Il fallait donc, aussi bien au plan local que national, s’adapter à cette nouvelle donne qui faisait de nous des Robins des bois. Donc fin septembre 1963 se tint à Paris une réunion convoquée en urgence, car il devenait nécessaire de mettre un peu d’ordre dans la maison.
À un copain près, la commission de relations avait pris ses quartiers d’hiver à la Santé. Il convenait donc d’en désigner une autre, même provisoire, et de remettre l’organisation sur les rails.
Au premier congrès post-arrestations tenu en juillet 1964 quelque part en France (bermudas et verres fumés de rigueur), il fut décidé de faire de Bruxelles le siège de la délégation extérieure de la FIJL, et le lieu où serait imprimé RUTA, périodique de la FIJL suspendu par les autorités françaises. Il fut aussi question d’éditer à Londres un bulletin d’information FIJL destiné à l’exil, et surtout à l’Intérieur.
Les arrestations, la volonté des jeunesses libertaires de maintenir une ligne révolutionnaire et surtout le refus de l’immobilisme dans lequel s’était englué le MLE, engendrèrent des mouvements de sympathie et de solidarité agissante au sein des mouvements anarchistes, surtout européens.
Une fois l’organisation remise à flot, les buts que nous nous étions fixés impliquaient une grande disponibilité et la nécessité, au niveau local, de créer une logistique autrement plus conséquente que celle dont nous disposions.
Localement, les rapports avec le comité CNT étaient sibériens : le tumulte des arrestations apportait de l’eau au moulin des « sages », car c’était la preuve par neuf que notre radicalisme, fait d’irresponsabilité allait à la longue mettre en péril l’existence de la CNT en France.
En réalité notre radicalisme, qui exigeait une cohérence entre dire et faire, mettait la CNT et la FAI en porte-à-faux. Certains militants de base étaient écartelés entre une sympathie évidente pour l’action que nous nous efforcions de mener à bien -et qui n’était dans le fond guère éloignée de celle qui fut la leur bien des années auparavant- et les mises en garde émanant du comité, garant de l’orthodoxie. Ce dernier clamait haut et fort que notre intention première était de couler la CNT, ce qui était tout à fait absurde car l’organisation n’avait nullement besoin de l’aide de personne pour couler, elle s’en chargeait toute seule.
Nous ne pouvions compter que sur nous-mêmes et sur nos faibles moyens, c’est-à-dire sur peu de chose. Et pourtant il y avait fort à faire car la prééminence -bien que relative- de la FIJL dans l’opposition radicale au franquisme, tant à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Espagne, faisait que de nombreux jeunes s’intéressaient à l’idée libertaire et étaient réceptifs à tout ce qui était littérature anarchiste. Nous dûmes donc cogiter pour trouver une solution à ce problème.
Elle vint d’ailleurs : les copains d’Avignon nous proposèrent d’équiper des 2CV Citroën d’un double fond où nous pourrions caser la marchandise. En dépit de ce qu’on peut croire, il doit y avoir quelque part un Dieu ayant un faible pour les anars car ces véhicules trafiqués avaient un lourd handicap, celui d’être déjà en surcharge avec le seul conducteur. Ce détail de poids échappa pourtant à la perspicacité des gabelous, de part et d’autre des Pyrénées.
Nous étions enfin compétents en ce qui concernait les passages en autonomie à laquelle nous aspirions depuis belle lurette. Nous avions donc les moyens, il ne restait plus qu’à les conduire tras los montes et livrer la marchandise aux copains chargés de la répartir en Espagne. Une paille !
Il fallait que des copains du groupe se chargent à tour de rôle de cette corvée on ne peut plus délicate. Avec le recul, on peut considérer que la baraka était avec nous car nous n’eûmes à déplorer Cette noria de 2CV fit longtemps la ligne « Perpignan-la-frontière », et l’au-delà immédiat. On dit communément qu’on ne prête attention qu’aux riches, et comme une 2CV peut difficilement passer pour un signe extérieur de richesse, on peut en déduire que notre dénuement fut notre chance, celle de passer pratiquement inaperçus.
Il régnait au sein du groupe une confiance absolue. Les réunions de travail étaient laborieuses, dans le bon sens du terme, et les décisions, parfois délicates à prendre. Nous poussions le sérieux jusqu’au point de faire un compte-rendu à chaque réunion. Néanmoins, sans vraiment le réaliser, nous fonctionnions comme ce que nous étions vraiment : un groupe d’affinité qui ne s’embarrassait pas des protocoles qui avaient encore cours dans nos milieux. Ces derniers se révélaient certes nécessaires lors des réunions et assemblées quand il y avait foule, mais demeuraient désuets quand nous étions peu nombreux.
Il est vrai que nous avions un comportement assez laxiste et peu orthodoxe qui pouvait décontenancer les quelques copains qui venaient de temps à autre assister aux réunions. Nous avions pris une habitude : tout copain qui effectuait un « passage » de l’autre côté, devait apporter une bouteille d’eau de feu ou d’autre chose de ressemblant. Comme il n’était pas question de garder ces bouteilles comme des trophées sur une étagère, nous les buvions, sans démesure bien entendu. Et n’étant pas à un vice près, nos réunions étaient, sinon fumeuses, au moins enfumées, arrosées, et quelques fois interminables, ce qui pouvait décourager les moins aguerris… et c’était souvent le cas.
