Petite controverse sur la bataille de Farlete
Nous avons enrichi nos recherches avec les articles de Pedro Barrachina, historien amateur de Tardienta, auteur du chapitre 2 de « Guerra civil Aragón. Tomo 7. Zaragoza ». F. Martínez de Baños Carrillo coordinador, Editorial Delsan, Zaragoza 2010, intitulé « La guerre des colonnes sur le front de Saragosse (été et hiver 1936) [1] ».
Pedro Barrachina a travaillé à partir de documents militaires franquistes (journaux d’opérations et télégrammes) auxquels nous avons eu peu accès jusque là. Nous sommes aussi entrés en contact avec lui car il s’intéresse particulièrement au Groupe International de la colonne Durruti.
L’offensive de la colonne Urrutia
Pour en finir avec la série de revers du mois de septembre 1936, l’état-major des nacionales organise l’offensive de la colonne mobile commandée par le lieutenant-colonel Gustavo Urrutia González [2]. Elle avait pour objectif final l’occupation de Tardienta et de l’ermitage de Santa Quiteria, et devait commencer le premier octobre 1936. Mais l’opération avorta à cause de rumeurs de désertion collective d’une partie de la Bandera Palafox. Du coup, celle-ci fut dissoute et un très grand nombre de soldats furent fusillés sans jugement. L’attaque sur Santa Quiteria ne se produira finalement que le 19 octobre, avec l’appui de deux tabors marocains de la Mehal-la de Tetuán.
Une autre attaque fut planifiée le quatre octobre dans le secteur Farlete-Osera, mais les centuries de la colonne Durruti la repoussèrent au niveau de la position de Los Calabazares.
Une deuxième attaque fut organisée le huit octobre ; c’est celle dont nous avons déjà parlé dans notre livre et dans les articles publiés sur notre site [3]. Dans le deuxième, nous avons présenté le récit d’un protagoniste (et ami), Isidro Benet de Valencia.
Nous y revenons aujourd’hui, dans la mesure où Pedro Barrachina en conteste deux points.
Premier point : l’intervention de l’aviation républicaine
Elle fut plus massive que ne le dit Isidro (qui parlait d’un seul Junker envoyant une seule bombe) et cela fut déterminant dans la victoire :
« Depuis le milieu de la journée jusqu’à cinq heures de l’après-midi, l’escadrille Alas Rojas en provenance de l’aérodrome de Sariñena, intervint en appui de la colonne Durruti ; avec ses huit ou dix appareils, elle bombarda à haute altitude et avec une grande efficacité la colonne attaquante. Du fait de la concentration de la troupe, la défaite se transforma en débandade. Il y eut plus de 100 pertes, dont 18 morts. La colonne Durruti fit plus de 150 prisonniers. » [4]
Cette intervention est attestée par plusieurs sources différentes : un communiqué du PSUC, [5] la chronique de José Mira, des journaux d’opération franquistes.
Dans la plaine à un kilomètre de Farlete, Isidro a vu un trimoteur qui était un avion commercial Fokker adapté à des missions militaires, et qui ne fut pas abattu à ces dates-là. Mais il est sûr que d’autres avions ont bombardé le secteur le huit octobre 1936 pour appuyer la colonne Durruti. Isidro ne les a pas vus parce qu’ils opéraient à un autre moment ou à un autre endroit autour de Farlete. Il était courant qu’interviennent ainsi en bloc tous les avions disponibles depuis Sariñena, assurant ainsi le contrôle des airs aux républicains. Mais cela changea le 20 octobre 1936 quand arrivèrent les avions de chasse allemands [6].
Nous sommes d’accord avec ces rectifications.
Deuxième point, plus controversé, portant sur l’existence d’une cavalerie maure en Aragon, et sur la présence même de troupes maures à la bataille de Farlete.
Voici le croquis réalisé par P. Barrachina à partir notamment d’un « ordre d’opérations » concernant la colonne « Urrutia » en date du 7 octobre, dans lequel doivent intervenir trois groupements d’infanterie et un groupement du neuvième régiment de cavalerie de Castillejos, cantonné à Saragosse [7].
Dans ce croquis, il apparaît que deux combats se déroulèrent simultanément près de Farlete le huit octobre : le premier sur les collines de la Sarda qui dominent Farlete au nord-ouest (près du sanctuaire Nuestra Señora de la Sabina, comme nous l’avait dit un habitant du village en mai 2009) ; et le second dans la zone du Reguero et de la Balsa Nueva, à moins d’un kilomètre au sud-ouest de Farlete, où la cavalerie s’affronta au GI de la colonne Durruti.
