Quand le 21 juillet 1936 à Barcelone, une bonne partie des leaders anarchistes estima que la situation n’était pas favorable à l’application immédiate du communisme libertaire, l’argument des « circonstances » fut constamment invoqué : toute l’Espagne n’était pas libérée des troupes factieuses ; il ne fallait pas effaroucher les démocraties qui pourraient aider la république espagnole ; il fallait avant tout reprendre Saragosse, etc.
Mais la base déjà organisée en comités de quartier et de défense prenait possession de la ville sans attendre la moindre consigne, et mettait en branle le réseau de ravitaillement, l’amélioration des conditions d’existence, l’expropriation des usines et ateliers etc. De la même manière dans les localités rurales, l’appropriation des terres des grands propriétaires suivit logiquement la victoire contre les militaires factieux. Tout ceci représentait la phase préliminaire évidente d’une socialisation prônée par la CNT au congrès de Saragosse en mai 1936.
Comme le rappelle Edouard Waintrop dans son livre récent [1], « dans ce contexte surgirent de nouveau les différences de conceptions qui coexistaient depuis toujours à l’intérieur de la CNT, aussi bien sur la façon d’organiser le combat contre le capitalisme et l’État que sur la construction de la société de l’avenir égalitaire. »
Au fil des semaines, la création et l’activité du Comité Central des Milices Antifascistes ne masquait pas vraiment la reculade révolutionnaire en cours : l’État ne serait pas aboli, les anarchistes allaient y entrer comme ministres ; le communisme libertaire n’était toujours pas à l’ordre du jour, et dans les usines plus ou moins collectivisées, le contrôle ouvrier se transformait en contrôle des ouvriers.
Si une partie de la militancia anarchiste se sentait trahie par une CNT de plus en plus verticalisée, pour la grande masse des affiliés qui combattait dans les milices ou qui travaillait en usine, le prestige et la confiance attachés aux militants valeureux et appréciés rendirent sans doute encore plus opaque la lecture de la stratégie circonstantialiste, et plus difficile sa critique, d’autant plus que ceux qui défendaient le maintien de l’État et la collaboration de classes recouraient toujours à la phraséologie révolutionnaire.
En se plongeant dans le matériau du livre de Michael Seidman [2], une constatation d’importance permet de mieux comprendre cette apparente contradiction : pour le courant anarcho-syndicaliste devenu majoritaire au sein du mouvement libertaire après 1933 [3], faire la révolution revenait à adapter l’anarchisme aux exigences de la société industrielle, en lieu et place de la bourgeoisie considérée comme incapable. C’est donc bien avant juillet 1936 que le projet de communisme libertaire fut revisité, et non pas seulement après, en fonction des circonstances engendrées par la guerre civile. Une partie du malaise de la base que la CNT prétendait représenter s’exprima sans doute dans les innombrables refus des ouvriers de travailler dans les usines barcelonaises collectivisées.
Dans l’appareil critique et dans la postface des Fils de la nuit, nous avions abordé quelques conflits internes importants apparus au sein du mouvement libertaire en 1936 et 1937. Nous sommes aussi remontés jusqu’aux fondamentaux de l’anticapitalisme des anarchistes espagnols de l’époque, dont celui de vouloir abolir l’argent en sauvant l’honneur du travail, ce qui a fortement déplu à certains :
« Les Giménologues, comme enhardis par leur fréquentation assidue des textes des prophètes de l’hypercritique, nous assènent quelques pesantes réflexions sur la “valeur”, le “travail” et la “marchandise” afin de nous prouver que, malgré la grandeur d’âme de ses militants et au-delà de la trahison de ses instances, l’anarchisme espagnol était par trop superficiellement anticapitaliste pour entreprendre une authentique révolution. »
(José Fergo, recension des Fils de la nuit, in A Contretemps, n° 25, janvier 2007.)
Notre démarche a été bien accueillie par d’autres :
« Dans leurs notes les Giménologues font une lecture ouverte qui observe les faits dans leur déroulement. […] [cette] lecture ouverte nous permet de nous interroger encore sur la possibilité de la révolution, sur la façon de changer les bases de notre société capitaliste : travail, argent, État… »
(Recension parue dans la revue Etcetera, n° 41, Barcelone, décembre 2006. Traduction par nos soins.)