Le deuxième volet de notre tâche, important mais moins délicat que le passage, consistait à profiter de la moindre opportunité pour révéler devant l’opinion internationale et surtout européenne, qu’en dépit des timides tentatives d’ouverture sociopolitiques préconisées par le néo-capitalisme espagnol (qui n’aspirait qu’à toiletter le régime, au grand dam de l’extrême droite), l’Espagne était et restait une dictature.
Conscients que l’opposition anti-franquiste en exil regardait avec les yeux de Chimène ces pseudo efforts de libération épaulés par l’Opus Dei, et bien qu’elle s’en défende, elle supputait déjà -au prix de quelques concessions- un possible retour au bercail, sans armes bien sûr, mais avec bagages.
Nous n’étions pas d’accord avec ces arrangements et en lançant une campagne en solidarité avec les prisonniers politiques ibériques, la FIJL faisait d’une pierre deux coups : dénoncer leur emprisonnement et prouver par leur existence qu’il n’y avait en Espagne, pas plus qu’au Portugal, de liberté d’opinion, d’expression ou de réunion. En un mot ces pays n’étaient pas - loin s’en faut - des Etats de Droit contrairement à ce qu’affirmaient tous ceux qui, pour de multiples raisons, prétendaient que l’Espagne et le Portugal étaient en voie de démocratisation.
Au niveau local nous ne pouvions compter que sur nous-mêmes. Il était impensable de demander quoi que ce soit à la CNT, et il n’y avait pas à Perpignan de groupe libertaire ayant pignon sur rue au nom duquel nous aurions pu monter au créneau.
Nous dûmes donc nous débrouiller comme d’habitude. Nous savions pouvoir compter sur quelques individualités et sur quelques copains du PSU et de la CFDT. Finalement ce furent la Ligue des droits de l’homme et l’Union Rationaliste qui consentirent à chapeauter nos initiatives.
Nous fûmes les soutiers de nombreuses manifestations anti-franquistes qui eurent lieu dans le département. Pour des raisons évidentes, nous ne pouvions être au-devant de la scène. N’étions-nous pas censés être des hors-la-loi ? De toute façon, notre clandestinité était on ne peut plus aléatoire car il était évident que les Renseignements Généraux savaient où et quand avaient lieu nos réunions.
La moitié du groupe était déjà fichée depuis les arrestations de 1963 [1] , et les R.G. [2] n’étaient pas sans savoir que la plupart des conférences, galas et manifestations contre Franco étaient notre œuvre. Et en ce qui concerne les modalités de passages que nous pratiquions, ils auraient pu les connaître s’ils l’avaient voulu.
Il est évident que les autorités françaises toléraient [3] nos activités quand elles restaient, disons, classiques et d’une certaine manière elles l’étaient. Je m’avance peut-être, mais les RG devaient savoir que lors du plénum clandestin de la FIJL de 1965 il avait été décidé que l’organisation dans son opposition au franquisme utiliserait tous les moyens sauf l’action violente ; et que les groupes autonomes d’action se chargeraient d’une opposition, autrement percutante, endossant publiquement la responsabilité de leurs actes, comme ce fut le cas lors de l’enlèvement de monseigneur Ussia, fin avril 1966. [4]
Il convient de noter qu’aucun événement important n’eut lieu durant ces années en territoire français ; ce qui explique peut-être la mansuétude des autorités à notre égard.
On pourrait dire que la FIJL était composée d’une branche politique et d’une branche armée. Cela peut paraître exagéré ou prétentieux, vu le peu de moyens dont nous disposions, mais dans le fond c’était un peu ça.
En juillet 1967, nous organisâmes en faveur des prisonniers politiques espagnols et portugais une semaine de manifestations de tous ordres, expositions, conférences, galas cinématographiques : pendant huit jours l’Espagne franquiste fut mise au pilori à Perpignan. Ibars, prisonnier libertaire détenu depuis vingt ans, avait peint une vingtaine de tableaux que les copains avaient réussi à sortir de prison. Ils étaient la colonne vertébrale de ces manifestations. Son œuvre fut doublement appréciée : par la force de sa peinture et par le message qu’elle véhiculait. La presse locale consacra de nombreux articles au peintre et à travers lui aux prisonniers politiques.
Durant toute une semaine eurent lieu diverses manifestations en solidarité avec les prisonniers et contre le franquisme. Outre l’exposition Ibars, qui en fut le pôle d’intérêt, beaucoup de monde assista aux conférences sur la situation politico-syndicale en Espagne et en exil, et surtout aux projections sur le cinéma ibérique des années 60 : Une femme est passée de Bardem, Guernica de Resnais, et des montages d’actualités sur la guerre civile.
En conclusion, bien que peu nombreux et sans représentativité aucune, nous avions fait en sorte que les prisonniers politiques espagnols soient à l’affiche à Perpignan.
Ces journées de manifestations furent bien entendu patronnées par la Ligue des droits de l’Homme et l’Union Rationaliste. Outre l’impact anti-franquiste recherché, elles nous permirent d’entrer en contact avec de nombreuses personnes et surtout avec le Jeune théâtre Populaire composé d’une vingtaine de jeunes qui se sentaient assez proches des idées libertaires, et qui nous apportèrent leur collaboration à plusieurs reprises.
Toujours dans la même optique, celle de sensibiliser l’opinion publique (cette persévérance met en évidence la naïveté qui était la nôtre), l’organisation faisait feu de tout bois pour dénoncer l’illusoire libéralisation du régime et l’absence de liberté qui, elle, était une réalité.
