Mon court séjour à Barcelone m’apprit que la révolution sociale reculait : la nécessité vitale de gagner la guerre faisait passer au dernier rang les réformes qui nous étaient chères.
Mon court séjour à Barcelone m’apprit que la révolution sociale reculait : la nécessité vitale de gagner la guerre faisait passer au dernier rang les réformes qui nous étaient chères.
Pour les anarchistes, la poursuite de la guerre primait tout : ils avaient accepté de rentrer dans le gouvernement de Catalogne pour conserver l’unité des forces prolétariennes. On parlait déjà de la réorganisation de l’armée, de sa restructuration en divisions, bataillons...
Chez María Ascaso, les discussions très animées, entre ceux qui étaient pour et ceux qui étaient contre, duraient jusqu’à des heures très avancées de la nuit. J’étais un des adversaires du retour à l’armée classique. Mais mes adversaires avaient un argument de poids : il fallait gagner la guerre d’abord. Mes compagnons confiants dans leur combativité, dans la justesse et la bonté de leur Idéal, méprisant la conquête du pouvoir pour eux-mêmes, croyaient qu’une fois la Paix revenue, les masses ouvrières et paysannes s’organiseraient, suivant l’exemple des collectivités aragonaises et catalanes que nous avions implantées là où nous étions passés. Ils tenaient pour négligeable le fait que tous les partis et organisations en lutte contre les fascistes avaient ouvert leurs portes à n’importe qui pour gonfler leurs effectifs. Ainsi, numériquement parlant, le rapport des forces avait changé, basculant d’un camp à un autre.
Dans certaines villes, le Parti Communiste, pratiquement inexistant avant le 19 juillet, était devenu majoritaire. Les autres formations politiques aussi voyaient le nombre de leurs adhérents augmenter, mais dans des proportions moindres. La lutte pour le pouvoir était perceptible par tous, même par ceux qui, comme moi, ne côtoyaient pas les hautes sphères de la politique.
Le jour où j’avais connu Francisco Ferrer, j’avais également fait la connaissance de Camilo Berneri, professeur de philosophie et conseiller écouté des libertaires d’origine italienne. Je l’avais, par la suite, souvent rencontré chez María. Au fil des discussions, nous avions sympathisé. J’éprouvais un véritable plaisir à l’écouter, et lui riait lorsque, lui répondant, je poussais mon raisonnement jusqu’à l’absurde. Un soir, le débat s’était engagé sur la possibilité, pour un libertaire, de travailler à son compte et d’ouvrir un atelier. Prenant la parole, j’essayais de lui démontrer qu’avec le temps, si l’affaire prospérait, le libertaire serait porté à agrandir son atelier, à embaucher des ouvriers pour faire face aux commandes et satisfaire les clients. Et, un beau jour, l’ancien anarchiste se retrouverait faisant partie d’une organisation patronale et membre honoraire des œuvres de la police pour défendre ses usines et son capital devant les exigences de ses ouvriers et employés. L’anarchiste est un être humain : il est sujet à toutes les tentations, à toutes les embûches de la société dans laquelle il évolue. L’effort le plus grand qu’il doit fournir est celui qui lui permet de rester, s’il est ouvrier, paysan, employé, ce qu’il est. Si le sort l’a fait naître nanti de tous les biens de la terre, il doit trouver la force de renoncer à son rang et à la fortune, et devenir à son tour quelqu’un qui travaille pour vivre, c’est-à-dire un exploité.
Ma tirade m’avait valu la sympathie du professeur qui, en apprenant que je désirais retourner au front car l’ambiance de la ville commençait à me fatiguer, me proposa de faire le voyage avec lui. Berneri ne se faisait pas d’illusions sur le dénouement de la lutte entre les différentes factions pour la conquête du pouvoir dans l’Espagne antifasciste. Comme je lui citai une phrase de Louise Michel : “ Le pouvoir est maudit, il pourrit tous ceux qui l’exercent ”, il me dit que la Bonne Louise avait raison, mais que, malgré les défaillances de certains de ses compagnons les plus chers, elle avait continué son combat jusqu’au dernier jour de sa vie, fidèle à son Idéal. Il dit aussi qu’il ne fallait jamais désespérer, malgré les échecs, les défaillances, les trahisons. L’humanité marchait vers l’Anarchie, c’est-à-dire vers la Liberté absolue de tout individu, vers cette forme de Société où il n’y aura, au livre des lois, que deux articles :
1- La Liberté d’un individu finit là où la Liberté d’un autre commence.
2- Chacun doit produire selon ses possibilités et consommer selon ses nécessités.
Puis il me rappela cette phrase d’Élisée Reclus : “ L’Anarchie est la plus haute expression de l’ordre. ”
C’est Camilo Berneri qui me donna de la progression sociale cette image : le cheminement de l’Humanité est comparable, me dit-il, à une migration de fourmis rouges dans les pays tropicaux : elles avancent en rangs serrés, détruisant toute vie animale ou végétale sur leur route, pour se nourrir. Les indigènes allument des feux, creusent des fossés pour les détourner, les arrêter dans leur marche et protéger ainsi leurs champs, leurs récoltes... Les fourmis avancent... Les premiers rangs étouffent le feu, comblent le fossé plein d’eau. Les autres passent sur les cadavres calcinés ou noyés de ceux qui se sont sacrifiés pour que leur peuple arrive là où il pourra construire la nouvelle Cité. Les anarchistes ont été depuis toujours le fer de lance du Progrès Social vers la Liberté absolue de l’être humain.
Obligés par les réactionnaires à user de la violence pour défendre ou conquérir les droits à la vie, nous exposons nos idées mais nous nous refusons toujours à les imposer par la force.