À l’invitation de nos compadres du bulletin Sortir de l’économie, je me suis penchée sur l’émergence de « l’utopie de la libération sur le lieu de travail [4] » dans sa version anarchiste, non pour donner des leçons aux révolutionnaires des années trente, mais parce que cet incritiqué reste d’actualité.
Si beaucoup d’ouvrages ont traité des questions politiques et doctrinaires et des vicissitudes du rapport des anarchistes au pouvoir, peu de travaux à notre connaissance proposent une critique très poussée des choix économiques de la CNT, et surtout de sa gestion des entreprises, où elle eut les coudées franches jusqu’à la fin de la guerre. Seidman est le seul à signaler qu’elle dut faire face à la persistance de la résistance au travail des ouvriers et employés barcelonais, et à mettre ce phénomène en rapport avec l’option industrialiste et productiviste des anarcho-syndicalistes.
Ce n’est pas faire injure au mouvement libertaire espagnol que de procéder encore et toujours à une mise à plat de ses options et stratégies, sans craindre de casser l’excès de romantisme [5] qui obscurcit le tableau ; et sans se cantonner à l’explication par la trahison ou à la critique ad hominem des leaders de la CNT-FAI. Le tout est d’arriver à discerner ce qui relève des égarements d’une époque et ce qui est imputable aux limites intrinsèques du mouvement.
Myrtille, giménologue,
le 8 juin 2012
De « La lucha por Barcelona »
à « El elogio del trabajo »
L’anticapitalisme des anarchistes et anarcho-syndicalistes espagnols
des années trente
Première partie
Chapitre A. Le projet de Communisme Libertaire en mai 1936
1. Le Congrès de Saragosse
2. L’affirmation du travail
Chapitre B. Qu’advint-il du processus révolutionnaire à Barcelone après le 19 juillet 1936 ?
1. Delenda capitalo
2. Le Comité Central des Milices Antifascistes
Chapitre C. La vie dans les entreprises barcelonaises collectivisées en 1936-1938
1. Le mouvement des collectivisations à Barcelone : une ébauche de sortie du capitalisme
2. « Nous ne croyons pas à une résistance massive au travail »
3. Syndicats et syndiqués dans les années trente
4. La gestion syndicaliste des entreprises sous contrôle ouvrier
5. La résistance ouvrière
6. « Toute cette révolution contre l’économie doit s’arrêter »
Annexes
Annexe I : Los Amigos de Ludd, « L’anti-machinisme dans l’État espagnol aux XIXe et XXe siècles »
Annexe II : Les deux courants de l’anarchisme espagnol
Annexe III : L’anticapitalisme tronqué des anarchistes espagnols
Annexe IV : El elogio del trabajo
Références bibliographiques
Chapitre D : Un début de socialisation en Aragon
Chapitre E : (Nouveaux) Enseignements de l’expérience révolutionnaire espagnole
Il s’agit ici d’aborder concrètement quelques questions que les révolutionnaires espagnols traitèrent in vivo à Barcelone et dans les campagnes aragonaises au cours de leur tentative annoncée de sortie du capitalisme, et les débuts de réponses qu’ils y apportèrent.
Chapitre A. Le projet de Communisme Libertaire en mai 1936
En ce début d’année 1936, pour les prolétaires espagnols en guerre sociale ouverte contre les classes possédantes, l’heure semble décisive et la situation à la fois grave et claire.
1. Le Congrès de Saragosse
Lors de son fameux congrès du mois de mai à Saragosse, la Confédération Nationale du Travail (CNT) avertit de l’imminence d’un putsch militaire et appelle à s’organiser tout de suite contre le déclenchement d’un possible conflit mondial. Elle considère comme évidente la « faillite du parlementarisme » et réaffirme ses « principes apolitiques » [6]. En même temps, la CNT se réunifie et réintroduit en son sein les représentants de sa fraction réformiste, les « Trentistes » [7]. L’échec de plusieurs tentatives insurrectionnelles impulsées depuis 1933 par les « faïstes » [8] y était pour quelque chose.
La première motion approuvée le 7 mai par les congressistes est celle sur le chômage ; les trois suivantes portent sur la réforme agraire, sur les alliances révolutionnaires, [9] et sur « le concept confédéral de Communisme Libertaire [10]
».
Congressistes à Saragosse en mai 1936
« Motion sur le chômage »
« Motion sur la réforme agraire »
Je souligne ce ralliement à l’industrialisation, posé comme évident. Les libertaires espagnols semblaient jusque-là avoir hérité du mouvement de révolte populaire contre l’introduction de la mécanisation dans les manufactures et dans l’agriculture, ainsi que de la tradition de « résistance tenace à la généralisation du travail salarié » au XVIIIe siècle, décrits par Los Amigos de Ludd.
