Par Juan Gutiérrez Arenas [1]
Le 17 février 1998, CeNiT, organe de la C.N.T. Espagnole en exil en France, publiait un article que je lui avais adressé, et dans lequel je proposais aux militants de me faire parvenir leurs témoignages. Quelques jours plus tard, je recevais une première lettre de Juan Gutiérrez Arenas et, le 14 mars 1998, il joignait un texte complémentaire.
Aujourd’hui, Juan est toujours libertaire. Il vit en France, à Tarascon-sur-Ariège, où il s’est exilé comme beaucoup de militants.
Cédric Dupont
Alhama de Granada se situe en Andalousie, sur les terres de la Très Sainte Vierge, comme on a l’habitude de dire là-bas. Il dépend administrativement de la ville de Granada, dont il est distant de 12 lieues (la lieue équivaut à 5 km et demi) en direction du sud-ouest, et se trouve près d’une chaîne de montagnes, la Sierra Tejeda, qui fait partie de la Sierra Nevada.
L’histoire de ce village remonte aux temps de la présence arabe en Andalousie. À l’époque, il défendait Granada et, pour s’emparer de cette ville, les souverains catholiques — Isabel et Fernando — durent d’abord conquérir Alhama. Son nom est d’ailleurs d’origine arabe, qui signifie « eaux chaudes », ses thermes, réputés pour leurs facultés thérapeutiques, étant classés comme les seconds d’Espagne.
Le centre du village est d’architecture arabe, avec de grandes demeures. Elles appartenaient toutes aux caciques. Ces maisons ont deux étages, des escaliers intérieurs très larges et de hauts plafonds. La porte principale conduit à un patio dallé avec des colonnes, puis aux pièces et aux chambres. L’autre porte, dite fausse porte, mène aux basses-cours, aux écuries, aux magasins, aux greniers, aux dépôts pour le grain, l’huile, le vin, la charcuterie, etc. Et ces demeures, bien que situées dans des localités de 10.000 à 20.000 habitants, sont appelées « casas de campo » (maisons de campagne).
Dans la partie basse du village se situe le quartier « arabe », avec ses rues étroites. Il était peuplé à 95% d’ouvriers. La partie haute, postérieure à l’époque maure, était constituée de maisons à bon marché de un ou deux étages. Ce quartier, appelé « El Tejar » parce qu’il y avait alors un atelier de fabrication de tuiles, de cruches, de plats et d’autres ustensiles du même genre, était entièrement peuplé d’ouvriers.
Comme la plupart des villages andalous, Alhama de Granada avait une forte activité agricole. Il existait toutefois un artisanat familial : des menuiseries, des forges, des ateliers de ferronnerie, de cordonnerie, de poterie, et une dizaine de moulins. Ceux-ci fonctionnaient grâce aux eaux du Rio Marchan et à la dénivellation du terrain, et produisaient même de la lumière en petite quantité.
À cette époque — de 1930 à 1937 — le rendement de ces moulins était maximum. Alhama produisait de la farine pour plusieurs endroits d’Andalousie, particulièrement pour Málaga et sa province, puisque les sols de ces terres produisaient des fruits et des légumes tandis que ceux des alentours de Granada convenaient mieux pour les céréales.
Il y avait alors 10 000 habitants à Alhama, en majorité des paysans sans terre, des journaliers, pauvres non depuis des années mais depuis des siècles. Car les terres appartenaient à une minorité de propriétaires, marquis, comtes et gens d’Église, vivant pour la plupart à Madrid ou dans d’autres capitales de province.
Le paiement des rentes se faisait en général après la récolte, entre le mois d’août et le mois de septembre. Pour cela, le cacique nommait un administrateur ou venait en personne percevoir le loyer, que le métayer payait avec sa récolte, que ce soit du blé, de l’orge, des pois chiches, des lentilles, des amendes, de l’huile d’olive, ou encore des agneaux, des cochons, des chevreaux, etc
Mais en 1936, au moment de payer les rentes, il n’y avait plus ni administrateurs, ni caciques, et beaucoup moins de curés. Car si les fascistes s’emparèrent de Granada dès les premiers instants du soulèvement, à Alhama, les ouvriers, organisés dans la C.N.T. et l’U.G.T, prirent l’initiative. Ils emprisonnèrent immédiatement les responsables fascistes et ne se préoccupèrent pas des autres, sachant que la peur les empêcherait d’agir. Ceux-ci s’enfuirent et les meilleures maisons, celles des caciques, se trouvèrent alors vides.
