Prologue de Tomás Ibañez de
Á chacun son exil. Itinéraire d’un militant libertaire espagnol
Henri Mélich
Acratie 2014
« Á la croisée des livres et des luttes.
“Á chacun son exil ”… Á l’instar de cette vérité qui sort du puits, toute nue, le secret de ce livre se montre à nous sans le moindre voile dès l’énoncé de son titre : l’exil, oui, mais un exil dont on peut prendre les rênes plutôt que de le subir. Trois quarts de siècle se sont écoulés depuis ce jour de février 1939 où un jeune adolescent se voyait contraint de franchir les Pyrénées pour chercher refuge en France. Mais la considérable longueur de cette période n’a nullement émoussé l’importance qu’a revêtue et que revêt toujours, l’exil, dans l’existence d’Henry Melich. C’est comme si la condition d’exilé était devenue une partie de lui-même, une composante de ce qu’il est, et s’était incrustée à jamais dans sa chair.
Nous le savons bien, l’exil est tout à la fois un événement ponctuel et une condition d’existence. “Expulsion hors de la terre natale”, lit-on dans les dictionnaires, même si les causes et les modalités de l’exil/événement peuvent être multiples sa définition semble donc univoque. Par contre, si on le considère en tant que condition, l’univocité cède bien vite la place à la diversité. Il y a, en effet, mille et une manières de construire une existence en exil. L’une d’elles, qui s’apparente à “un déni d’exil”, consiste même à tout faire pour annuler au plus vite sa spécificité, en se fondant dans le milieu d’accueil et en cherchant à submerger dans l’oubli toute trace de l’événement qui a provoqué l’exil. Une autre, teintée de nostalgie pour la contrée d’origine, consiste à attendre avec plus ou moins d’impatience et de manière plus ou moins passive que changent les circonstances qui ont provoqué l’exil/événement pour pouvoir revenir enfin au pays.
Une troisième, qui assume et revendique la condition d’exilé, est celle que choisit Henry Melich dès qu’il dut quitter sa terre natale. Si les événements qui se bousculaient sur la scène politique et dans les champs de bataille usurpèrent brutalement sa volonté en faisant de lui un exilé, ce fut quand même sa volonté qui fit de cet exil une œuvre personnelle, le construisant pas à pas, et le modelant à sa manière pour en faire finalement “son” exil. C’est précisément cette création personnelle, faite d’engagement, de lutte, de fraternité et d’espoir que ce livre nous invite à découvrir tout en témoignant qu’aujourd’hui encore son auteur demeure fidèle à cette lutte contre la barbarie qu’il était alors trop jeune pour mener mais qui, en définitive, fut la cause de son exil.
Pour Melich, le passage des Pyrénées ne marqua pas la fin d’une histoire et le début d’une autre, il dessina plutôt - d’un trait ferme - les nervures d’une continuité. Une continuité qui n’était pas déterminée d’avance, qui n’était pas pré-inscrite dans le cours des choses, mais qui fut consciemment formulée et voulue : poussé vers l’exil parce qu’il se trouva entraîné par les pas des combattants de la liberté, il deviendra à son tour “un combattant de l’exil”.
Le titre du livre, je le répète, nous fournit, subtilement, la clé de l’histoire de vie qu’il déploie dans ses pages : l’exil, oui, mais un exil que chacun construit à sa façon et qui peut, soit laisser dormir en paix les vainqueurs, soit leur rappeler sans cesse que leur victoire n’est ni totale ni définitive.
