Voilà bien longtemps que Michel Foucault nous a montré combien nous avons tendance à croire qu’une grande partie de ce qui constitue notre sensibilité présente, c’est-à-dire les concepts, les croyances, le vécu, les symboles, etc., qui nous sont les plus familiers, existent pratiquement depuis toujours et, qui plus est, ne pouvaient pas ne pas exister… puisque, tout simplement… ils existent. Malgré cela, et en dépit de tous les efforts de Foucault, nous continuons à tomber obstinément dans le même piège. À cet égard, le A cerclé est assez exemplaire.
En effet, la croyance selon laquelle le A cerclé symbolise aujourd’hui l’anarchisme est tellement forte, et a imprégné l’imaginaire politique contemporain à un point tel, qu’elle a fini par s’imposer comme une évidence. L’anarchisme et le A cerclé s’évoquent mutuellement de façon si naturelle et si universelle qu’ils semblent être le fruit d’un même processus, et avoir toujours cheminé côte à côte. Pourtant nous savons bien qu’il n’en est pas ainsi et que, comme l’a dit Foucault à propos de l’homme, il s’agit d’une invention bien récente. Tellement récente dans le cas du A cerclé, que le souvenir de sa naissance en est encore vivace.
A dire vrai, je n’avais pas l’intention de m’exprimer sur ce sujet, mais comme divers textes sur l’histoire du A cerclé ont déjà été publiés et comme mon nom est cité dans certains d’entre eux, j’ai pensé que, tôt ou tard, il me faudrait bien en dire quelque chose. Alors, pourquoi pas ne pas le dire au mois d’avril, puisque c’est celui où fut créé le A cerclé.
Entendons-nous bien : nul ne peut dire quand, pour la première fois, un cercle fut tracé autour d’un A. Sans aucun doute, des milliers d’enfants l’ont fait en apprenant à jouer avec des lettres, et il est probable aussi qu’un éleveur camarguais, andalou ou argentin a un jour marqué au fer son bétail d’un A cerclé, parce que c’était l’initiale de son nom. Ce qui nous intéresse ici c’est la construction d’un symbole, pas l’originalité d’un dessin et, pour être plus précis, il est question de la construction entièrement délibérée d’un symbole apte à devenir un signe d’identité spécifiquement anarchiste. Et là, nous avons une date, un lieu déterminé et des circonstances bien précises.
Ce ne fut pas non plus une idée brillante surgie soudainement et arbitrairement des cogitations d’un individu. Ce fut le produit de circonstances bien définies, le fruit d’un contexte particulier et l’aboutissement d’un processus déterminé. C’est pourquoi il convient de narrer dans le détail ces conditions, si nous voulons comprendre ce qui nous occupe ici et répondre aux trois questions : comment quand et pourquoi.
En route donc pour l’histoire vécue de la naissance du A cerclé, même si cela nous ramène une quarantaine d’années en arrière.
De Marseille, où je militais dans le groupe des Jeunes Libertaires, je déménage à Paris en septembre 1963, pour m’inscrire à l’Université de la Sorbonne. Dès mon arrivée dans la capitale, je rejoins le groupe local des Jeunes Libertaires, ainsi que l’un des groupes de la Fédération Anarchiste et je commence à collaborer, plus assidûment que je ne le faisais à Marseille, avec la Federación Ibérica de Juventudes Libertarias (FIJL) qui venait juste d’être « illégalisée » en France.
L’une des choses qui me frappe immédiatement est l’extraordinaire fragmentation du mouvement anarchiste parisien et le sectarisme qui y règne. En effet, malgré la maigreur de ses effectifs, ce mouvement était divisé en une mosaïque d’organisations et de groupes, isolés les uns des autres, quand ils ne s’affrontaient pas directement, immergés dans ce qu’on appellera plus tard la guerre des chapelles. Cette singularité parisienne était d’autant plus surprenante pour quelqu’un fraîchement débarqué de province que, en dehors de Paris, un même groupe libertaire diffusait, tout à fait normalement, la presse et les revues publiées par les différents courants anarchistes. Face à cette fragmentation et cet ostracisme, je décidai, d’une part, de m’affilier et de militer simultanément dans plusieurs groupes libertaires et, d’autre part, d’impulser la création d’espaces de convergence et de collaboration entre les jeunes anarchistes appartenant aux divers groupes.