Ceci, nous l’avions déjà rectifié grâce à Isidro qui avait été particulièrement frappé par l’action de la cavalerie maure, et qui avait déploré le massacre d’hommes et de chevaux lancés sans relâche contre les deux mitrailleuses des miliciens.
Manuel Ramos et Ángel Marín (note 25 des « Fils de la nuit ») ont aussi parlé de la présence de maures dans cette bataille, ainsi que José Mira [8] dans « Los guerilleros confederales. Un hombre : Durruti », Barcelone, 1938, pp. 125 & 126 : « Le vingt septembre [erreur de date], l’ennemi lance ses effectifs contre notre front. Une colonne volante composée d’éléments de la Phalange, de maures et d’Italiens [?], […] nous attaque sauvagement dans le secteur de Farlete. »
Mais d’autres miliciens comme Antoine Gimenez ou l’anarchiste italien Giuseppe Ruozzi (Tranquillo [9]) ne parlent pas de la présence de moros. Le chroniqueur de « la 26e division » non plus (Anonyme, mais attribué à José Mira, 1938, p. 18).
Pour Pedro Barrachina, les forces maures qui furent engagées avec les nacionales n’arrivèrent que le sept octobre 1936 à Saragosse. Il s’agissait de deux tabors de la Mehal-la de Tetuán n°1 [10] et uniquement de fantassins, à part quelques unités de reconnaissance. Ils intervinrent pour la première fois en Aragon les dix et onze octobre 1936 lors de la prise de Leciñena [11]. Les regulares de l’Armée d’Afrique intervenaient sous la protection des escadrons de Castillejos, comme ils le firent durant l’assaut de l’ermitage de Santa Quiteria le 19 octobre. Donc ils ne pouvaient se trouver à la bataille de Farlete.
Par ailleurs il insiste sur le fait que dans les journaux d’opérations militaires (toujours côté franquiste) le seul régiment de cavalerie cité est le neuvième dit de Castillejos. Pedro Barrachina est catégorique : « jamais les troupes marocaines n’eurent de forces de cavalerie en Aragon [12] », en tout cas précise-t-il pour ce qui concerne la période allant de juillet 1936 à mai 1937. Il lui reste à approfondir la question pour les offensives de l’été 1937 et de début 1938.
Ayant transmis toutes ces remarques à Isidro, nous reçûmes peu de temps après les commentaires suivants [13] :
« Tout ce que j’ai relaté jusqu’à présent a été vécu par moi ; de sorte que si j’ai oublié des choses, cela est dû au temps passé. Mais en général l’essentiel on ne l’oublie pas. J’étais à la bataille de Farlete où je vis des moros pour la première fois ; et cela ne s’oublie pas facilement, pas plus que leur manière de tirer en lâchant les rênes, au grand galop : on ne pouvait nier qu’ils étaient très forts en la matière, et courageux aussi. Nous étions allongés sur le sol […] et je voyais parfaitement comment ils tombaient […] ceux qui ne mouraient pas repartaient en courant et en tirant vers nous jusqu’à ce que nous les abattions. Quand les trois ou quatre rangées de cavaliers qui fonçaient étaient quasiment décimées, on entendait un clairon et alors les files se divisaient en deux et retournaient à leurs bases, moitié par la droite, moitié par la gauche. Là, ils se regroupaient avec d’autres et repartaient à l’attaque avec de grands cris. Ils procédèrent ainsi trois ou quatre fois ou plus. Voir comment ces pauvres hommes allaient à la mort me faisait beaucoup de peine, en dépit du fait que nous riions de joie comme des sauvages quand ils tombaient. En moi-même, je pensais que leur chef était un assassin parce qu’il voyait bien qu’ils ne pouvaient réussir. […] Lors d’une manœuvre de repli pour compenser les pertes apparut soudain un avion […] qui lâcha une grosse bombe sur eux et nous vîmes chevaux et hommes sauter. Ici se termina la bataille et en quelques minutes l’ennemi disparut comme par magie. […] Nous nous repliâmes, sauf huit d’entre nous restés pour voir de plus près où il était passé. Les autres allèrent à Farlete où il y avait eu des combats contre l’infanterie et des phalangistes qui furent repoussés. Cela, je ne l’ai pas vu. […] Nous montâmes jusqu’au Monte Oscuro à prudente distance derrière l’ennemi, qui, lui, continua jusqu’à Perdiguera. »
Commentaires de Pedro Barrachina :
« La charge de cavalerie que décrit Isidro est racontée de manière très précise et c’est un document de grande valeur dans ce sens, mais je maintiens que les cavaliers étaient ceux du régiment de Castillejos. […] Les tactiques qu’il a observées sont seulement celles d’une unité de cavalerie entraînée et correctement commandée. Dans un combat comme celui que décrit Isidro, il est difficile de vérifier si les cavaliers sont maures ou pas. […]
Le “ mythe ” de la cavalerie maure fut très présent dans la Guerre civile depuis que les tabors de regulares [armée d’Afrique] de cavalerie prirent Talavera dans leur marche sur Madrid, de telle sorte que chaque fois qu’intervenait la cavalerie on pensait qu’il s’agissait de celle des maures. […]
En 1938, la Mehal-la de Tetuán reçut une médaille militaire collective pour ses combats en Aragon en 1936. On pourrait consulter les documents publiés à cette occasion pour écarter l’hypothèse de son intervention à Farlete. Je ne l’ai pas fait en son temps car je n’avais aucun doute. De la même manière, si l’on a publié quelque chose dans les journaux de cette époque (ce que je n’ai pas vérifié), je suis sûr qu’on ne trouvera que la mention de la cavalerie de Castillejos. »
Commentaire des Giménologues :
Nous ne connaissons guère la tactique militaire attribuée à la cavalerie franquiste et nous ne pouvons dire si ce comportement est typique de celui des maures, ou s’il pourrait s’appliquer à la cavalerie en général.
