lors de l’arrivée à Grenoble, les malades étaient nombreux, l’hygiène et les soins insuffisants. Quelque trois cents réfugiés furent hospitalisés à l’hôpital de La Tronche. Au bout de quatre mois, le directeur du Centre comptait déjà 48 décès parmi les internés. Dès février 1939, les pouvoirs publics ne cesseront de vouloir les renvoyer en Espagne malgré ce qu’ils y risquaient [16]. À la fin de la guerre civile, la dictature ne ménagea pas les vaincus, emprisonnant et fusillant des masses de condamnés à la suite de procès sumarisimos, sans parler des dizaines de milliers de personnes qui disparurent corps et biens et que l’on retrouve dans les charniers que l’on commence à exhumer depuis quelques années.
En même temps qu’il essayait de les renvoyer dans leur pays, l’État républicain décida à partir de mai 1939 de « transformer cette masse inorganisée et passive que constituent les réfugiés en éléments utiles à la collectivité nationale » [17]. Le 12 juillet, afin de libérer le Parc Paul Mistral qui devait accueillir une foire, on procéda au transfert de 1300 réfugiés espagnols de Grenoble vers le nouveau camp d’Arandon établi dans une ancienne usine désaffectée appartenant au maire de la ville, Monsieur Vialle. Le directeur du Centre de Grenoble, Henri Durand, suivra les réfugiés à Arandon pour devenir le directeur de ce nouveau Centre. Le Capitaine Cloître sera affecté à la sécurité du camp d’Arandon avec ses deux pelotons de Gardes Mobiles. Le nouveau camp n’est pas mieux que celui de Grenoble. Un rapport du Médecin-Inspecteur départemental d’hygiène adressé au Préfet en témoigne :
« On a utilisé, pour établir le camp, une ancienne usine désaffectée, située au nord du département dans une région saine l’été, mais qui sera très humide dès l’automne et froid en hiver. Je vous signale de prime abord les difficultés extrêmes de chauffage que l’on rencontrera dans la mauvaise saison.
« […] Je dois ajouter dans l’ordre général, que le camp est entièrement clos par un double rang de deux mètres de hauteur de fil de fer barbelé. Entre les deux rangs, il existe un véritable chemin de ronde où se promènent les gardes mobiles. La surveillance est constante et effective. Il s’agit là de mesures de police qu’il ne m’appartient pas d’apprécier. Elles offrent toutefois, du point de vue exclusivement sanitaire un avantage certain (sic) en amoindrissant le risque de propagation à la population française des maladies éventuelles.
« Elles offrent aussi, du même point de vue, un inconvénient certain pour les réfugiés qui sont en majorité des enfants et des femmes. Quoi qu’on fasse, la santé des captifs n’a jamais été celle des gens libres. Cependant je dois dire que l’espace clos est très vaste (un hectare ou deux) ce qui atténue dans certaine mesure le danger signalé et rend moins présente la rigueur policière. » [18]
Dans des conditions matérielles déjà sommaires et intolérables, le Directeur rendra la vie de ces malheureux encore plus insupportable. Si bien que, contre toute attente, le 29 juillet le Capitaine Cloître envoie ce courrier au gestionnaire du Centre et au Préfet de l’Isère :
« Après vous avoir signalé à plusieurs reprises la situation alimentaire – sous-alimentation – des garçons qui composent la compagnie de travailleurs du camp, vous m’avez promis de donner tous les soirs 40 rations de viande à ces enfants. Cette promesse n’a pas été tenue : le Chef cuisinier n’a reçu aucun ordre à ce sujet.
« Les garçons de 14 à 17 ans qui travaillent au camp fournissent un gros effort physique – 5 heures de travail par jour – ils sont tous de bonne volonté ; mais visiblement ont faim. Comme d’autre part, si ces travaux étaient faits par des terrassiers français, ils coûteraient excessivement cher, il me semble logique de nourrir convenablement les enfants avec une partie du bénéfice réalisé.