Nous assistions à une entreprise de séduction émanant de ceux qui, pour des raisons commerciales, prétendaient que le régime était en bonne voie de libéralisation et qu’il fallait aider les bonnes volontés (sous-entendu le néo-capitalisme ibérique). Ils favorisaient les échanges commerciaux avec l’Espagne en attendant la prochaine entrée de celle-ci au Marché commun.
Laissant le soin aux groupes remuants (comme celui du Primero de mayo) de lancer des actions spectaculaires, nous continuions à chercher les opportunités de dire du mal du franquisme, ailleurs qu’en petit comité.
Nous savions que chaque année l’Association des Amis d’Antonio Machado commémorait la mort du poète survenue en exil à Collioure en février 1939. Nous proposâmes à l’Association de donner un peu plus de relief à l’événement, sans lui cacher que nous avions l’intention de dénoncer par la même occasion le régime franquiste. Rassurée de savoir que la LDH et l’Union rationaliste chapeautaient ces manifestations, elle accepta.
Bien sûr l’organisation et le financement étaient entièrement à notre charge. Heureusement que nous fûmes bien épaulés par pas mal de personnes avec lesquelles nous avions des rapports très cordiaux.
Ce week-end s’articulait sur trois manifestations : conférence sur Machado, avec un professeur de Lettres de la Faculté de Poitiers qui avait connu le poète ; un déplacement à Collioure, et surtout, ce qui devait être le point d’orgue de ces deux jours, un gala artistique au théâtre municipal.
Le groupe Jeune Théâtre Populaire nous apporta son concours et son enthousiasme : il nous mit en contact avec des acteurs de la Comédie du Roussillon, ainsi qu’avec un professeur de guitare.
Nous invitâmes les amis du Teatro Espagnol de Toulouse ainsi que Paco Ibañez que nous connaissions personnellement. Marcel Oms, figure locale du monde culturel, nous apporta comme d’habitude son précieux concours. Tous les artistes participèrent bénévolement -nous n’en attendions pas moins- à cette manifestation qui fut une réussite absolue. Le théâtre municipal était archi-comble, le public férocement anti-franquiste. La presse locale se mit au diapason et publia des articles élogieux.
Nous tirâmes plusieurs enseignements de cette initiative. Notre groupe consacrait la plus grande part de son activité à épauler et à satisfaire, dans la mesure du possible, les besoins des groupes libertaires d’Espagne. Toutefois, il était devenu au niveau local un élément qui comptait dans la nébuleuse de l’extrême gauche.
Nous participions à des réunions et à des actions qui bien souvent consistaient à bâtir des châteaux ailleurs qu’en Espagne. En dépit des divergences d’appréciations, nous avions de très bons rapports et trouvions souvent un terrain d’entente. Bien que démunis de représentativité, et avec peu de moyens, nous occupions le terrain au grand dépit des communistes espagnols qui n’appréciaient guère notre trop remuante présence, et de la CNT (le comité) enkystée dans son immobilisme précautionneux, trop affairée à survivre.
Pour ce week-end « Machado », nous avions à faire face en tant qu’organisateurs à des frais assez conséquents, car nous avions pas moins d’une quinzaine d’artistes à loger et à sustenter. Nous demandâmes aux copains de la CNT les plus sympathiques de se les partager, et cela fonctionna à merveille. Ce gala confirma ce que nous savions déjà : en dépit de l’étiquette de communisants que nous avait décernée le comité, nous n’avions aucun atome crochu avec les marxistes, surtout organisés, comme l’étaient ceux du groupe de Montpellier qui nous proposa ses services pour gauchir l’événement. Cela n’avait aucun sens pour nous car nous étions sûrs et certains que le public serait réceptif à notre démarche anti-franquiste, et par extension anti-fasciste, et - pour tous ceux qui nous connaissaient - libertaire.
En outre, nous n’allions pas scier la branche sur laquelle nous étions assis et doubler sur la gauche la LDH et l’Union Rationaliste, qui nous faisaient confiance. Il suffit de deux réunions pour constater que notre art de militer était aux antipodes de celle de ces marxistes qui, fait aggravant, ne connaissaient pas les vertus de l’autodérision bien souvent salutaire. Car rire de soi de temps à autre relativise les problèmes et contrecarre la tendance si bien partagée qui consiste à se surestimer et à se croire irremplaçable, aussi bien au niveau individuel que collectif.
La séquestration de monseigneur Ussia, conseiller ecclésiastique auprès de l’ambassade d’Espagne à Rome au printemps 1966, eut un retentissement d’importance en Europe et ailleurs. Cette action eut le mérite - et tel était le but recherché - d’attirer l’attention des médias et donc de l’opinion publique, sur le sort des prisonniers politiques d’Espagne.
Il s’agissait de démontrer qu’il n’y avait pas dans ce pays de liberté d’opinion, d’expression ni d’association, contrairement aux allégations des autorités ibériques ; ce constat pouvait hypothéquer l’entrée de l’Espagne dans le Marché commun que seules les exigences du traité de Rome en matière de libertés d’association d’opinion etc. freinaient.