« L’anti-machinisme dans l’État espagnol aux XIXe et XXe siècles »
On lit par exemple en 1927 dans La Revista Blanca que
Selon Urales, c’est dans les campagnes que coexistaient à la fois la plus grande moralité, la plus grande exploitation des travailleurs par les possédants et la plus grande hostilité au capitalisme. Il appelait à décongestionner les grandes villes, fermer les grandes usines et disperser les industries afin de réconcilier le monde citadin et le monde rural, le travail intellectuel et le travail manuel. (Cf. Lorenzo, 2006, p. 93.)
Tout cela peut être rapproché des considérations en forme d’hommage aux anarchistes espagnols que Franz Borkenau exprima dans son livre publié en 1937 [12] :
[…] La révolte des masses espagnoles ne fut pas un combat qu’elles menèrent pour améliorer leurs conditions de vie dans le cadre d’un système capitaliste admiré, mais un combat contre les premières manifestations d’un capitalisme honni. […] Quelles que soient les concessions faites dans les dernières décennies aux nécessités du progrès industriel, le travailleur espagnol ne s’est jamais résigné comme ses collègues anglais et allemands à n’être qu’un simple employé de l’industrie. […] L’exigence américaine d’un “ toujours plus ” matériel est chose inconnue en Espagne. […] la tradition de lutte contre l’oppression, la mentalité du brigand qui abandonne son village pour vivre libre est infiniment plus vivace en Espagne que celle du syndicaliste acceptant de longs mois de grève en échange d’un peu plus d’aisance matérielle. C’est pourquoi le recours à la violence n’est jamais écarté a priori par les masses espagnoles, qui jugent au contraire suspecte l’action syndicale pacifique. Pour me résumer, je dirai que ce qui heurte la conscience du monde ouvrier et paysan espagnol, ce n’est pas l’idée d’un capitalisme qui se perpétuerait indéfiniment, mais l’apparition même de ce capitalisme. Telle est pour moi la clef de la position privilégiée de l’anarchisme en Espagne. […] La valeur éminente [que les anarchistes] attribuent à la liberté s’explique par le fait que, dans le cadre d’un système de pensée s’intéressant assez peu aux réalisations matérielles, la tyrannie apparaît comme le principal reproche qu’on puisse faire au système industriel moderne – le même reproche que l’on pouvait auparavant adresser au servage. »
Toutefois, avec la montée en puissance de la CNT en Espagne, le soubassement anti-matérialiste évoqué par Borkenau et par Los Amigos de Ludd [13] ne sera plus aussi déterminant dans les années trente. Les anarcho-syndicalistes décidèrent d’adapter l’anarchisme aux exigences de la société industrielle, estimant que la technique est une bonne chose quand la richesse est socialisée, et une mauvaise quand elle est monopolisée par le capitalisme. En 1933, certains considéraient encore que la machine devait s’adapter à l’homme, mais il n’en sera plus de même ensuite.
Pour prolonger la question, je reviens au congrès de mai 1936 avec l’examen de la
« Motion sur le concept fédéral de Communisme Libertaire »
« Les deux courants de l’anarchisme espagnol »
Le texte de la motion fait allusion à un clivage quasiment consubstantiel apparu au sein de l’anarchisme espagnol, qui recouvre aussi implicitement deux façons de repousser le capitalisme : l’une depuis le territoire de la vie quotidienne (le quartier et la commune rurale) ; l’autre depuis le lieu de travail.