Nous ne sommes cependant pas d’accord sur le point : « Dans un combat comme celui que décrit Isidro, il est difficile de vérifier si les cavaliers sont maures ou pas. »
Les deux camps étaient dans une zone bien dégagée, à courte distance l’un de l’autre, les cadavres des cavaliers jonchaient le sol et ont été enterrés, et il a été fait maints prisonniers.
Nous avons demandé à notre ami Emilio Marco, ex-milicien de la colonne Ortíz, s’il avait été confronté aux troupes maures, et il nous a raconté un épisode de la guerre à Quinto de Ebro, qu’il situe fin 1936 ou début 1937 :
« Ce fut une escarmouche plutôt qu’une bataille : nous fûmes attaqués par la cavalerie maure que l’on reconnaissait de loin parce qu’il s’agissait d’hommes minces montant de petits chevaux gris. Ils portaient des pantalons bouffants de couleur grise, un calot rouge à pompon, des espadrilles (et pas de chaussures militaires), et surtout de grands et longs couteaux qu’on appelait « gumías » [dagues]. Ils tiraient avec les mêmes mousquetons qu’avait la Guardia Civil. Je ne me souviens pas qu’ils aient porté des capes. Nous on tirait avec les fusils mitrailleurs sur les hommes, et à la mitrailleuse sur les chevaux. Je les ai vus de près car on a récupéré les morts, et des blessés ont été faits prisonniers. Ils nous avaient parfois fait le coup de nous approcher avec les mains levées et fermées en criant « Paisa, republicanos ! » comme s’ils se rendaient, et au dernier moment ils nous jetaient les grenades qu’ils avaient dans les mains. Depuis, nous demandions à voir les dix doigts ouverts des ennemis qui s’avançaient pour se rendre. »
Pedro Barrachina ne voit pas de quelle bataille il s’agit mais pense qu’« Emilio Marco a pu aussi affronter les maures de la Mehal-la de Tetuán en novembre 1936 près d’Almudevar (où il y avait une centurie de la colonne Ortíz) mais il s’agissait là encore de fantassins ».
Il ajoute que dans la Mehal-la il y avait des unités de reconnaissance à cheval et que des officiers maures en montaient également. Ou encore que pendant la bataille les ascaris [ fantassins marocains] sautaient sur les montures des cavaliers abattus. Tout cela pouvait prêter à confusion et donner à croire aux miliciens que la cavalerie était entièrement composée de maures.
Isidro Benet nous a envoyé une dernière lettre sur cette question :
« Farlete : c’étaient des maures ou pas ? »
(…) Nous qui étions en train de nous battre à Farlete, nous savons bien que c’étaient des maures, non seulement à cause des habits mais aussi dans leur façon de se comporter. […] Nous avions l’ennemi parfois à 10 mètres de nous et celui qui passa entre mon ami Félix et moi, le pied pris dans l’étrier, traîné par son cheval sur la route, c’était un maure, un très jeune. […] Et les morts que nous avons vus, ils étaient maures ; cela non plus ne compte pas ? »
Conclusions provisoires
Jusqu’à présent, nous avons toujours travaillé à partir de récits de témoins, les confrontant le plus possible aux documents d’archives, aux journaux d’époque, etc. Nous n’avons pas hésité à corriger certaines assertions que nous avions faites.