Cette action mit du baume au cœur de beaucoup de militants de la CNT qui réalisaient que la FIJL, en dépit du qualificatif d’irresponsables dont la qualifiaient les partisans del sello de goma, [5] persévérait dans le but qu’elle s’était fixé : remettre le MLE dans l’action non seulement anti-franquiste mais aussi révolutionnaire, ce qui avait été sa raison d’être. [6]
Cependant beaucoup de ces vieux copains qui avaient fait face au soulèvement nationaliste, qui avaient été au front ou bien s’étaient efforcés de concrétiser sur le terrain quotidien ce à quoi ils aspiraient depuis des décennies (le communisme libertaire), ces copains-là réalisaient que la CNT espagnole n’était qu’une coquille vide. Elle se reléguait dans l’attente d’un retour en Espagne de plus en plus hypothétique Certes il subsistait un verbiage révolutionnaire mais qui ne se concrétisait pas dans l’action ; et l’activisme de la FIJL soulignait l’inactivisme de la CNT donc celui de ses militants. Par conséquent il ne leur restait que deux alternatives : accepter l’idée qu’ils n’étaient plus dans le coup, ou bien la refuser et crier au loup contre les irresponsables extrémistes qui mettaient en péril l’existence même de la CNT en exil, et par voie de conséquence, la présence de celle-ci dans une future nouvelle donne dans le panorama politico-syndical.
Le délitement du franquisme dû non pas à la pression des partis politiques d’opposition ni aux organisations syndicales classiques, mais plutôt à celle du néo-capitalisme, réactivait pour les premiers la perspective d’un possible retour au pays avec, bien sûr, un prix à payer fait d’accords et de compromis rendant la transition politique acceptable pour tous.
La politique du wait and see s’installa donc, c’est-à-dire celle du « ne rien faire qui puisse porter préjudice à l’organisation » et à la place qui devait être la sienne dans le panorama syndical post-franquiste. Cette pratique justifiait l’abandon - momentané bien sûr - de l’action révolutionnaire, pourtant décidée aux congrès de Limoges de 1960 et I961 (ce qui arrangeait pas mal de monde).
Le Mouvement Libertaire se retrouvait, dans une moindre mesure, face au même dilemme de 1936 : pousser la révolution jusqu’à ses ultimes conséquences, ou bien accepter le compromis au nom du réalisme…
Avec le recul on peut comprendre les raisons du choix réaliste : préserver l’organisation, la mettre en état d’hibernation en attendant des jours meilleurs. Mais pourquoi cette hargne contre ceux qui avaient fait un choix différent mais pourtant logique à partir de leurs convictions libertaires, au point de mettre en garde les militants (comme ce fut le cas à Perpignan et ailleurs) contre les irresponsables communisants que nous étions censés être ?
Ce qualificatif de communisants était on ne peut plus pratique et ambigu car il restait allusif. D’ailleurs n’étions-nous pas, CNT comprise, des communistes libertaires ? Il en aurait été tout autrement si elle nous avait accusés d’être des communistes, ce qui aurait été plus simple mais beaucoup plus difficile à établir. Il est tout de même curieux de constater que selon les circonstances et les impératifs politiques du moment, nous étions perçus comme communisants par la CNT-FAI, communistes par les franquistes, démocrates ou anti-franquistes par la presse communiste, et enfin comme anti-communistes viscéraux par les autorités françaises de l’époque.
A la guerre de 39-45 avait succédé la guerre froide et le monde « libre », USA en tête, considéra que l’Espagne représentait le bastion anti-communiste qui résisterait à la déferlante bolchevique en Europe. Franco, pas idiot pour deux sous, exploita le filon, et par voie de conséquence tout opposant qui voulait lui tailler des croupières, au pays ou ailleurs, était systématiquement taxé de communiste.
Cela ne dérangeait guère ces derniers car toute action contre Franco étant portée à leur actif, il ne leur restait qu’à engranger les bénéfices et passer ainsi pour les seuls vrais opposants au franquisme. Et ils ne s’en privaient pas : quand leur presse informait sur des actions contre le régime qui n’étaient pas de leur fait, elle en qualifiait les auteurs d’anti-franquistes tout au plus. A caballo regalado no le mires los dientes, devaient-ils penser.
Les autorités françaises faisaient preuve à notre égard d’une certaine mansuétude (excepté donc en 1963) dans la mesure où notre anti-franquisme n’allait pas au-delà de certaines limites. Elle était motivée par notre supposé anti-communisme viscéral et l’idée selon laquelle notre présence remuante occupait le terrain au sein de la colonie espagnole et gênait les communistes ibériques. L’analyse était juste en ce qui concerne le résultat, mais fausse en ce qui concerne la motivation, car nous n’avions pas l’esprit taraudé par communistes, nous faisions ce que nous pouvions faire sans nous occuper de leur existence.
Peu après nous fûmes happés par le tourbillon révolutionnaire et provocateur de Mai 68 : voir pour la première fois à Perpignan, au cours d’une manifestation, onduler le drapeau noir fût pour nous une divine surprise. Nous savions vaguement qu’il y avait à Perpignan quelques jeunes qui avaient un faible pour les idées libertaires, mais pas au point d’afficher de manière si ostentatoire leur affinité politique. Cette initiative nous fit énormément plaisir.
En quelque sorte, par personnes interposées, nous affichions une présence que de nombreuses années durant nous nous efforcions de dissimuler. N’étions-nous pas censés être des hors-la-loi tolérés, à condition bien sûr d’être les plus discrets possible ?