Les congressistes ont tenté de neutraliser le conflit né du « désir d’hégémonie » de chaque tendance pour garder l’unité du mouvement à peine reconquise, d’où un texte qui tente de ménager la chèvre et le chou, mais qui fait encore la part belle au fond communaliste :
La conception de l’individu ici avancée rompt avec les fondamentaux du sujet stirnérien des individualistes et illégalistes des premiers temps. En tant que « cellule juridiquement personnalisée », l’individu est intégré dans un « pacte » où « devoir de produire » et « droit de consommer » découlent d’un « préalable » posé comme indiscutable : il est avant tout un producteur [14] . Le futur ministre de la justice (et homme d’action de la CNT) avait déjà annoncé la couleur en octobre 1931 :
Revenons à la motion :
« La révolution ne peut se fonder ni sur l’entraide, ni sur la solidarité, ni sur le lieu commun archaïque de la charité. [15] […]
En conséquence, nous croyons que la révolution doit s’appuyer sur les principes sociaux et éthiques du Communisme Libertaire qui sont :
– à chacun selon ses besoins, sans autre limite que celle imposée par les possibilités économiques
– solliciter le maximum d’efforts de chaque être humain à la mesure des besoins de la société et en tenant compte des conditions physiques et morales de chacun. »
« L’organisation de la nouvelle société après la rupture révolutionnaire »
« Une fois terminé l’aspect violent de la révolution, seront déclarés abolis la propriété privée, l’État, le principe d’autorité, et par conséquent les classes. […] Une fois la richesse socialisée, les organisations de producteurs se chargeront de l’administration directe de la production et de la consommation. »
Une fois établie la commune libertaire en chaque localité, elle se saisira de tout ce que la bourgeoisie détenait et « les hommes se prépareront à accomplir le devoir volontaire [16] – qui se convertira en véritable droit quand l’homme travaillera librement – d’aider la collectivité, […]. Les producteurs de chaque branche, réunis en syndicats sur leurs lieux de travail, détermineront librement la façon de s’organiser. […] Bien entendu, les premiers temps de la révolution ne seront pas faciles et il faudra que chacun redouble d’effort et consomme seulement ce que la production rendra possible. […]
Comme base (dans le lieu de travail, le syndicat, la commune, dans tous les organes régulateurs de la nouvelle société), le plan économique d’organisation aura le producteur, l’individu comme cellule et pierre angulaire. » Comme organe de liaison entre la commune et le lieu de travail, il y aura le conseil d’atelier ou d’usine (à la campagne le conseil d’agriculture). Une « carte de producteur » remise par les conseils en question donnera « droit à la satisfaction des besoins. Il y figurera la quantité de travail en unités de journée, et [elle] sera valable pour l’acquisition de produits pendant un an ». Les cartes de consommation seront distribuées « aux éléments passifs de la population par les conseils communaux ».
Les associations de producteurs industriels et agricoles se fédèreront au niveau national « tant que l’Espagne sera le seul pays à avoir réalisé sa mutation sociale ».
Ici, point d’importance, c’est donc en priorité le temps de travail qui est pris en compte dans le statut social des hommes, bien que théoriquement la satisfaction de leurs besoins soit le souci premier. L’égalité doit être fondée arithmétiquement, d’où l’importance de la statistique dans l’organisation sociale anarchiste. [17]
Les communes sont autonomes et fédérées au niveau régional et national.
Une « niche » est ainsi prévue pour les individualistes « non consuméristes », ce qui sonne un peu comme un dernier hommage aux ancêtres du mouvement.
Dans le texte de la motion, l’individu, la commune et le syndicat sont bien les trois piliers de la future société libertaire ; mais au vu de ce qui advint quelques mois après, on comprend que c’était la tendance syndicaliste qui était en train de prendre le dessus, incarnée et activement défendue par Abad de Santillán, un des principaux intellectuels du mouvement, [18] qui avait longtemps « préféré la municipalité rurale et s’était opposé à la domination du sindicato dans le mouvement anarchiste ». [19] Il écrivait dans un commentaire post festum :
Il estimait que le collectivisme de Bakounine ou le mutuellisme de Proudhon « étaient plus proches de la vraie nature humaine, car l’homme est généreux, plein d’abnégation, mais aussi égoïste ».
Le cadre était déjà posé par le même Santillán en 1934 :
« Le salut réside dans le travail et le jour viendra où les ouvriers le voudront ce salut. » [23]
Comme quoi, on n’y était pas encore...
