Le vendredi 18 novembre à 21 heures à Bourges, dans la salle « La soupe aux choux » (en haut du restaurant Le Guillotin près de la place Gordaine), les Giménologues présenteront un exposé illustré de photos projetées autour du projet de Communisme Libertaire en Espagne, à travers les collectivisations industrielles à Barcelone et le début de socialisation rurale en Aragon.
Ils évoqueront la genèse du concept de Communisme Libertaire :
Au congrès de l’AIT de 1881 à Londres, le collectivisme bakouniniste céda la place à l’anarcho-communisme défendu par Cafiero, Kropotkine, Malatesta et Reclus.
L’anarcho-communisme, « ancêtre » du Communisme Libertaire, est officiellement adopté en Espagne au Congrès de Séville de 1886 de la Fédération des Travailleurs de la Région Espagnole.
Le choix du communisme est apparu dans le mouvement anarchiste à partir de la critique de la théorie collectiviste qui proposait de quantifier la valeur du travail selon le temps ou la tâche effectuée ; ce qui se traduisait par la formule « de chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail ».
Pour les anarcho-communistes, cela impliquait qu’il y ait un centralisme économique qui définisse cette valeur (en monnaie ou en bons de consommation), et donc des personnes spécialisées dans l’estimation de la valeur du travail. Théoriquement et pratiquement, tout cela était inacceptable, car il n’était pas possible ni souhaitable d’attribuer une valeur à l’activité humaine. Ils estimaient en outre que les modes de production modernes avaient atteint une telle complexité industrielle et technique qu’il devenait impossible de déterminer la proportion exacte de travail réalisé par chacun et le paiement juste qui devait lui correspondre. Tenter de le faire impliquait un retour vers le système capitaliste des salaires et une société inégalitaire.
Autre critique : la formule collectiviste « de chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail » correspondait bien aux anciens artisans devenus ouvriers de l’industrie. Mais en fonction du type de travail réalisé, beaucoup de salariés resteraient en marge de ces revenus (les ouvriers agricoles sans qualification, les travailleurs domestiques, les employés, les femmes, les vieillards et les malades) : c’est pourquoi il était nécessaire de collectiviser la production et la consommation. En d’autres termes, pour qu’il puisse exister une prospérité générale équitable, il était indispensable de socialiser les outils de travail et les produits du travail entre tous les membres de la société qui contribueraient à cette production, sans oublier leur consommation à laquelle tous et toutes auraient droit. D’où la nouvelle formule proposée par les anarcho-communistes pour répartir le produit social : « De chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoins. »
Cf. des éléments du débat présentés par Daniel Guérin, L’anarchisme, Gallimard, Folio, 1981, pp. 70-74 ; et dans l’ouvrage de Clara E. Lida, La mano negra. Anarchisme rural, sociétés clandestines et répression en Andalousie (1870-1888), L’Échappée, 2011, pp. 48-50 et 103-107.
Si les anarchistes de l’époque étaient conscients des risques et réfléchissaient au moyen de les limiter, à l’épreuve des faits en Espagne, c’est la consigne collectiviste « à chacun le produit de son travail » qui fut généralement appliquée en ville. Le Communisme Libertaire était plus facile à concrétiser à la campagne car il englobait toute la population d’un village. La vie entière des gens fut transformée et pas seulement leur vie laborieuse.
Les Giménologues poseront la question : qu’est-ce qui est en jeu dans l’étrange tentative de reconstruire le monde autour d’un centre que ses occupants ne cherchent qu’à fuir : le travail ?
« Nous ferons du travail la détermination suprême de la vraie richesse, le signe unique du prestige social, il sera la plus grande source de fierté pour les travailleurs émancipés. »
L’auteur de ces lignes, Juan Fábregas, affilié à la CNT en juillet 1936 et futur ministre de l’économie de la Généralité de Catalogne, estimait « nécessaire de créer une mystique du travail ». Dans un article intitulé « Éloge du travail », il proposait de remplacer l’anathème biblique « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » par un « anathème humain, qu’il sera impossible de railler, applicable de manière inflexible et inexorable : « Qui ne travaille pas ne mange pas ! ».
Un anarchiste individualiste éminent, Felipe Alaiz, peu versé jusque-là dans les questions économiques, définit en 1938 le « problème essentiel de l’Espagne » comme étant le problème du « non-travail », et soutint que le « retard espagnol provenait, en grande partie, de la paresse congénitale qui faisait que [l’Espagnol] se satisfaisait d’un croûton de pain ». Il ajoutait que « les grèves étaient partiellement responsables du déclin de l’éthique du travail », et qu’elles ne faisaient que nuire au nouveau « consommateur-producteur ». Il s’inquiétait : « Si nous ne travaillons, pas, nous allons tout perdre, même si nous gagnions la guerre. » Cf. son article « Vers un stakhanovisme espagnol ? » in Tiempos nuevos, octobre-novembre 1938.
Pendant longtemps le mouvement libertaire (notamment l’anarcho-syndicalisme, le communisme libertaire, et d’autres courants) a, comme le marxisme traditionnel, naturalisé les catégories capitalistes et leurs formes sociales correspondantes, et en particulier le travail.
On verra que de 1936 à 1938 ce ne sont finalement pas tant l’argent (qui sera conservé pour les échanges), la propriété privée (qui ne sera pas radicalement abolie), l’État (qui ne fut pas abattu) ni le marché (qui ne fut neutralisé que dans les collectivité rurales) que les anarchistes espagnols dénoncèrent, mais le « non-travail » sous toutes ses formes : celui des bourgeois et grands propriétaires exploiteurs, oisifs et parasites ; et celui des classes populaires rétives au salariat, dont l’ouvrage de Michael Seidman permet de prendre la mesure.
Nous aborderons le matériau dont s’est servi l’auteur d’Ouvriers contre le travail à Barcelone et Paris pendant les fronts populaires.
À partir des sources patronales et syndicales, Seidman aborde en détail la réticence des ouvriers barcelonais à retourner au travail, dès juillet 1936 :
« L’absentéisme, les fausses maladies, les retards et les grèves constituaient une résistance directe. […]. La résistance indirecte consistait en vol, sabotage, coulages de cadences, indiscipline et indifférence. […]. À Barcelone, la désobéissance persistante impliquait un désaveu implicite de la direction économique par les syndicats. […]. Tout cela limitait le rendement et provoqua les réactions coercitives des appareils syndicaux. »
Sachant que « le nouveau comportement type de l’ouvrier d’industrie de l’époque était d’en faire aussi peu que possible », comment s’étonner qu’un projet d’émancipation libertaire, désormais associé à la soumission volontaire au temps et à l’espace du travail industriel, ne fasse pas recette ?
Nous évoquerons « l’anticapitalisme tronqué » des anarchistes, au sens où ces derniers critiquaient la domination au travail et non pas la domination du travail. Le capitalisme n’était pas appréhendé comme un mode de production mais comme le système d’exploitation d’une classe par une autre, où une minorité capte la richesse sociale à son profit.
Il ne s’agit pas ici de railler ni de dénigrer mais de voir comment une société encore peu colonisée par « l’esprit du capitalisme » fut invitée en 1936 à se débarrasser de ce dernier en basculant dans le productivisme et le consumérisme, et en passant d’un stade du développement capitaliste à un autre. Cela équivalait à subordonner toujours plus la force de travail vivante à la logique d’accumulation du capital.
Les Giménologues, 8 novembre 2011