Vus de près, ceux qui tenaient la hampe du drapeau étaient de jeunes lycéens tout de noir vêtus qui vociféraient des slogans on ne peut plus épurés comme : A bas toute autorité, Anarchie vaincra, A bas l’état etc.
Bon, nous n’allions tout de même pas faire les difficiles et nous nous contentâmes de rester auprès d’eux, sans les aborder. Peu après, avant que la manif ne s’ébranle, le service d’ordre autoproclamé composé de gars de la CGT et du PC (nous en connaissions certains, côtoyés lors des manifestations anti-franquistes), entoura le groupe de lycéens avec l’intention de leur faire baisser pavillon.
Pas contents du tout à la perspective d’être privés de notre petit bonheur, nous mîmes le service d’ordre face à l’alternative suivante : soit ils laissaient les jeunes tranquilles, soit ils allaient au-devant d’une algarade plus importante que ce qu’ils supposaient. Voyant que les personnes qui nous entouraient prenaient partie pour les jeunes, le service d’ordre abandonna la partie.
Contrairement aux gars du PC que cette révolution culturelle désarçonnait par la remise en question des valeurs qui étaient les leurs (autorité, obéissance, culte du chef) et par des revendications nouvelles : défense de homosexualité, droit à avortement etc. nous étions pour notre part comme des poissons dans l’eau, tout juste ébahis de constater que les libertaires, si promptement enterrés depuis la guerre civile espagnole, refaisaient surface.
Nous étions partout où il se passait quelque chose d’intéressant et il s’en passait tellement que nous ne savions où donner de la tête et de la voix. Et nous savions même nous faire entendre lors d’assemblées générales du bâtiment en grève verrouillées par le PC.
Les rapports que nous avions avec les jeunes libertaires locaux n’étaient pas de tout repos. Malgré notre cursus de contestataires patentés, nous eûmes droit à tout un tas de reproches, certains fondés et qui donnaient matière à réflexion, d’autres pas, ce qui ne nous empêcha pas après les giboulées printanières d’avoir de très bons rapports avec cette mouvance, tantôt évanescente, tantôt extrêmement présente.
Une fois revenus à un peu plus de sérénité, nous enfourchâmes à nouveau notre dada préféré : dire du mal de l’Espagne franquiste ailleurs qu’en petit comité, et l’occasion se présentait à nouveau.
Nous savions que le 22 juin 1969 se tiendrait à la promenade des platanes la foire exposition annuelle. Nous savions également qu’à la différence des années antérieures, la représentation espagnole serait beaucoup plus importante, dans le but d’intensifier les échanges commerciaux France - Espagne, et que cet événement serait célébré en grande pompe.
Bien que non invités, nous décidâmes d’être présents à la fête et de dénoncer devant le public que sauf preuve du contraire l’Espagne était une dictature, et qu’il était inconvenant de la part d’une démocratie de frayer avec elle. Nous nous mîmes en rapport avec quelques jeunes anti-autoritaires locaux, avec le groupe Jeune Théâtre Populaire et d’autres jeunes demeurant ailleurs qu’à Perpignan, dans le but de mettre sur pied une manif protestataire sous forme d’happening non-violent, car nous ne voulions pas exposer les jeunes aux violences policières.
Bien que cheville ouvrière de la manif, nous n’y participions pas en tant qu’acteurs. En cas d’arrestation, les conséquences auraient été beaucoup plus graves pour nous et pouvaient compromettre notre activité spécifique de groupe frontalier. Ce fut un succès sur toute la ligne et sans trop de conséquences néfastes pour les participants.
A l’évidence les libertaires étaient capables de mener à bien des actions originales et efficaces.
L’usage de l’action non-violente dérouta les forces de l’ordre, surtout au début, et permit à une partie importante du public de témoigner sa sympathie à l’égard des jeunes manifestants. Il y eut des prises de parole, des distributions de tracts expliquant les raisons de la manif, un déploiement de banderole etc.
En conclusion ce fut une action menée à bien par une cinquantaine de jeunes, à laquelle participa spontanément une partie du public. Une note humoristique s’y ajouta : comme convenu, le groupe Jeune Théâtre Populaire se laissa embarquer sans opposer de résistance dans un fourgon de police. Un des leurs qui avait été oublié exigeait d’être également pris en charge et courait après le fourgon… Pour ceux qui étaient en délicatesse avec les autorités, nous avions prévu une sortie de secours, ce qui leur permit d’éviter l’arrestation.
Cet événement était à marquer d’une pierre blanche car c’était la première fois que nous avions pu organiser une action sans recourir au parrainage de la LDH ni de l’Union Rationaliste, et que la mouvance libertaire se manifestait en tant que telle.
Ce ne fut pas le cas au cours du meeting de « solidarité avec les victimes du franquisme et pour une amnistie générale en faveur des prisonniers politiques ». Il se déroula au cinéma Le Paris en octobre 1969, et pas moins de 24 organisations, partis ou syndicats y participèrent, sous l’égide de la LDH. En réalité le maître d’œuvre en était le PC.
Invités par la Ligue, il nous était difficile de refuser car elle n’aurait pas compris une dérobade de notre part alors qu’il s’agissait d’un acte de solidarité envers les prisonniers politiques. Que le PC en soit l’instigateur ne nous gênait pas outre mesure, mais ce que nous ne voulions surtout pas, c’était faire de la figuration.