De manière plus explicite encore, le futur ministre de l’économie de la Généralité de Catalogne soutenait dans la revue Tiempos Nuevos du 5 septembre 1934 que les progrès de l’économie moderne et la nécessité de supprimer le capitalisme et l’État amenaient le mouvement à développer les possibilités technologiques de l’humanité, et à en finir avec « l’utopie ruraliste ». Les anarchistes eux-mêmes devaient s’adapter :
En juin 1936, dans la même revue Tiempos Nuevos, Santillán pestait contre les « contradictions » et les « obscurités » des motions du Congrès où, selon lui, trop de place était encore concédée au communalisme :
Ainsi, à partir d’une volonté de rupture indéniable avec le capitalisme et de bannir la misère matérielle une fois pour toutes, les leaders anarcho-syndicalistes espagnols des années trente – à l’instar de leurs homologues européens, tel Pierre Besnard – se sont majoritairement ralliés à la théorie du prolétariat portée par le marxisme traditionnel, qui critiquait le Capital du point de vue du Travail, tout en intégrant le développement de ce dernier comme une étape dans la montée en puissance de la classe ouvrière. Dans ce cadre, d’instrument de lutte contre le capital, le syndicat devient une entité qui préfigure la société émancipée à venir. [26]
À suivre…
Myrtille, giménologue,
le 30 mai 2012
Annexe n°1 : Extrait de l’article de Los Amigos de Ludd :
« L’anti-machinisme dans l’État espagnol aux XIXe et XXe siècles »
« Le système industriel [en Espagne] a connu une première étape sous la forme de manufactures concentrées et non mécanisées dans des usines créées ou favorisées par la Couronne au XVIIIe siècle, parmi lesquelles le grand établissement consacré à la draperie, à Guadalajara, reste la plus célèbre. Signalons également l’usine d’Ávila (destinée à la préparation du coton), les hauts-fourneaux de Liérganes et de La Cavada, en Cantabria, qui servaient à la fonte des canons, l’usine de tabac de Séville, etc. La résistance des travailleurs à des formes de travail nouvelles et oppressives s’y est manifestée par des grèves, des attaques physiques contre les contremaîtres et les cadres, etc., mais sans doute parce qu’elles sont encore en petit nombre et ne portent guère préjudice aux intérêts des travailleurs, aucune destruction de machines n’a lieu à cette époque. Par contre, une résistance tenace à la généralisation du travail salarié se fait jour ; il est perçu par les ouvriers et les ouvrières de ces établissements comme une négation de leur liberté individuelle et collective, une atteinte à leur dignité, une dégradation physique et mentale ; en faisant de l’argent perçu comme salaire le facteur principal de leur vie, il est finalement vécu comme un corrupteur de leur intégrité morale. À en juger par leurs actes, ces travailleurs rejoignaient la pensée d’Aristote qui faisait du travail salarié une forme de semi-esclavage, et la résistance exemplaire qu’ils y opposèrent est une des causes principales, sinon la principale, des mauvais résultats obtenus par la presque totalité de ces établissements. […] Dans l’État espagnol, […] la propriété communale et les formes de coopération entre égaux restaient étonnamment puissantes au XIXe siècle, d’où une prolétarisation assez incomplète et le poids énorme de la petite propriété. Cet état de fait a rendu difficile l’articulation du marché intérieur, a réduit l’usage et la circulation de l’argent, freiné la concentration des masses déshéritées dans les zones industrielles et, finalement, a limité l’industrialisation, faisant de l’Espagne un pays “ attardé ” selon la rhétorique des apôtres du développement et du productivisme.
[…] Dans le cas de l’État espagnol, l’attachement des gens à des formes de vie préindustrielles était justifié, car elles comprenaient des biens communaux importants que les diverses entreprises absolutistes et libérales ne réussirent pas à éliminer totalement ; des biens particuliers (terres, maisons, troupeaux, matériel agricole, etc.) assez bien répartis ; des outils et des ustensiles (métiers à tisser, etc.) de l’industrie rurale décentralisée également très communs ; la survie du régime de conseil municipal ouvert (dans les villages) qui offrait encore quelques restes d’auto-gouvernement ; des habitudes d’entraide enracinées, efficaces et satisfaisantes ; un mépris généralisé pour l’argent ; un grand respect pour les autres êtres humains et pour eux-mêmes les empêchant de se soumettre à des pratiques dégradantes comme le travail salarié (et, par conséquent, à l’empire des machines existantes dans la mesure où elles étaient inséparables du régime salarié) ; un grand sens du courage et de la dignité, une sensibilité aiguë pour le juste et l’injuste qui les poussait à s’affronter aux décisions illégitimes du pouvoir établi, une culture propre vivante et créative, etc. Les communautés rurales ont donc résisté à toutes les tentatives réalisées par l’État et les riches pour les dissoudre, et par conséquent, les machines agricoles ne pouvaient trouver aucun cadre politique et social, excepté dans les quelques régions de latifundium consolidé. Ceci explique que ces communautés préférèrent continuer leur existence (qui était indéniablement, malgré ses graves défauts, meilleure ou, si l’on veut, pas aussi mauvaise que ce que leur offraient la grande ville et la grande industrie), et ne virent aucun intérêt dans la généralisation de la machinerie existante sur le marché (cependant, ils utilisaient couramment la machine qui leur était utile, comme par exemple les vanneuses). […]