Nous voilà maintenant devant un cas d’école : les récits de témoins et protagonistes d’une bataille ne sont pas confirmés par des sources militaires, ni par les travaux des historiens, et en fonction de cela Pedro Barrachina estime qu’Isidro et Emilio se trompent.
Bien sûr, les témoignages ne sont pas toujours fiables et des veteranos se cramponnent parfois à des souvenirs erronés (la plupart du temps de bonne foi). Mais les documents peuvent être tendancieux, mensongers, partiels et incomplets. On ne peut affirmer que les faits qui n’y sont pas mentionnés n’ont jamais existé.
Nous gardons pour l’instant cette question ouverte en formulant quelques hypothèses : il nous semble peu probable qu’Isidro ait confondu la bataille de Farlete avec une autre où il aurait été confronté à la caballería mora. Alors, soit il a raison et des maures ont été utilisés dans la bataille de Farlete (arrivés le 7 octobre à Saragosse, ils auraient très bien pu être sur le terrain le 8), soit il a vu dans ce combat quelques cavaliers maures qui auraient été incorporés au régiment de Castillejos et il a cru que toute la cavalerie était composée de regulares.
Toute contribution sur la question de l’intervention des troupes maures dans la guerre civile espagnole nous intéresse.
Les Giménologues, 29 septembre 2010
ANNEXES
1) Extrait du témoignage de l’officier espagnol (côté républicain) Antonio Campos Crespo in « Guerra y cárcel en España. 1936-1975, memorias del comandante Antonio Campos Crespo ». Virus 1999, p. 50 :
« À Vivel del Río [province de Teruel, au premier trimestre 1937] (…) Sur l’aile gauche ennemie attaquait un tabor de regulares à cheval qui nous tombait dessus comme une nuée, et en face nous attaquait l’infanterie protégée par l’artillerie »
2) Dans La Vanguardia du 14-10-36 en page 13, on peut lire dans un article portant sur les combats de la veille dans le secteur de Las Fornillas (à 800 mètres de Huesca) :
« Première apparition des rifeños (…) [intervint] un escadron de cavalerie maure chemin de Chimillas (…) il vient de la région du Guipuzcoa et a traversé la Navarre pour être en urgence amené ici ». S’agit-il de la Mehal-la de Tetùan ou d’une autre ?
3) Notes de lecture à partir de l’article de Carlos. A. Pérez, « El ejército de Àfrica » paru dans le bulletin El Miliciano, n° 7 (1997) :
L’armée d’Afrique comprenait deux groupes : celui des soldats de la péninsule et celui des soldats indigènes, même si chaque groupe n’était pas complètement homogène. Les unités africaines, majoritaires, totalisaient quinze tabors d’infanteries de regulares [armée indigène encadrée par des officiers coloniaux] ; cinq de cavalerie et cinq compagnies de dépôt ; quinze tabors de la mehala du Jalifa et cinq mezjanias de la policia jalifiana ; trois tabors regroupés dans un bataillon de tirailleurs d’Ifni, chacun comprenant des bataillons de sapeurs-transmission.
Selon un document du Service Historico- Militaire (Archives d’Àvila), la composition des mehalas au 17 juillet 1936 était la suivante :
Trois tabors d’infanterie de Tetúan (1084 hommes) ; deux tabors d’infanterie et un de cavalerie de Melilla ; deux tabors d’infanterie et un de cavalerie de Larache ; trois tabors d’infanterie de Gomara ; six tabors d’infanterie du Rif.
4) Note des Giménologues :
Nous ajoutons que selon les travaux 70 000 à 136 000 Marocains ont été recrutés par Franco (d’une manière ou d’une autre) et envoyés sur le front de la guerre civile espagnole, et parmi eux beaucoup n’avaient que 12 ans. Franco les utilisa comme force de choc et ils périrent en grand nombre sur tous les fronts (là aussi les chiffres varient).
Ils furent en outre utilisés pour terroriser l’adversaire et on leur attribuait la plupart des atrocités commises sur les combattants comme sur les civils, alors que les Phalangistes, Requetés et surtout soldats du Tercio n’étaient pas en reste à ce niveau-là.
Queipo de Llano : « Nos braves légionnaires et regulares ont appris aux couards rouges ce que signifie être un homme. Aussi à leurs femmes. Après tout, ces communistes et ces anarchistes ont bien fait d’adopter la doctrine de l’amour libre. Maintenant elles auront au moins connu de vrais hommes, et non plus ces tapettes de miliciens ».
Sans commentaires