Certes, Melich ne fut pas le seul à ne pas se satisfaire passivement de la condition d’exilé, par-delà son histoire personnelle, son témoignage nous permet de saisir qu’elle fut l’intense activité déployée par le milieu libertaire de l’exil espagnol. Ce témoignage bénéficie d’ailleurs de conditions privilégiées puisque l’auteur s’installa à Toulouse au tout début des années cinquante et qu’à l’époque, cette ville était, pour ainsi dire, la capitale de l’exil libertaire espagnol. Dans une ambiance que la proximité des espoirs partagés et des souffrances endurées rendait chaudement fraternelle, et où l’entraide était puissamment à l’ordre du jour, les évocations de la révolution espagnole nourrissaient profusément les conversations. Des causeries, des conférences, des meetings, des spectacles de théâtre, des fêtes, des campings d’été, des réunions militantes, des publications de journaux et de brochures, formaient un dense tissu d’activités qui cherchaient à maintenir mobilisée et unie une communauté encore bercée par le rêve d’un prompt retour au pays. Ce fut dans cette ambiance qu’apparut Hermine, et qu’elle devint l’admirable compagne de toute une vie.
L’une des qualités des récits de vie tels que celui que nous offre Melich est qu’ils nous permettent d’accéder à des réalités sociales qui échappent généralement au regard des historiens de profession même lorsque ceux-ci s’écartent de “la grande histoire” et s’intéressent à l’histoire des mentalités ou des modes de vie. Rien de tel que de lire ces témoignages venus “d’en bas”, forgés au cœur même de la vie quotidienne, pour pénétrer les caractéristiques d’une époque et d’un milieu social particulier.
Sans nul doute, comme beaucoup des exilés espagnols, Melich est un amant de la liberté, mais c’est également un amant passionné des livres et de la lecture. D’ailleurs, cela va souvent de pair car ces deux amours s’entrelacent dans bien des cas, la lecture étant une façon de se sentir libre, et la liberté se nourrissant notamment de récits. S’il est vrai, comme j’y ai insisté, que le secret de cet ouvrage se révèle clairement dans son titre, peut-être pourrait-on déceler aussi un deuxième secret dans l’objet même qui est ainsi titré, car, bien sûr, cet objet n’est pas autre chose qu’un livre. Or le fait d’être un livre renvoie directement à ce qui constitue chez Melich une véritable passion que l’on sent palpiter tout au long de son récit. En même temps qu’il s’efforçait d’apprendre le français, il dévora pendant son adolescence des milliers de pages, passant de Fénelon à Blasco Ibañez, de Han Ryner à Upton Sinclair, de Henry David Thoreau à Elisée Reclus, ou de Georges Sand à Arthur Koestler pour ne citer que quelques-uns des auteurs qui le captivèrent.
Parsemant ses souvenirs de références littéraires, Melich nous entraîne en fait dans un intéressant parcours à travers la littérature, un parcours qui ne nous renseigne pas seulement sur ses propres goûts mais aussi sur le type de lectures qui ont marqué une partie de l’exil espagnol dans les années cinquante et soixante. Ce goût intense pour la littérature explique que quand Melich assuma, au cours des années cinquante, des responsabilités dans la Commission de Relations de la FIJL (Fédération Ibérique des Jeunesses Libertaires), ce fut bien sûr le secrétariat dénommé “Culture et propagande” qu’il choisit. C’est cette même passion pour la lecture qui l’amena à travailler de préférence dans des activités professionnelles liées au domaine des livres, soit dans des librairies, soit comme démarcheur pour des maisons d’édition, et il finit même par ouvrir une librairie militante à Perpignan dans les années soixante-dix.
Au vu de toutes ces données, rien d’étonnant à ce que j’ai été tenté de titrer ce prologue, “Henry Melich, ou l’amour des livres”, mais ni l’appropriation de l’exil pour en faire « son » exil, ni l’amour des livres ne suffisent à caractériser l’auteur de cet ouvrage. Il faut, de plus, parler de courage et d’engagement. Car il fallait certainement un sacré courage pour prêter appui aux fugitifs dans la France de Vichy quand on n’a que 16 ou 17 ans, ou pour rejoindre le maquis sous le nom de guerre de “Robert Sans”, quand on est à peine plus âgé, ou encore pour pénétrer en Espagne, peu après, l’arme au poing avec un commando qui essuya le feux des forces franquistes. C’est encore du courage dont il faudra faire preuve pour s’engager dans la lutte antifranquiste au cours des années soixante, quand le DI (Défense Intérieure) et la FIJL entreprirent un harcèlement direct de la dictature, ou pour traverser maintes fois la frontière espagnole dans les années soixante-dix afin de “faire passer” des camarades qui fuyaient la répression.