La mécanisation de l’agriculture n’a eu lieu que sous le régime franquiste, puisque c’est seulement celui-ci qui, une fois la guerre civile gagnée, a été capable de détruire définitivement la société rurale (tâche à laquelle l’absolutisme comme le libéralisme progressiste avaient partiellement échoué) — destruction qui est la condition nécessaire de la mécanisation massive. »
Dans un autre de leurs textes (2009, p. 108), Los Amigos de Ludd concluent que « la classe ouvrière industrielle, née dans le deuxième quart du XIXe siècle, conserva de fortes attaches avec le monde préindustriel, en raison surtout de l’intégration régulière de paysans dans ses rangs. Par conséquent, et relativement aux autres pays européens, y étaient particulièrement vivaces les idéaux de communauté, l’entraide, le dédain pour tout ce qui a trait à l’argent et aux jouissances matérielles, le goût pour la délibération et la décision en assemblée, la méfiance envers les fonctionnaires des syndicats et des partis politiques. De la même manière, la propriété collective, la critique radicale du capitalisme prédateur, despotique et immoral, portée par les nouvelles idéologies ouvriéristes, marxistes et anarchistes, étaient familières d’un prolétariat issu du monde communal. Ce discours connut ainsi un succès extraordinaire auprès des ouvriers espagnols. Cela rendait fort peu probable un mouvement ouvrier à la manière anglaise, allemande, etc., c’est-à-dire centré sur le conflit salarial, les questions de revenu, autrement dit réactionnaire. C’est ainsi que la rencontre entre le mode de vie et les valeurs héritées du monde traditionnel espagnol et l’idéal radical du mouvement ouvrier a produit un prolétariat extrêmement combatif, cause directe de la guerre civile ».
Les textes des Amigos de Ludd sont traduits et publiés en français. Certaines considérations y sont discutables, à commencer par l’absence de prise en compte de la mécanisation qui apparut dans les collectivités agricoles en 1936-1938 et une certaine idéalisation des rapports sociaux dans les communes rurales, qu’ils reconnaîtront d’ailleurs en partie ultérieurement ; mais le matériau accumulé et l’apport bibliographique sont considérables et permettent à chacun de se faire une idée.
« Jeunes libertaires excursionnistes »
Annexe n°2 : Les deux courants de l’anarchisme espagnol
Le courant anarchiste individualiste était animé depuis le XIXe siècle par une myriade de petits groupes très autonomes, en lutte permanente contre l’autorité, le capitalisme et l’État. Selon Chris Ealham, auteur de La lucha por Barcelona, la tradition libertaire dans cette ville date de la décennie 1860 et fut véhiculée par les groupes d’affinité comprenant entre quatre et vingt membres qui provenaient du même quartier et se faisaient entière confiance. Ils propageaient une « culture de résistance à l’éthique du travail et aux rituels quotidiens de la société capitaliste ». On trouvait parmi eux des pacifistes, des naturistes et des végétariens, des espérantistes, mais aussi des activistes pratiquant la vie bohême, le brigandage, « l’acte individuel antisocial » et l’illégalisme ; ils ne reculaient pas devant l’usage de la violence. Le terreau de ces groupes anarchistes était la culture des quartiers (barrios) dont le « code moral » justifiait le « délit économique » pour finir le mois, et dont la pratique « d’action directe » remontait aux années 1830. Ce courant optait pour la propagande par le fait [27] et pour la voie insurrectionnelle. Il s’opposait violemment à toute organisation, restant dans un premier temps à distance de la classe ouvrière. La lourde répression que ces groupes subirent les rendit inopérants.
Les anarchistes plus intellectuels se réunissaient dans les cafés et se mêlaient à la marge, notamment aux gitans. Les idées individualistes se propageaient au sein des centres populaires culturels et sociaux, les Ateneos (entre 1877 et 1914, il en existait 75 à Barcelone), dans les écoles rationalistes et dans de nombreuses revues, parmi lesquelles on trouvait La Revista Blanca, Ética, Iniciales, Estudios, etc. On peut y lire des textes en défense et illustration de « l’expropriateur » qui « restitue à la société la partie du produit du travail confisquée par le bourgeois ». Dans Tierra y Libertad de Madrid en 1902, deux mois après la grève générale de Barcelone, un article de Firmin Salvochea s’intitulait : « Ne travaillez pas ! ».