« En tout état de cause la G.R.M. ne pouvant faire travailler des enfants sous un tel régime, j’ai l’honneur de vous informer que je viens de donner l’ordre de faire cesser provisoirement les travaux. » [19]
Le Capitaine Cloître adresse alors au directeur et gestionnaire du centre et au Préfet les conditions alimentaires à partir desquelles la Garde reprendra ses fonctions, les avertissant que cette main-d’oeuvre « faute d’occupation serait un élément perturbateur » [20].
Le même jour, le directeur et gestionnaire du Centre, Monsieur Durand envoie un courrier au Préfet dans lequel il explique que le régime alimentaire des réfugiés s’est fortement amélioré et que la Compagnie de 40 travailleurs « a reçu 6 plaques de chocolat et 40 boîtes de sardines ou pâté tous les jours pour 5 heures de travail » [21], depuis le début des travaux. Il demande au Préfet de donner des ordres complémentaires et de faire reprendre les travaux.
Le 29 juillet toujours, le Capitaine Cloître fait suivre une note de service qu’il envoie au gestionnaire du camp, Monsieur Durand, et pour information au Maréchal des logis, Chef Wallet, pour exécution :
« Les travaux de terrassements pour la pose de la canalisation et tous les gros travaux faits par les deux sections de la Compagnie de travailleurs, cesseront provisoirement à compter d’aujourd’hui 29 juillet 1939. La GRM [Garde Républicaine Mobile] assurera seulement les travaux d’hygiène (tinette et nettoyage). Les garçons de la Compagnie seront conduits tous les jours jusqu’à nouvel ordre en promenade. » [22]
Le 4 août les incidents se poursuivent. Le directeur du camp reprend sa plume pour formuler ses griefs au Préfet du département :
« J’ai l’honneur de vous rendre compte d’un nouvel incident au camp d’Arandon. Le 3 août à 6 heures 30, j’ai appelé les 2 compagnies de travailleurs, jeunes gens de 14 à 17 ans et leur ai demandé de reprendre les travaux de terrassement pour l’évacuation des eaux.
« Il m’a été opposé un refus collectif.
« Comme conditions de reprise du travail, ils exigent soit un paiement soit des vêtements et des chaussures. Ils veulent bien faire le nettoiement du camp mais pas plus.
« Ce matin, à nouveau, appel nominatif, pareil refus. Ils m’ont répondu non – ajoutant même, c’est le travail que nous ferons le moins.
« Il m’apparaît inadmissible que des jeunes réfugiés soignés comme il le sont, puissent poser des conditions pour un travail dont dépend l’hygiène et le mieux être du camp. Ce qui m’a obligé a embaucher 10 ouvriers français que je paie 35 francs par jour plus les allocations, pour un travail urgent. La traversée de la voie ferrée se fera aujourd’hui 4 août.
« Heureusement que les cuisinières et les services annexes ne posent aucune condition à leur travail sans cela où irions nous.
« Ce que j’avais prévu dans mon précédent rapport arrive. Et c’est profondément regrettable. Quels moyens de coercition, ai-je, à présent. Contre une mauvaise volonté évidente, résultat d’un bourrage de crâne.