Les syndicats choisirent une de ces demeures pour y installer la Collectivité, et les métayers apportèrent là lesdites rentes afin de mettre le tout en commun. En échange de simples bons, l’argent n’ayant plus cours, chaque famille obtenait ce dont elle avait besoin. Je me souviens que beaucoup de produits étaient distribués selon les mesures utilisées à l’époque, comme le boisseau, le quart, la fanega, etc... Je dirais que l’huile se mesurait en jarres, ce qui représentait plus qu’un litre.
Le Comité de la collectivité était constitué de membres de la CNT, de l’UGT et de je ne sais quelles autres tendances, à l’exception des communistes. Mon père fut désigné pour s’occuper du ravitaillement, donnant les marchandises contre les bons.
Comme nous vivions alors dans un quartier un peu éloigné, appelé « la Jolla », le Comité mit à notre disposition une maison de caciques. Et bien que la demeure dans laquelle nous habitions, d’aspect humble, était celle de mes grands-parents, nous acceptâmes. Je dois dire que nous fûmes la seule famille ouvrière à vivre dans une de ces maisons, car toutes celles qui étaient vides servirent à héberger les réfugiés arrivant des petits villages de la plaine de Grenade, tels que Santa Fé, Cijuela, Fuente Vaqueros... et les rares personnes qui parvinrent à s’échapper de la ville même.
Sur les dix moulins qu’il y avait (aujourd’hui en ruines), sept produisaient de la farine et trois de la lumière. Un de mes oncles travaillait dans l’un d’entre eux comme meunier avec quatorze autres employés, chargés soit de moudre le blé, soit de mener les mules pour distribuer la farine, puisque tout se faisait à dos d’âne.
Le propriétaire de ce moulin ayant fui, les ouvriers créèrent aussi une Collectivité et décidèrent que tous percevraient désormais le même salaire, les bénéfices étant versés dans une caisse commune. Le comptable du patron, connu comme fasciste, demeura à ce poste — puisqu’il était le plus apte pour se charger de l’administration — mais il toucha le même salaire que les autres.
Quelques mois plus tard, ils purent moderniser leurs machines. Ce fut une grande réussite, car le moulin produisait alors plus à lui seul que tous les autres réunis. Le rythme de production de ces derniers n’avait pas changé, leurs propriétaires refusant d’intégrer la Collectivité. En effet, on était alors libre de travailler seul ou collectivement, à condition de ne jamais exploiter personne.
Au moulin, mon oncle [maternel], Manuel Espejo López, fut désigné pour s’occuper des échanges avec les autres provinces et localités, en particulier avec Málaga, puisque les fascistes avaient conquis Grenade et ses alentours.
Je me souviens d’une histoire que notre mère nous raconta souvent à propos des communistes et des collectivités : un jour, notre père ne rentra pas pour le repas, qui a lieu vers 14 heures en Andalousie, et elle s’inquiéta jusqu’à la tombée de la nuit. II s’avéra que des communistes, en assez grand nombre et surtout très bien armés, enfermèrent le Comité dans la mairie, profitant sûrement de la tenue d’un plénum. Ils voulaient tous les fusiller.
Heureusement, à l’époque se trouvait non loin de là un château où s’organisaient les milices. Elles furent semble-t-il alertées et logiquement elles vinrent les désarmer. En d’autres occasions, mon père dut, sous la menace des armes, leur céder des quantités de blé, d’orge, etc. Cela se produisit dans bien d’autres endroits, et il n’en fut pas autrement à Alhama. C’est ainsi que les staliniens faisaient la révolution.
Alhama fut occupé par les bandes maures et l’armée fasciste de Queipo de Llano — surnommé « l’ivrogne » — dans la nuit du 22 au 23 janvier 1937.
À leur arrivée, 80% des habitants s’étaient enfuis, après avoir détruit tous les documents de la Collectivité. Les caciques trouvèrent le village en excellent état, c’est-à-dire que les champs étaient semés et travaillés, les jachères faites, tout était prêt pour semer les pois chiches au mois de mars. Les fascistes ramassèrent la récolte sans faire le moindre effort.
Mon père fut condamné à mort pour avoir exercé des responsabilités dans la Collectivité. Et lorsque mon oncle revint au village, les fascistes le confrontèrent au propriétaire du moulin. Celui-ci lui dit alors textuellement : « Je devrais te flanquer une raclée, mais je t’embrasse ».
À ce moment-là, les caciques étaient seigneurs et maîtres de nos vies, pouvant s’ils le souhaitaient se porter garants ou nous dénoncer. Et dans ce cas, c’était le peloton d’exécution, sans prison ni juge. Mon oncle doit la vie à cet individu, puisqu’il l’employa de nouveau au moulin. Cela le sauva, mais comme il me disait parfois, il eut la « trouille » durant de nombreuses années.
Juan Gutiérrez, Banat, 1998
Les Giménologues, 25 janvier 2013