Nous saluons la publication, par les éditions du Coquelicot, de L’Écho des pas, de Juan García Oliver, traduction de El eco de los pasos, paru en 1978 aux éditions Ruedo ibérico.
Ce qui suit n’est pas à proprement parler une recension de cet ouvrage, qui nous demanderait un tout autre travail, à commencer par le fait de le relire dans sa version française, mais plutôt un avis à l’occasion duquel nous proposons quelques pistes de réflexion.
Cette édition était très attendue, car les lecteurs francophones qui ne lisent pas l’espagnol ne pouvaient pas, jusqu’à ce jour, prendre connaissance de ce témoignage inestimable sur la révolution de 1936 en Espagne… et la contre-révolution qui ne tarda pas à la suivre, dont le même García Oliver ne fut pas le dernier des acteurs.
Cette édition est introduite par une préface de Freddy Gomez, reprise du n° 17 de juillet 2004 d’À contretemps, pp. 3-9 [1], qui nous présente déjà la complexité du personnage. Mais elle nous paraît un poil indulgente à l’égard de ce militant [2].
Si l’on peut soutenir que l’action de García Oliver fut révolutionnaire avant juillet 1936 – et encore faudrait-il y regarder de plus près et trier le bon grain de l’ivraie –, il nous paraît nécessaire de souligner en contrepoint que son activité fut placée dès le 21 juillet (ou le 23, selon García Oliver [3]) sous le signe de la contre-révolution, à la tête du très collaborationniste Comité Central des Milices Antifascistes de Catalogne. L’option révolutionnaire ne sera dès lors plus défendue, pour ne parler que de Barcelone, que par les comités de quartiers (barriadas) et les comités d’approvisionnement (abastos), ainsi que l’expose en détail Agustín Guillamón dans ses deux ouvrages La Revolución de los comités. Hambre y violencia en la Barcelona revolucionaria. De julio a diciembre de 1936, Barcelone, Aldarull, 2012, et La Guerra del pan. Hambre y violencia en la Barcelona revolucionaria. De diciembre de 1936 a mayo de 1937, Barcelone, Aldarull & Dskntrl, 2014 [4].
Cette préface, donc, n’est pas assez critique, à nos yeux, à l’égard de la personne et du parcours politique de García Oliver. Car si elle n’oublie pas de rappeler que certains de ses détracteurs décelèrent chez lui une tendance à l’« anarcho-bolchevisme », elle semble renvoyer dos à dos ses adversaires issus de l’anarchisme puriste et du trentisme réformiste. Nous pensons pour notre part qu’il est impossible de s’en tenir là et de ne pas dénoncer la « tendance à la bolchevisation », telle qu’elle apparut bien avant juillet 36 à travers « l’influence croissante de Nosotros et spécialement de García Oliver, qui s’était prononcé pour la prise du pouvoir et l’exercice du gouvernement dans une conférence donnée au Syndicat du Bois » [5].
La position de García Oliver était toutefois un peu plus nuancée, car elle fut exposée sous la forme d’une alternative, qui serait appelée à faire florès : « Ce fut dans la salle de conférences du syndicat du Bois que je prononçai, quelque six mois avant le soulèvement des militaires, ma conférence “ Aujourd’hui ”, dans laquelle, après avoir analysé les problèmes de l’Espagne d’alors, je parvenais à la conclusion que la CNT se verrait sous peu acculée à y faire face, en empruntant la voie du communisme libertaire ou en assumant des fonctions de gouvernement. Conférence qui suscita des discussions passionnées chez les militants confédéraux de Barcelone. [6] »
Nous avons dû retraduire ce passage, car la traduction française comporte une erreur aux implications non négligeables : García Oliver y affirme que « la CNT se vería abocada al cabo de poco a hacerles frente, marchando por la vía del comunismo libertario o asumiendo funciones de gobierno » (El eco de los pasos, p. 208), ce que les traducteurs rendent par « la CNT y serait bientôt confrontée, en prenant la voie du communisme libertaire ou en assumant des charges au gouvernement ». García Oliver n’a cessé de répéter que c’est contraint et forcé par les instances supérieures de la CNT qu’il avait endossé une charge au gouvernement Caballero, et il serait absurde de prêter à García Oliver l’idée qu’il aurait fallu y préparer les militants dès avant juillet 1936, sous la forme d’une alternative entre communisme libertaire et participation à un gouvernement ! Si l’on veut comprendre ce que visait García Oliver en parlant de « funciones de gobierno », il faut penser au Comité Central des Milices, même s’il se faisait des illusions quant aux possibilités d’en faire un gouvernement révolutionnaire, et non au gouvernement Caballero. On peut aussi penser aux Conseils de Défense, constitués sur une base purement syndicale CNT-UGT, à la formation desquels appela la CNT, et dont le seul exemple vraiment institué fut celui d’Aragon.
Après le 20 juillet 1936, les choses seront posées dans des termes un peu différents : « Il n’y avait d’alternative que celle-là : ou nous collaborions à un gouvernement sans le contrôler ou nous assumions la totalité des pouvoirs. La différence est de taille. Quitte à gouverner, il valait mieux que la CNT s’en charge seule. Elle aurait pu prendre le pouvoir, nommer un gouvernement et établir une collaboration avec les autres forces de gauche. C’est ainsi qu’a fonctionné le Comité des milices. Nous le dirigions. Rien à voir avec ce qui s’est passé par la suite, lorsque nous sommes entrés au gouvernement en position d’infériorité. » (Entretien de García Oliver avec Freddy Gomez, 1977, À contretemps, n° 17, p. 28.)