« Avant hier 2 août un garde, chef de poste, n’a-t-il pas fait une enquête sur la nourriture des réfugiés et ne s’est-il pas permis de faire cette remarque : vous ne vous étranglerez pas ! Ceci joint à une foule de petits détails laisse prévoir que ces gamins obéissent à un ordre intéressé. […]
« Je me permets donc, de vous demander, Monsieur le Préfet, pour l’exemple et rétablir mon autorité si vous verriez un inconvénient à ce que les plus grands, âgés de 17 ans, soient envoyés au Camp de Gurs ou s’il vous serait possible de prévoir leur rapatriement eux et leurs familles pour l’Espagne. » [23]
Le Préfet se déplaça le 7 août au camp d’Arandon et s’attacha à apaiser la situation en demandant à monsieur Durand et au Capitaine Cloître de se réunir tous les jours avec l’Inspecteur départemental d’hygiène, ou son représentant, pour discuter à trois des « améliorations éventuelles » et de les concrétiser par des propositions qu’il étudiera « avec le vif désir de les faire aboutir dans toute la mesure possible ». [24]
L’ordre de mobilisation générale du 2 septembre et la déclaration de guerre, le 3 septembre 1939, affectèrent bien sûr l’organisation du camp [25]. Monsieur Durand fut mobilisé et le maire d’Arandon et propriétaire des lieux, Monsieur Vialle, prit la direction et la gestion intérimaire du camp, tandis que les deux pelotons de Gardes Mobiles furent relevés le 4 septembre par une section d’Infanterie.
Les autorités insistèrent pour que les réfugiés acceptent leur rapatriement en fonction des graves événements qui s’annonçaient [26]. La plupart des réfugiés espagnols quittèrent de fait le camp d’Arandon au mois d’octobre, sans que nous connaissions précisément leur destination.
Par ailleurs, le 17 octobre le camp de Chambaran, ouvert dans les premiers jours de septembre, et qui internait quelque 750 réfugiés sarrois, autrichiens et allemands, fut réorganisé, et les internés regroupés par catégories. Ne resteront à Chambaran que les Allemands, les juifs étant transférés au camp d’Arandon. David Vogel dans son roman autobiographique Et ils partirent pour la guerre, nous décrit leur arrivée, lui-même étant interné depuis quelques jours dans ce camp. Grâce à son témoignage nous savons qu’il y restait encore des Espagnols.
Le camp d’Arandon ferma définitivement ses portes le 11 mars 1940, et les 90 juifs « indésirables » furent envoyés au camp de Loriol dans la Drôme. [27] À partir de cette date, seul celui de Chambaran restera ouvert en Isère pour l’internement des étrangers « indésirables », car l’administration supprima les centres d’internement de Vif, Saint Savin, Vienne et Bourgoin.
Nous avons pu constater que dans le contexte particulier de cette période, le Capitaine Cloître sut prendre de la distance vis-à-vis des charges qu’il devait assumer. Contrairement à ce qu’il se passa ensuite au cours de la manifestation du 11 novembre 1943, le Capitaine se trouva à Arandon seul face à une autorité. Devant l’injustice qui régnait dans ce camp, il prit la responsabilité d’intervenir, alors même que de manière générale, il assuma ses fonctions de maintien de l’ordre. Ainsi, lors d’incidents survenus au parc Mistral le 15 mars 1939, il fit arrêter « deux réfugiées qui s’étaient particulièrement signalées par leurs cris et leurs injures à l’adresse du garde » [28]. Il s’agissait de deux femmes qui s’opposaient à ce qu’un enfant ayant les oreillons fût conduit à l’hôpital ; peut-être parce que cette mère craignait une nouvelle dislocation familiale. En tout cas, « c’est sous une véritable pluie de morceaux de charbon, d’assiettes et de cuillères voire même de bouteilles, que [les] gardes durent emmener la prisonnière » [29], l’autre s’étant éclipsée. Selon la presse [30], une dizaine de gardes furent légèrement blessés. Le Capitaine Cloître, peut-être pour ne pas charger le dossier, dira dans son rapport qu’ « au cours de cette légère échauffourée aucun militaire ne fut blessé. Les projectiles divers cassèrent des carreaux ou furent reçus par d’autres réfugiés sans qu’aucune blessure s’en suive » [31]. Cependant les deux femmes furent écrouées et rejointes, le jour suivant, par une autre femme et un garçon qui avaient participé à cette rébellion. L’ordre régna à nouveau parce que le Capitaine Cloître avait assumé ses fonctions.