Nous demandâmes le droit d’intervenir avec un orateur de chez nous, ce qui fut accepté. Nous nous mîmes en contact avec un copain de Toulouse qui accepta de venir, mais là se posa un grand problème : au nom de quelle organisation interviendrait-il ? Il était aussi démuni de représentativité que nous. Il fallut cogiter dur. Nous trouvâmes une solution qui nous tirait d’embarras momentanément, mais qui risquait de nous attirer des ennuis : « Puisque nous n’étions rien, nous serions tout ! ». Notre orateur représenterait l’ensemble des mouvements anti-franquistes espagnols, pas moins.
C’était une décision un tantinet tirée par les cheveux, ambiguë et vague à souhait car l’ensemble ne signifiait pas la totalité. Nous réfléchissions déjà à aux arguments qui justifieraient notre tour de passe-passe et préparions notre défense, car nous étions persuadés qu’il y aurait des retombées.
A notre grand soulagement personne ne pipa mot, même pas la CNT qui pourtant faisait partie de cet ensemble et que la seule idée de participer à quoi que ce soit à coté du PC hérissait.
Le meeting fut un succès : la salle était comble et le Parti Communiste se tailla la part du lion. Néanmoins nous réussîmes par notre présence à limiter les dégâts et ne pas laisser au seul PC le monopole de la défense des prisonniers politiques espagnols.
A la sortie nous discutions entre nous quand un camarade espagnol qui avait pris la parole au cours du meeting vint vers nous et nous salua avec effusions. Il nous parla du sort des détenus ; nous lui rendîmes son salut, effusions en moins. Peu après s’approcha un monsieur que nous connaissions déjà, et pour cause : c’était un agent des Renseignements Généraux qui au cours des arrestations de 1963 avait été correct à notre égard. Nous l’avions perdu de vue depuis, ce qui apparemment n’était pas son cas.
Le petit brin de conversation que nous eûmes avec lui nous apprit qu’il savait pas mal de choses nous concernant. Mais il était évident que ce qui l’intéressait était de savoir quels étaient nos rapports avec les communistes, et en particulier avec le camarade qui nous avait si amicalement abordé quelques instants auparavant. Quand nous lui répondîmes que nous ne connaissions ce camarade ni d’Eve ni d’Adam, et que nos rapports avec le PC étaient inexistants malgré notre participation au meeting, il ne sembla guère convaincu. Encore un qui commençait à croire que la CNT n’avait pas tellement tort de nous qualifier de communisants. Nul doute que dans son rapport, il n’oublia pas de souligner que le bloc anti-communiste représenté par les libertaires était, par notre faute, en train de se fissurer.
En ces années 68 et 69, la FIJL dans son ensemble semblait donner des signes de fatigue. Les plenos tenus ces mêmes années confirmaient ce constat. Les raisons en étaient diverses mais confirmaient toutes l’affaiblissement de l’organisation.
Le mouvement de Mai 68, qui ne jurait que par le spontanéisme et l’autonomie, voyait en la plus minime structure organisationnelle un centralisme castrateur. Quelques jeunes furent séduits et rejoignirent ces groupes qui se voulaient informels.
En Espagne et surtout en Catalogne se produisit une éclosion de groupes de jeunes anarchistes : groupes autonomes, groupes anarchistes autonomes de combat, MIL, groupes mixtes autonomes libertaires, groupes ouvriers autonomes (GOA). Bien qu’ils se différenciaient sur la forme de l’action à mener, ils avaient tous en commun une défiance très marquée envers les organisations anarchistes classiques, FIJL comprise.
De plus nous n’avions pas su, ou pu intéresser les jeunes issus de l’immigration économique. Au plan local notre politique consistait à leur donner une information la plus objective possible concernant les partis et associations formant l’anti-franquisme espagnol en exil. L’explication donnée, nous n’intervenions pas dans leur choix. Bien sûr, nous n’avions pas les moyens dont disposaient les partis communiste et socialiste espagnols aidés par les partis frères, qui mettaient à leur disposition des structures sportives et culturelles très attractives pour des jeunes.
Il y avait sans doute aussi une lassitude chez certains, et la volonté première qui nous animait en ce début des années soixante, celle de mettre le MLE dans la logique révolutionnaire, s’étiolait.
En tant que groupe, ce délitement de l’organisation ne nous perturbait guère ; quant à notre travail, nous avions, tout en participant à l’effort collectif et à l’élaboration des lignes directrices de l’action de la FIJL, une autonomie d’action en rapport avec notre qualité de groupe frontalier.
Ce fut en 1969 que des libertaires espagnols expulsés de la CNT ou partis de leur propre gré, dégoûtés par l’immobilisme du syndicat, se constituèrent en une association Agrupación confederal libertaria et éditèrent un journal mensuel, Frente libertario. Leur finalité était d’aider les groupes libertaires d’Espagne sans pour autant intervenir dans leurs choix. Ce fut tout naturellement que nous intégrâmes l’Agrupación. Sur le plan local nous les connaissions pratiquement tous, nous avions le même but et de plus ils nous offraient la possibilité d’être enfin représentatifs.
Progressivement les rapports avec les groupes autonomes s’améliorèrent. Nous les aidions dans la mesure de nos possibilités : journaux, brochure, livres reprenaient la route du Perthus. Quelques temps après, La FIJL qui n’existait pratiquement plus en tant qu’organisation, vivotait encore tenue à bout de bras par quelques groupes et d’individualités irréductibles. Mais comme aucun de ces groupes ne voulut la prendre en charge, la Commission de Relations - qui ne relationnait plus grand-chose - nous échût en partage, si l’on peut ainsi dire.
