Plus personne, dès lors, ne parla de se rendre. Nous étions tous convaincus que, de toutes façons, nous étions perdus.
Plus personne, dès lors, ne parla de se rendre. Nous étions tous convaincus que, de toutes façons, nous étions perdus. Ils ne nous feraient pas quartier. L’homme est un animal grégaire et dans certaines situations, la majorité des individus reconnaît la nécessité de se laisser diriger par celui ou ceux qu’elle croit les plus qualifiés pour trouver la solution à ses problèmes.
Cartagena, Georges, La Calle et moi formions un quadriumvirat constamment assailli de questions par le restant de la garnison assiégée.
Cartagena était un Espagnol, originaire de la ville du même nom. Grand, maigre, aussi bronzé qu’un gitan, les yeux très clairs, il était taciturne. Il agissait d’abord et expliquait ensuite. Il était toujours partisan des solutions radicales et irréversibles. Personne ne savait rien sur son passé, sauf qu’il avait dû vivre longtemps en France car il en parlait la langue parfaitement. Il devait avoir une quarantaine d’années.
Georges était un ami. Il était Français (parisien), très cultivé, gai, insouciant et aimant raconter des histoires drôles. Ses parents, disait-il, étaient des voleurs professionnels reconnus et protégés par le gouvernement, en échange d’une dîme qu’ils payaient à ce dernier. Il était, en réalité, fils de commerçants.
La Calle était, quant à lui, d’un tempérament contraire à celui de son compatriote. Espagnol, né à Barcelone, il n’avait jamais connu ses parents. Il avait été élevé dans la rue et y avait grandi, d’où son nom : La Calle (la rue). Petit (1,45 m ou 1,50 m), La Rue portait bien son nom : parfois bruyant, parfois silencieux et sombre. Franc, il ne cachait pas sa haine ou son mépris pour tout ce qui se courbe ou s’agenouille devant une image sacrée de n’importe quelle religion. Pour lui, tous les maux de la terre venaient des curés, des moines, pasteurs ou rabbins qui profitaient de l’ignorance et de l’innocence des peuples pour vivre dans le stupre et l’orgie.
Je l’ai souvent entendu raconter sa vie ou des anecdotes, lorsque dans une discussion l’un de nous défendait le droit de croire en n’importe quelle religion si l’on en sentait le besoin. Il éclatait ; sa voix montait, froide, incisive. “ Oui, je m’en fous, si vous voulez croire, croyez, mais sans curé, sans moine, sans pasteur et sans rabbin, car vous ne savez pas ce qu’ils cachent derrière leurs façons onctueuses et leurs sourires bienveillants. Moi, si. ”
Elevé par on ne sait qui, il se souvenait d’avoir mendié dans les rues de la ville quand il était tout petit. Mendiant et cireur avaient été ses premiers métiers. Devenu un peu plus âgé, il voulut apprendre à lire et à écrire. Il s’exerça à tracer les lettres en prenant pour modèle les pages de journaux qui traînaient dans la rue et ayant pour crayon un morceau de charbon, pour cahier le trottoir.
Un soir, le curé de sa paroisse le surprit recopiant une page sur le mur de l’église et lui proposa de lui apprendre à lire et à écrire. Il accepta, heureux de voir son rêve se réaliser. Il avait alors une quinzaine d’années, mais comme il était petit, personne ne lui donnait son âge. Le prêtre l’invita au presbytère, le fit manger, boire : en un mot, il le mit en confiance. Il lui donna aussi des leçons. Tout alla bien pendant quelques jours. Le petit José La Calle était aux anges. Un soir après la leçon, son maître l’invita à passer la soirée chez lui pour lui tenir compagnie car sa Célestine était obligée de s’absenter. Après le départ de la bonne, le saint homme sentit le besoin de prendre un bain et suggéra à José d’en faire autant. Le petit ne se méfia pas : un curé, c’est chaste, le représentant de Dieu sur terre ne peut pas être un vicieux. Il se déshabilla et rentra dans la petite pièce où une douche était installée. L’homme de Dieu y pénétra avec lui pour l’aider à se savonner. Avec le prétexte du savonnage, il palpa, caressa tout son corps, des mollets aux fesses, son dos, son ventre, sa poitrine. Il savonna son sexe en faisant jaillir le gland du prépuce. José n’aimait pas du tout cela, mais n’osait rien dire. Une fois propre comme un sou neuf, son amphitryon lui passa le bras autour des épaules et le guida vers la chambre, tout en lui parlant du plaisir qu’il avait d’avoir un ami si gentil et si jeune, et en plus intelligent comme lui. C’est dans la chambre que les choses se gâtèrent... Le curé commença à l’embrasser, à passer sa main de la nuque aux fesses de José qui, le premier instant de surprise passé, se dégagea, saisit une lampe à pétrole qui était sur la table de chevet et la lui cassa sur le crâne. Puis il s’enfuit après avoir enfilé son froc. Il quitta Barcelone sans prévenir personne, même pas Angelita, une petite fille, son amie de toujours, plus âgée que lui d’un ou deux ans.
Trois ans s’étaient écoulés lorsqu’il revint dans sa ville natale. Il rechercha son amie. Bien sûr, il ne croyait pas trop la trouver encore libre. Il espérait qu’elle serait heureuse avec son mari et lui-même serait content de son bonheur. Si elle était libre, si elle n’était pas fiancée, alors il lui demanderait d’être sa compagne. Il la retrouva un soir au Barrio Chino, devant la Criolla, le rouge aux lèvres, du noir aux yeux. Elle faisait le tapin. J’entends encore sa voix trembler lorsqu’il disait en serrant les poings et la voix pleine de sanglots : “ Si elle m’avait dit que ce métier lui plaisait, qu’elle le faisait de sa propre volonté, je n’aurais rien dit et je lui aurais proposé de venir avec moi, de vivre avec moi de l’argent que je gagnerais en travaillant. Mais Angelita avait un “ Chulo ” (maquereau) qui la battait quand elle ne gagnait pas assez et qui l’avait obligée, à force de coups et de menaces, à se prostituer. Je suis parti, la laissant à son travail et je me suis planqué. J’ai attendu presque toute la nuit... puis il est arrivé, l’a prise par le bras comme si elle était sa propriété depuis toujours. Je suis sorti de ma planque et me suis approché. J’ai demandé à Angelita s’il était son homme. Elle a répondu : “ Oui, José. ” Ma “ navaja ” est entrée dans son cœur toute seule. Il n’a pas dit un mot. Il est resté un moment droit, les yeux grand ouverts, puis il est tombé la face contre terre.
Voilà pourquoi je hais les prêtres, pourquoi je me bats contre les capitalistes : parce que les prêtres et les capitalistes sont les maquereaux du peuple. Ils nous obligent à travailler pour eux comme les souteneurs forcent les filles à se prostituer : par la force des coups et des menaces, par la misère qu’ils entretiennent dans le monde ouvrier. ”