Melich fit preuve de ce courage, mais il se caractérisa aussi par la discrétion, car il pratiqua comme personne l’art de ne jamais se mettre en avant. Il s’agissait d’être là où il le fallait, au moment où il le fallait, mais sans le claironner ensuite aux quatre vents, en demeurant discrètement dans la pénombre.
Je viens de parler des allées et venues à travers la frontière espagnole pour “passer” des camarades en difficulté, mais dans les dernières années du franquisme et dans les premières du post-franquisme, le franchissement des postes frontaliers avait aussi d’autres objectifs. En effet, le mouvement libertaire espagnol, décimé par la répression, tentait de se reconstituer une fois de plus, et toute l’aide qu’il pouvait recevoir était bienvenue. Le petit groupe libertaire de Perpignan, dont Melich faisait partie depuis qu’il avait quitté Toulouse pour le Roussillon, ne ménagea jamais son aide. Elle consista notamment dans l’édition et le passage clandestin de brochures de propagande anarcho-syndicaliste, au début des années soixante-dix, pour approvisionner les jeunes libertaires catalans qui avaient repris le flambeau des idées libertaires.
Puis, après la mort de Franco et l’extraordinaire résurgence de la CNT (Confédération Nationale du Travail), l’aide et la collaboration furent totales pour favoriser ce renouveau. Encore faut-il souligner que l’aide en provenance de Perpignan était tout à fait inconditionnelle, et qu’elle visait à subvenir, dans la mesure des maigres possibilités locales, aux besoins des camarades d’outre Pyrénées sans jamais prétendre influencer leurs options militantes et leurs décisions idéologiques, pour autant qu’elles demeuraient dans l’ample éventail de l’anarchosyndicalisme.
Malheureusement, pour des raisons qu’il n’y a pas lieu d’exposer ici, l’impétuosité avec laquelle avait ressurgi la CNT s’exténua en peu de temps, et la fièvre militante des années soixante-dix fit place au militantisme, tout aussi nécessaire mais beaucoup plus gris, des périodes d’accalmie. La fin du franquisme se fit attendre encore quelque temps après la mort du dictateur mais l’avènement d’un nouveau régime en Espagne marqua enfin, officiellement, la fin de l’exil.
Cela arrivait, hélas, bien trop tard pour beaucoup de ceux et de celles qui avaient nourri l’espoir de rentrer au pays dès que la dictature aurait disparu. Trente-six ans s’étaient écoulés depuis l’exode massif vers la France et beaucoup de ceux qui étaient encore jeunes à cette époque avaient non seulement vu grandir leurs enfants nés en sol français mais même leurs petits-enfants. L’exil était fini, mais ses conséquences ne pouvaient être éludées ; la génération qui avait été chassée d’Espagne avait enfoncé trop profondément ses racines dans le sol français pour que, sauf exceptions, un nouveau déracinement fut envisageable.
Cependant la continuité à laquelle je faisais allusion plus haut entre la riposte populaire de 1936, le passage des Pyrénées en 1939 et les activités de l’exil ne s’est pas brisée avec la mort de Franco. La mémoire collective a une telle puissance, même si elle semble parfois s’estomper, que se sont maintenant les petits-fils et les petites-filles de ceux et de celles qui ne purent pas prendre le chemin de l’exil, qui redécouvrent et qui reprennent à leur compte les valeurs des vaincus de 39 et la dénonciation de la barbarie franquiste.
Sans doute, la manière dont des compagnons comme Henry Melich surent construire leur exil n’est pas tout à fait étrangère à ce refus qui se manifeste aujourd’hui dans une partie de la jeunesse espagnole d’accepter une version du passé que les pouvoirs, ceux totalitaires d’hier et ceux pseudo démocratiques d’aujourd’hui, ont soigneusement travesti pour tenter d’exorciser les vents de révolte. »
Tomás Ibañez
Barcelone Juillet 2014