Domicilier la Commission de Relations ne nous créait pas de problème majeur, nous avions juste la responsabilité de répartir les fonds destinés aux groupes de l’Intérieur, bien que les sommes ne fussent pas importantes, nous dûmes demander à des copains français de bien vouloir servir de boîte à lettres pour ne pas attirer l’attention de nos anges gardiens des R.G.
Avec le temps, les groupes tras los montes commençaient à s’auto-suffire. Cela nous permit de mieux nous consacrer à notre rôle qui consistait à être la caisse de résonance des exactions commises par le franquisme : l’exécution de Puig Antich et d’un jeune Polonais, et les lourdes peines de prison dont furent lestés les autres copains du MIL.
A Perpignan les manifestations furent d’importance et quelquefois musclées, surtout au voisinage du consulat espagnol. Au niveau local nous n’étions plus comme avant les instigateurs des actions anti-franquistes. Depuis Mai 68, la gauche et l’extrême gauche réagissaient au quart de tour quand il s’agissait de conspuer Franco et son régime.
Non sans soubresauts, l’Espagne s’acheminait lentement mais sûrement vers le psychodrame que fut la mort par étapes du Caudillo, la désignation de son successeur Juan Carlos, gardé au chaud depuis longtemps pour jouer ce rôle, et la mise en route du processus qui consistait à transiter en douceur de la dictature à la monarchie constitutionnelle.
Le néo-capitalisme espagnol épaulé par l’Opus Dei en était la cheville ouvrière, ce qui lui permit de se refaire une virginité et de jouer dans la cour des grands d’Europe, en attendant de pouvoir intégrer le club sans que les exégètes concepteurs du traité de Rome n’aient rien à objecter.
Progressivement les partis et syndicats en exil intégrèrent le « charnier natal » et eurent droit de cité à condition bien sûr de taire tout ce qui fâchait. Touchés par la grâce, ils acceptèrent les règles du jeu déterminées par le fameux pacte de la Moncloa.
Franchir la frontière n’avait plus le parfum d’interdit d’autrefois. Notre activité au sein de l’Agrupación confederal libertaria consistait à diffuser auprès des syndicats et partis français, surtout auprès de la CFDT qui à l’époque se voulait autogestionnaire, l’information que nous recevions d’Espagne concernant les tribulations de la CNT en terre ibère.
La CNT - ô divine surprise - semblait retrouver un peu de son lustre d’antan et susciter une vague de sympathie auprès des jeunes et des moins jeunes. Les actes publics qu’elle organisait, particulièrement en Catalogne, rassemblèrent pas moins de 250 000 personnes le samedi 2 juillet I977 à Montjuich (Barcelone).
Malheureusement l’histoire ne repasse pas les plats. La CNT ne put faire face à cet engouement à son égard car elle manquait cruellement d’une génération de militants expérimentés : ceux de la tranche d’âge 30-50 ans que l’attentisme de la CNT en exil avait éloignés de l’anarchosyndicalisme et des structures organisationnelles adéquates.
Et d’autre part, elle allait à contre courant (ce qui était tout en son honneur ) dans sa conception de l’action syndicale, au point qu’elle en devenait gênante aussi bien pour le pouvoir que pour le autres organisations et partis signataires des accords peaufinés au pacte de la Moncloa. Accords que la CNT n’acceptait pas.
Dès lors la marginalisation des libertaires était programmée. Au cours d’une manifestation organisée par la CNT contre le contenu anti-social du pacte concocté à la Moncloa et accepté par les partis et les centrales syndicales dites d’opposition, un attentat fut perpétré contre le théâtre la Scala à Barcelone, dans lequel deux personnes trouvèrent la mort. Aussitôt la CNT fut accusée de mettre en péril la paix sociale et le processus de transition pacifique, et pourquoi pas de réveiller les vieux démons qui avaient ravagé l’Espagne. Le processus de marginalisation de la centrale anarcho-syndicaliste était enclenché.
Bien que le montage policier et politique soit aussi évident qu’un nez au milieu de la figue, les partis et syndicat dits d’opposition se gardèrent bien de protester car l’éviction de la CNT leur laissait les mains libres.
C’est la raison pour laquelle nous faisions feu de tout bois pour dénoncer ces manipulations politico-policières : articles dans la presse locale et même nationale, réunions d’information soulignant que ce procédé n’était guère nouveau. Déjà en Italie en décembre 1970, des attentats meurtriers avaient eu lieu à Milan et furent aussitôt attribués aux anarchistes. Quelques années plus tard, il s’avéra que les véritables responsables étaient des fascistes du MSI qui avaient agi en toute quiétude et apparemment avec l’accord tacite des autorités.
Il pourrait paraître paradoxal qu’ayant subi les foudres de la CNT pendant si longtemps, nous nous érigions en défenseurs de celle-ci. En réalité, il n’y a rien d’étonnant car nous avions toujours fait un distinguo entre l’organisation anarcho-syndicaliste et ceux (les virtuoses du sello de goma ) qui l’ont représentée une certaine époque durant.
