Dans cette lettre, Simone Weil présente à Bernanos des cas de violence révolutionnaire qu’elle réprouve fortement. Elles ne les a pas vécus pour la plupart, ils lui ont été décrits par d’autres personnes.
« J’ai reconnu cette odeur de guerre civile, de sang et de terreur que dégage votre livre ; je l’avais respirée. Je n’ai rien vu ni entendu, je dois le dire, qui atteigne tout à fait l’ignominie de certaines des histoires que vous racontez, ces meurtres de vieux paysans, ces « bailas » faisant courir des vieillards à coups de matraques. Ce que j’ai entendu suffisait pourtant. »
Nous avons déjà évoqué l’un d’entre eux, l’histoire du « petit phalangiste », dans ces deux articles : article 402, article 404.
Nous revenons aujourd’hui sur un autre passage de cette lettre :
« … dans un village [Siétamo] que rouges et blancs avaient pris, perdu, repris, reperdu je ne sais combien de fois, les miliciens rouges, l’ayant repris définitivement, trouvèrent dans les caves une poignée d’êtres hagards, terrifiés et affamés, parmi lesquels trois ou quatre jeunes hommes. Ils raisonnèrent ainsi : si ces jeunes hommes, au lieu d’aller avec nous la dernière fois que nous nous sommes retirés, sont restés et ont attendu les fascistes, c’est qu’ils sont fascistes. Ils les fusillèrent donc immédiatement, puis donnèrent à manger aux autres et se crurent très humains. »
Phil Casoar, en mettant en regard ce propos avec le compte rendu de la bataille que Charles Ridel faisait pour la presse libertaire, note que ce dernier « passe sous silence le fait que des miliciens espagnols ont exécuté arbitrairement de jeunes hommes du village découverts cachés dans les caves après la fin des combats » (Collectif, Présence de Louis Mercier, ACL, Lyon, 1999).
S’il s’agit bien de la prise de Siétamo, il se trouve que nous tombons sur un fait dont Isidro Benet est l’un des protagonistes.
Question posée à Isidro :
« Selon Simone Weil, les miliciens trouvèrent dans les caves du château une poignée de personnes, parmi lesquelles trois ou quatre jeunes hommes. Ils fusillèrent immédiatement ces derniers. Penses-tu qu’il pourrait s’agir de ces trois gardes et deux civils que vous avez fait sortir sans tirer un coup de feu ? Nous supposons que les miliciens les ont exécutés juste après. Sais-tu par ailleurs si des habitants de Siétamo furent fusillés par les miliciens après la fin des combats ? »
Réponse d’Isidro Benet (juillet 2010) :
« Mon ami Fresco et moi sommes descendus dans les caves ; bien que tout soit terminé, personne n’avait pensé à le faire (mais nous avions le chic pour nous mettre dans des situations à problèmes). Nous y trouvâmes trois gardes civils et deux civils (je ne sais pas s’ils étaient de la Phalange, ils ne portaient ni béret rouge ni rien sur la tête). On ne leur demanda rien tant il était évident qu’il s’agissait d’ennemis. On a improvisé ce stratagème qui nous sauva la vie. Nous sortîmes des caves d’abord les civils et ensuite les gardes vêtus des habits des premiers et de ceux de notre ami Félix, averti de la situation. Ils furent arrêtés dès la sortie. Je ne peux dire s’ils les ont fusillés ou pas ; nous ne l’avons jamais su. En tout cas, il s’agit bien de ceux dont parle Simone Weil, puisque personne d’autre ne sortit de ces caves.
Que je sache, il n’y eut aucune exécution parmi les habitants du village. Pendant la bataille, on n’en vit aucun, absolument aucun. C’était la troisième fois que les miliciens l’attaquaient. Chacun partit vers Huesca ou Lérida, selon ses idées. Je ne sais d’où ils revenaient mais le jour suivant beaucoup de villageois sautaient et dansaient avec nous. Sans doute s’étaient-ils réfugiés dans un village voisin. »
Selon Pedro Barrachina (2007, pp. 129-135), qui puise aux sources militaires franquistes, il y avait pour défendre Siétamo 8 officiers et 187 soldats (dont 8 gardes civils et 8 phalangistes). Page 134, il est fait allusion au fait que des gens du village sont utilisés par les défenseurs pour remplacer les soldats blessés en rendant certains services.
L’évacuation du château s’effectue au matin du 13 septembre 1936 à partir de 1h30 : elle commence par le départ d’un officier avec 15 soldats ; puis un autre officier avec un autre groupe dont les blessés et les malades ; puis tout le reste. Les derniers à partir sont 4 soldats, 4 officiers et le chef de la garnison. Les pertes se chiffrent à 58 hommes morts ou blessés. Dans les collines ont disparu 27 hommes (ou ils ont déserté). Parmi les évacués, il y a 40 civils partis volontairement du village.
Donc, selon ces éléments, pendant les combats certains habitants sont restés dans Siétamo, soit par conviction, soit par force. Mais personne (soldat, phalangiste ou civil) ne serait resté dans le château après la retraite du 13 septembre.
Aucune mention n’est faite de villageois enfermés dans les caves, sortis rejoindre les vainqueurs le 13 septembre, comme Antoine Gimenez l’écrit (p. 143 de l’édition française) :
« En mangeant, il [Aznar, un des soldats que nous avions trouvés dans la crypte de l’église] nous dit que tous les habitants du village étaient enfermés dans les souterrains du château [depuis le commencement du siège, soit une quinzaine de jours], que les hommes en état de porter des armes avaient été enrôlés et participaient à la défense de la place. »
Nous ne pouvons donc rien conclure sur cette affaire bien évidemment, mais seulement verser au dossier le commentaire suivant :
si les cinq franquistes planqués dans les caves du château dont parle Isidro ont été exécutés par les miliciens, et correspondent à ceux dont parle Simone Weil, cela est peu significatif de la « cruauté des milices anarchistes en Aragon ».
Les giménologues, 6 septembre 2010