Les temps ont changé, et même si parfois quelques contestataires remettent en question certaines nuisances, ou même directement la production industrielle en tant que telle (à partir notamment du nucléaire, des OGM, des déchets…), la période que nous traversons rappelle, d’une certaine manière, celle où le Capitaine Cloître s’occupait de la sécurité du camp des réfugiés espagnols. En effet, sans aucune perspective sociale et politique, chacun sait aujourd’hui comme en 1939 que les choses vont empirer. On nous annonce des jours meilleurs pour bientôt, alors que l’effondrement est déjà là. Évidemment, chacun regarde ailleurs, refoulant l’évidence soigneusement au fond de son esprit. La porte de sortie nous est cachée et d’ailleurs personne ne songe à la chercher. Nous espérons rester dans le « moindre mal », le « mieux que rien » ; nous préserver et conjurer le sort en relativisant encore et toujours. L’état des lieux est aujourd’hui catastrophique, mais on continue à croire que la solution serait de construire à Roybon un Center Parcs ; personne ne tient à se déclarer ouvertement contre cette dévastation de plus et même de trop.
Nous sommes tous dépendants de l’économie et de son monde. Depuis l’apparition du capitalisme, le territoire des marchandises n’a cessé de s’étendre et les moyens de production de se développer, bouleversant continuellement et toujours plus vite la société et son environnement. Aujourd’hui les machines produisent le nécessaire et surtout le superflu, les mains et l’intelligence des ouvriers ou des techniciens étant considérées comme « obsolètes ». Et lorsque la production n’est pas fabriquée par des machines, c’est tout simplement que l’économie l’a délocalisée ailleurs dans le monde, balayant sans aucune retenue l’ancienne manière de vivre de ceux qui se trouvent obligés de produire là-bas ce que nous faisions avant ici. La vie des uns comme celle des autres se retrouvant brisée, en miettes.
Il est ainsi apparu de multiples services et tâches insignifiantes ou absurdes, qui n’avaient aucune valeur marchande ou aucune raison d’exister jusque là, sans parler du fait que nous acceptions que l’eau, le ciel, l’air, les paysages entrent dans le cycle capitaliste. « C’est bon pour l’économie », « c’est bon pour l’emploi », se répète-t-on inlassablement. Chacun produit de la futilité pour subvenir à ses besoins, mais aussi pour consommer de la futilité qui permettra aux échanges marchands de se perpétuer.
Ainsi, malgré sa disposition à tout détruire, le tourisme serait une idée géniale. Et la sylviculture industrielle, l’avenir durable des Chambarans. Il devient en effet nécessaire de fournir le bois à la chaufferie qui maintiendra à 29° l’eau de l’aquamundo dans le Center Parcs de Roybon. Le superflu se transforme en nécessité. Plus les sociétés s’enrichissent, plus elles se découvrent de nouveaux « besoins »…
Je ne cherche évidemment pas à prêcher une vie d’ascète. Je voulais simplement vous proposer de réfléchir au bien-fondé de l’argument axé sur la création d’emplois, et nous faire toucher du doigt l’aberration des rapports marchands. En dehors de toute considération environnementale, Center Parcs est l’exemple même de ce que la société marchande est capable de réaliser avec ses artifices, ses faux besoins, ses emplois creux et son inconscience. Tout est dit !
L’Homme de ce début du XXIème siècle se laisse encore trop séduire par les promesses de l’économie. Pourtant il pressent bien que celles-ci ne reposent que sur du vent.
Malgré le semblant de liberté et de richesse qu’il étale ostensiblement, notre homme est soumis à un totalitarisme bien plus insidieux que celui qui accabla son aïeul de 1939.
Le renouvellement incessant de l’illusion, et le profond sentiment de vacuité qui l’accompagne, expliquent sans doute pourquoi l’insubordination ne vient pas.
Henri Mora, le 27 septembre 2009