Peu à peu notre groupe arriva en fin de course. Des copains repartirent habiter et militer en Espagne ; les autres se dispersèrent dans les groupes et associations locales. Et c’est ainsi qu’après une vingtaine d’années de bons et loyaux services, comme on dit communément, le groupe mourut de sa belle mort.
Il serait tout de même intéressant de comprendre comment un groupe libertaire qui avait été un compromis entre un groupe d’affinité et un groupe d’organisation tout de même structurée, avait pu fonctionner durant pas mal de temps sans scissions ni problèmes majeurs, à l’inverse de tant d’autres groupes qui n’avaient guère tenu la distance. Le fait qu’il n’y avait pas parmi nous de très fortes personnalités qui tôt ou tard créent des rivalités et aboutissent à l’éclatement du groupe y fut peut-être pour quelque chose.
Bien sûr, de temps ou autre nous n’échappions pas à de rudes discussions quand il s’agissait de mener à bien certaines actions ; néanmoins nous débattions le temps qu’il fallait pour trouver la meilleure solution. Il n’y avait pas chez nous de souci de prééminence, ce fut sans doute notre chance.
Certains camarades nous ont demandé pour quelle raison la FIJL avait décidé de partir en guerre frontale contre le franquisme dans un combat perdu d’avance, surtout avec les faibles moyens dont nous disposions. Pouvions-nous faire autrement ? Nous, fils de réfugiés ou pas, nés dans les années 1925-1940, avions baigné dans le milieu libertaire auréolé de sa révolution et de son passé militant, fait de plaies et de bosses mille et une fois évoqué.
Nous pouvions comprendre les raisons pour lesquelles en ce début des années cinquante le MLE cessa sa lutte contre le franquisme, car le prix à payer était trop élevé : nombreux furent les copains que nous côtoyions à la local qui ne revinrent pas de leurs voyages en Espagne. Nous savions aussi grâce aux groupes d’action qui venaient à Perpignan se mettre au vert, que le combat devenait inutile car le peuple était terrorisé et incapable de réagir.
Mais nous ne comprenions pas que le mouvement libertaire soit aux abonnés absents quand, au début des années soixante, de nouvelles générations qui n’avaient pas connu ou si peu la guerre et ses conséquences directes s’opposaient au régime soit par des grèves soit par des actions violentes qui se voulaient révolutionnaires.
Aussi quand les congrès de Limoges donnèrent le feu vert et que le DI [7] commença à fonctionner, nous nous engouffrâmes dans la brèche. Et bien que seuls (après que la CNT et la FAI aient pris la tangente) nous continuâmes dans la même optique car il était impensable pour nous que les libertaires ne soient pas présents dans la lutte anti-franquiste.
Bien sûr nous étions naïfs, mais pas au point de croire que notre action quelle qu’elle soit renverserait le régime ou empêcherait le cours des choses, c’est à dire le compromis inévitable entre I’extrême droite, le néo-capitalisme espagnol et l’opposition plus ou moins modérée, verbalement s’entend. Toutes ces composantes à peu de chose près aspiraient à une réconciliation nationale et à une transition la plus indolore possible d’une dictature à une monarchie constitutionnelle.
Nous en étions conscients d’autant plus que même lors de la campagne contre le tourisme, la seule carte dont nous disposions était celle de l’intimidation et de la persuasion. Mettre l’accent sur le fait que l’apport de devises engendré par le tourisme était une bouffée d’oxygène pour la dictature, c’était une chose. Aller au delà c’est-à-dire faire exploser un car bondé en était une autre, que nous ne pouvions même pas envisager. Il est à noter qu’aucune action tant soit peu explosive ne visait à tuer ; seul l’impact médiatique était recherché.
Notre créneau d’intervention était certes mince, mais devions-nous pour autant rester en marge et ne rien tenter ? Epouser la logique choisie par le MLE équivalait à se couper de la réalité de la mouvance d’opposition active au franquisme, avec ses qualités et ses défauts. Avec les nôtres en bandoulière, nous préférâmes courir le risque et par notre présence prouver que les libertaires étaient une force d’opposition sur laquelle il fallait compter.
Bien sûr il y eût des maladresses, certaines très graves comme la mort de Delgado et Granados. Mais il vaut la peine de se poser la question : notre présence, bien que souvent brouillonne durant ces quelques années n’a-t-elle pas permis I’éclosion plus tard d’une multitude de groupes anarchistes ? Si notre présence a permis ou facilité la transition entre la vieille génération libertaire et la présente, notre idéalisme n’aura pas été inutile.
En tout libertaire qui, à un moment ou l’autre, s’engage et dépasse le stade de la contemplation, il y a un petit grain de folie, un don Quijote qui s’éveille. Certes nous ne montions pas à l’assaut de moulins chimériques, le franquisme et la société espagnole étaient tout à fait réels ; mais d’une certaine manière nous étions aussi idéalistes que l’homme de la Mancha…
Pour autant nous n’avons pas cru à l’impossible c’est-à-dire renverser le régime par notre seule volonté. Ce qui nous importait et motivait notre engagement c’était maintenir une présence libertaire la plus radicale possible au sein de la mouvance révolutionnaire anti-franquiste. C’était difficile, mais possible.
En vérité il était impensable pour nous de rester en marge, juste occupés par notre seul devenir personnel ; choix que firent tant de jeunes réfugiés de notre âge. L’engagement était donc inévitable …
FIN
Perpignan, mai 2004
Les notes sont rédigées par les giménologues - 9 avril 2010