Comme l’un de mes projets, aussitôt arrivé à Paris, était de développer une activité libertaire au sein de l’université, je me mis en quête d’étudiants anarchistes. A ma grande surprise, je ne parvins à entrer en contact qu’avec un autre étudiant : l’autre étudiant anarchiste, comme le désignaient ironiquement les trotskistes. Ce camarade, Richard Lamiral, appartenait au groupe qui publiait la revue Noir et Rouge et, avec lui, nous avons décidé de créer, en octobre 1963, la Liaison des Etudiants Anarchistes (LEA). D’abord squelettique, ce groupement ira s’étoffant, jusqu’à jouer quelques années plus tard un certain rôle dans l’émergence de mai 68, via la constitution du Mouvement du 22 mars à l’Université de Nanterre. Mais c’est une autre histoire et la seule chose à retenir ici est que la LEA a fédéré peu à peu des jeunes appartenant à des groupes distincts, contribuant à atténuer leurs différences, grâce à l’action conjointe menée dans le contexte universitaire.
Ce même mois d’octobre 1963, avec une poignée de camarades, nous avons lancé le Comité de Liaison des Jeunes Anarchistes (CLJA) dont le dessein explicite était de mettre en contact et d’impulser les activités conjointes des jeunes anarchistes qui militaient dans les divers groupes et organisations de la région parisienne.
Cette initiative fut couronnée de succès. L’assemblée de décembre 1963 rassembla quelque 40 jeunes, représentant pratiquement tout l’éventail du mouvement anarchiste parisien. Même si certaines assemblées furent moins fréquentées on dépassa parfois les 60 participants. Compte tenu des effectifs du mouvement anarchiste parisien à cette époque, ce chiffre était plus qu’encourageant. L’adresse de contact du CLJA était : M. Marc 24 rue Ste Marthe, le local de la Fédération Locale de la CNT-E de Paris, exactement la même que pour la LEA, et exactement la même que pour Action Libertaire, journal élaboré conjointement par la FIJL « illégalisée », qui le finançait, et par le CLJA.
Durant sa brève existence (le CLJA s’éteindra de facto en 1968), cette instance de coordination des jeunes anarchistes déploiera une intense activité, aidant à renouer la communication et à éliminer l’antagonisme entre groupes anarchistes. Dans la foulée du succès obtenu à Paris, le CLJA essaiera d’étendre son rayon d’action à l’ensemble du territoire français et ne tardera pas à se consacrer, avec la FIJL et avec les jeunes libertaires de Milan, à la création d’un espace visant à fédérer la jeunesse anarchiste au niveau européen en organisant la Première Rencontre Européenne des Jeunes Anarchistes tenue à Paris les 16 et 17 avril 1966, et à laquelle participèrent des jeunes venant de sept pays.
La dynamique amorcée en octobre 1963 pour rassembler diverses composantes de l’éventail anarchiste parisien, par la création d’espaces de convergence comme la LEA et le CLJA, prétendait faire émerger ce que partageaient et avaient en commun les divers courants du mouvement anarchiste, par delà quelques différences qui, si elles étaient parfois bien réelles, ne relevaient bien souvent que d’attitudes personnelles, ou d’anciens conflits qui s’étaient enkystés au fil du temps.
C’est cette même dynamique qui conduisit à une suggestion que je fis au sein du groupe des Jeunes Libertaires de Paris, fin 1963 ou bien début 1964 [1] .
L’idée était simple : il s’agissait de trouver un signe distinctif, aujourd’hui on dirait un logo, que tous les groupes anarchistes utiliseraient dans leurs manifestations de propagande, de sorte que, sans altérer l’identité ni la spécificité de chaque groupe, il constitue une référence commune, susceptible de démultiplier, ne fût-ce que par la simple répétition d’une même stimulation visuelle, l’impact de la propagande anarchiste. Il fallait aussi que ce symbole puisse être peint simplement et rapidement sur les murs et qu’il ne soit associé à aucune organisation ou à aucun groupe existant.