Nous pouvons donner raison à Diego Camacho quand il observe dans son « Contre la bureaucratie et le “ leaderisme naturel ” » : « Lors de ce maudit plénum du 22 [sic] juillet 1936, ce qui fut abordé, ce ne fut pas le problème de la révolution, mais le problème de la puissance : ou “ nous instaurons un pouvoir révolutionnaire ” (“ el ir a por el todo ”) ou nous maintenons le front antifasciste pour la “ collaboration démocratique ”. Dans le premier cas – et tandis qu’on n’explique pas ce que signifiait “ el ir a por el todo ” –, c’était un pouvoir bolchevique (“ la dictature anarchiste ”, formule qu’employait García Oliver pour définir cette situation) ; dans le second, c’était une solution intermédiaire qui faisait déjà pencher la balance en faveur de Luis Companys, c’est-à-dire de la bourgeoisie. Dans les deux cas, la révolution avec des majuscules était déjà perdue. Si l’on était allé pour “ el todo ”, en suivant le désir de García Oliver, la seule chose qu’on aurait gagnée, c’est que Barcelone se serait retrouvée (et on ne sait pour combien de temps) avec un Trotski qui se serait appelé Juan García Oliver. Mais la révolution, non. » (Historia Libertaria, n° 4, mars-avril 1979, pp. 22-27.)
Aujourd’hui que nombre d’activistes seraient prompts à s’emparer de l’épopée des escouades de défense (los cuadros de defensa), pour la formation desquelles García Oliver se dépensa sans compter, il serait bon également de rappeler que ces groupes constitués d’hommes d’action en armes n’étaient pas des groupes paramilitaires destinés à constituer les embryons de la future armée prolétarienne rêvée par García Oliver. Ils étaient bien plutôt des petits groupes de gens qui étaient liés par l’appartenance à un même quartier et dépendaient de comités de défense locaux fédérés dans un comité des comités de défense, niveau auquel l’influence de Nosotros se faisait particulièrement sentir. Ces organes, mi-spontanés, mi-organisés de longue date, qui comptaient presque exclusivement des affiliés à la CNT, ne seront pourtant jamais tout à fait aux ordres de l’Organisation, et c’est pourquoi cette dernière, dans sa tâche de collaboration avec toutes les tendances pro-capitalistes attelées à la reconstruction de l’État républicain, va devoir faire face à ces comités et les affronter. En mai 37, ce sont ces comités de barriada dont Ortiz dira qu’ils sont tombés « stupidement dans la provocation préparée par les “ tovarichs ” avec la complicité de certains éléments de l’Esquerra… » [7].
À l’heure où la société capitaliste donne de nombreux signes d’effondrement, nous pourrions bien voir surgir des situations similaires, dans lesquelles des leaders « révolutionnaires » plus ou moins charismatiques chercheraient à ir a por el todo et à emporter la mise : une lecture critique et désabusée de L’Écho des pas pourrait à son niveau contribuer à déjouer le populisme qui (re)vient, dont le spectre s’étend de l’extrême gauche michéenne à l’extrême droite « nationaliste révolutionnaire ». Rappelons à cet égard que lorsque Companys parvint, le 20 juillet, à convaincre García Oliver et ses compagnons de le laisser en poste, il le dut entre autres à ses paroles populistes : « Dans ces moments, Companys parlait avec une évidente sincérité. En homme […] qui vivait profondément la tragédie de son peuple sauvé de l’esclavage séculaire par l’effort anarchiste, […] il ferait un effort pour se comporter dignement, en catalan qui comprenait que l’heure avait sonné pour son pays […]. » [8]
Nous espérons que le futur lecteur des mémoires de García Oliver aura ainsi compris qu’en dépit des nombreuses zones d’ombre et des innombrables omissions, volontaires ou non, qui parsèment son témoignage, celui-ci demeure l’un des plus fondamentaux, si l’on veut comprendre, ne serait-ce qu’un peu, ce que tentèrent les hommes et les femmes de ce temps.
Nous regrettons pour finir l’absence d’un index des noms, bien présent dans l’édition originale, qui aurait permis de se repérer un peu dans ce livre dense et touffu.
Les giménologues, le 3 janvier 2015.
Complément bibliographique :
« Correspondencia entre Diego Camacho (“ Abel Paz ”) y Juan García Oliver », in Balance, n° 38, Barcelone, 2014.
Téléchargeable ici : https://bataillesocialiste.wordpress.com/2014/09/24/balance-n38-2/
Trois lettres de García Oliver à Luis Andrés Edo (avril, mai et août 1979). Téléchargeable ici : http://luisandresedo.net/es/texts/view/13
Guillamón, Agustín, « Les Comités de Défense de la CNT à Barcelone (1939/1939). Des Cadres de Défense aux Comités révolutionnaires de Quartier, aux Patrouilles de Contrôle et aux Milices Populaires », in Cahiers du Coquelicot, n° 7, Toulouse, 2014.