Ces groupes revendiquaient un certain éclectisme et pouvaient adopter selon les époques des théories philosophiques « non prolétariennes » (Ibsen, Nietzsche, Stirner). Les publications anarchistes témoignaient d’un grand intérêt pour la culture, la science et les arts, à partir d’une démarche foncièrement anticléricale, progressiste et rationaliste. S’ils s’intéressaient peu à l’action syndicale, les anarchistes individualistes, la plupart urbains, respectaient la figure du producteur et étaient de fervents partisans du communalisme, système fédéraliste dont la commune rurale autonome est la base. Les tentatives insurrectionnalistes des années trente pour proclamer le communisme libertaire furent soutenues par la famille Urales par la bouche de la conférencière Federica Montseny en 1932 : « Nous devons, nous les anarchistes, déplacer nos activités dans les campagnes, dans les villages ruraux, d’où partiront les phalanges révolutionnaires, pour en finir avec l’hégémonie des villes, foyers de corruption et de stérilisation des mouvements. [...] Nous n’avons pas besoin des villes pour faire la révolution [...] [villes] qui sont le lieu de concentration des forces capitalistes. » [28]
Fin 1935, au vu de l’imminence de la victoire du Front populaire, beaucoup d’anarchistes individualistes commencèrent à penser concrètement à la société future. Ils se mirent eux-mêmes en garde contre une excessive idéalisation de la vie à la campagne, et sur les difficultés de la vie en commun : « Que nous désirions nous évader de la vie d’usine, de bureau ou de boutique [...] est un mouvement naturel, sain et légitime. [...] Les conditions pour réunir toutes les chances de succès sont de retourner à la campagne progressivement, en gardant le travail qui nous assurera les moyens de vivre (si nous pouvons) et, peu à peu, nous transplanter complètement [...]. Il est nécessaire d’agir seul pour conserver son indépendance et ne pas risquer de compromettre celle des autres. » [29]
Le second courant renvoie à l’anarchisme ouvrier qui ne s’était pas vraiment développé après la création de la Fédération Régionale Espagnole de l’AIT en 1870. Il reprit de la vigueur au début du XXe siècle en s’inspirant de l’anarcho-syndicalisme français. La première grande grève éclata à Barcelone en 1902 ; celle de 1909 fut transformée en insurrection urbaine par la population des quartiers. La CNT se constitua en 1910. L’existence même d’une organisation anarcho-syndicaliste signifiait une certaine rupture dans le modus operandi de l’anarchisme espagnol, contre l’activisme individuel et en faveur de l’action collective et solidaire.
Ce syndicat sans permanent, pratiquant l’action directe, va s’imbriquer intimement dans les communautés de quartiers en créant notamment des Comités de barriadas, réseaux d’information et d’action. Il renforcera une pratique populaire déjà existante où la rue était l’épicentre de l’action, qui va s’intensifier dans les années trente (grèves commençant à l’usine et continuant dans les quartiers, refus de paiement des loyers, boycotts, manifestations de chômeurs finissant en expropriations collectives, manifestations de femmes accompagnées d’hommes armés, libération et planque de prisonniers, édification de barricades, etc.). Tout cela participait d’une contre-culture d’action directe qui n’attendait rien de l’État, violemment antipolitique, particulièrement non misérabiliste et animée d’un sentiment de supériorité morale face aux bourgeois considérés comme des criminels. La CNT affermit ses liens avec les écoles rationalistes, les coopératives de consommation et les Ateneos, lesquels « renforcèrent l’esprit autonome des barriadas, donnant du sens et de la dignité aux expériences des quartiers. Du fait du sacrifice collectif nécessaire à leur ouverture, ils se convertirent en source d’orgueil local, renforçant la confiance de la communauté dans l’idée de la possession commune d’une richesse. […]. Ceci se passait à une époque où en Europe l’arrivée des formes de culture de masse comme le football et les salles de concert avaient commencé à ramollir et diluer la conscience socialiste » (Ealham, 2005 a, p. 95).