La suggestion fut bien accueillie et, après de longues heures de discussion, dans l’appartement exigu de Clignancourt où nous avions coutume de nous réunir, l’idée nous vint d’un A cerclé. René Darras, un camarade du groupe, graphiste émérite, se chargea du dessin et je rédigeais une bonne partie du texte où nous expliquions les objectifs de notre proposition. Nous le publiâmes dans la première page du numéro 48 (avril 1964) du Bulletin des Jeunes Libertaires, sous le titre Pourquoi A ?, où le dessin du A cerclé occupait toute la première page.
Le texte de présentation disait, littéralement, ceci :
« Pourquoi ce sigle que nous proposons à l’ensemble du mouvement anarchiste ? Deux objectifs principaux nous ont guidés : premièrement, faciliter et rendre plus efficaces les activités pratiques d’inscription sur les murs… et, deuxièmement, assurer une plus large présence du mouvement anarchiste… par le biais d’un élément commun qui accompagne toutes les expressions de l’anarchisme dans ses manifestations publiques… Il s’agit pour nous de choisir un symbole suffisamment général pour que tous les anarchistes puissent l’adopter. Constamment associé à la parole anarchiste, ce symbole finira, selon un mécanisme mental bien connu, par évoquer à lui seul l’idée de l’anarchisme dans l’esprit des gens. »
Et c’est exactement ce qui se passa, même s’il fallut attendre quelques années pour obtenir l’effet recherché.
En fait, pendant les semaines suivantes, nous portâmes notre proposition dans les divers forums du mouvement de jeunesse libertaire, particulièrement le CLJA. La suggestion ne fut pas rejetée, mais elle ne suscita pas non plus d’enthousiasme particulier : probablement parce que l’idée venait d’un groupe bien distinct et qu’elle n’émanait pas de la propre assemblée du CLJA. De sorte que, pendant un certain temps, le petit groupe parisien des Jeunes Libertaires fut pratiquement le seul à utiliser le A cerclé. Ce qui, du coup, ne lui conférait pas du tout une grande visibilité.
Quelques mois plus tard, Salvador Gurucharri prit l’initiative de faire figurer dans le titre d’un de mes articles (Perspectives Anarchistes) publié dans Action Libertaire (numéro 4, décembre 1964), le logo que nous avions lancé, mais sans reproduire cette fois, ni sa signification ni les objectifs visés. Le fait que la FIJL et le CLJA diffusaient massivement Action Libertaire aurait pu favoriser la diffusion du symbole, mais il n’en fut pas ainsi, probablement parce que, dissocié de son argumentation, le A cerclé apparaissait aux yeux des lecteurs comme une simple originalité typographique.
Ce n’est qu’à l’occasion de la Première Rencontre Européenne des Jeunes Anarchistes en avril 1966, que les jeunes anarchistes du groupe de Milan reprirent la proposition à leur compte et commencèrent à utiliser systématiquement le A cerclé dans toutes leurs propagandes. C’est ce qui donna l’impulsion nécessaire à sa généralisation.
La suite, on la doit aux milliers de mains anonymes qui s’approprièrent littéralement et allègrement le A cerclé et transformèrent en réalité ce qui n’était qu’un objectif dans notre texte d’avril 1964. D’ailleurs, le A cerclé n’aurait jamais acquis le sens qu’il a aujourd’hui, s’il était resté associé à un groupe particulier. Mais, par dessus tout, il est clair, du moins je l’espère, que par son origine même, l’histoire du A cerclé s’inscrit très directement dans la volonté de mettre fin aux sectarismes et aux dogmatismes qui affaiblissent de manière endémique le mouvement anarchiste. Et c’est très précisément cet aspect du A cerclé que j’ai jugé important de transmettre par ces quelques lignes.
Tomás Ibáñez
** Article publié en 2005 dans la revue Polémica Nº 85, puis en 2006 dans la revue Le Coquelicot, Nº 47. C’est la traduction de Raymond Borraz (à qui vont ici tous mes remerciements) qui est reprise, pratiquement, dans la présente version.