Avec la victoire obtenue lors de la grande grève de 1919 contre l’entreprise anglo-canadienne Riegos y Fuerzas del Ebro, à la suite de quoi l’État espagnol fut le premier en Europe à légiférer sur la journée de huit heures, « la CNT devint un des acteurs principaux dans le monde industriel et une référence pour les ouvriers » (ibid., p. 87). La Confédération réussit ainsi à combiner des formes traditionnelles de lutte qui représentaient un grand potentiel d’énergie hors des lieux de travail, et des formes « modernes » comme la grève.
Après 1919, la bourgeoisie catalane réagit fortement contre la CNT, organisa des milices et engagea des pistoleros pour casser les grèves et les militants. Le syndicat dut passer à la clandestinité et s’appuya sur les réseaux de soutien des quartiers. La CNT s’allia également à des anarchistes individualistes organisés en « groupes de défense » qui proposèrent leurs services pour répondre coup pour coup au patronat et à l’État [30] . Afin qu’ils ne se singularisent pas trop, la CNT leur octroya la paye d’un travailleur qualifié pour protéger les militants menacés, collecter les cotisations, attaquer les banques pour financer la caisse du comité pro presos, exécuter les pistoleros et s’attaquer même directement à certains dirigeants. Ces groupes totalisaient 200 personnes environ, et ils représentèrent une source de fierté pour les ouvriers ; jamais ils ne furent infiltrés ni trahis. [31] Début 1923, la plupart des groupes d’action anarchistes qui vont pratiquer l’action directe contre la dictature, tel celui des Solidarios [32], étaient composés d’ouvriers syndicalisés endurcis. Mais ils voulaient garder leur autonomie et multiplièrent los atracos (les braquages) pour s’autofinancer.
La CNT ne pouvait agir publiquement dans les années vingt. L’une des raisons de la création de la FAI en juillet 1927 à Valence était de contribuer à la lutte en tant que société secrète révolutionnaire. Lors du congrès de sa constitution, il fut affirmé de n’établir « aucune collaboration, aucune entente avec des éléments politiques, et de n’être en intelligence qu’avec la CNT. [33] […] On approuva les coopératives de consommation et autres essais constructifs (ateliers communautaires, colonies agricoles), du moment qu’ils étaient imprégnés d’esprit libertaire anticapitaliste. » La FAI, dite « l’organisation spécifique [34] », fonctionna sur la base des groupes autonomes d’affinité, [35] pour certains constitués en Fédération Nationale en liaison avec la CNT depuis 1923. À partir de 1930, elle entra dans sa phase suivante, plus clandestine que secrète, et donna de la voix contre les tendances « réformistes » de la CNT. (Cf. Lorenzo, 2006, pp. 87-91.) En 1931, la FAI devint le foyer d’accueil des opposants au réformisme, et un organe révolutionnaire quasiment spécialisé dans les soulèvements [36] , tout en s’imbriquant de plus en plus profondément dans la CNT.
Les deux courants de l’anarchisme espagnol – représentés par l’individu et la commune d’un côté, et le syndicat de l’autre – s’affrontèrent longtemps dans de vastes et épuisantes polémiques, qui recoupaient d’autres joutes entre les tendances dites « radicales » et « modérées », « spontanéistes » et « organisationnelles », « insurrectionnalistes » et « possibilistes », « faïstes » et « trentistes »… à l’extérieur comme au sein de la Confédération. Dans la FAI elle-même, entre un Federico Urales [37] , partisan d’un « anarchisme communaliste », et un Abad de Santillán appelant à un « anarchisme constructif » en phase avec la croissance industrielle, le clivage était flagrant.
Même si certains individualistes dénonçaient la CNT et la FAI comme des « machines à cotiser » et des « unités dominatrices », notamment à travers la revue Iniciales, beaucoup de liens historiques, politiques et personnels reliaient les représentants des deux courants, qui appartenaient donc bien à la même famille. Des militants anarchistes de premier plan de la CNT-FAI dans les années trente avaient des amis stirnériens. Mais plus la CNT-FAI (et la FIJL, Fédération Ibérique des Jeunesses Libertaires, créée en 1932) envisageaient le surgissement d’un mouvement social de grande ampleur, plus elles prenaient leurs distances avec le vieux fond anarchiste, à commencer par la pratique de l’expropriation individuelle : « Ou nous en finissons avec el atraco, ou el atraco en finira avec nous, » aurait dit Ascaso en 1935 (Voir aussi sur ces questions Chris Ealham, 1999 et Miguel Amorós, 2003 a.)
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