Avec Madeleine, j’étais rentré à la maison complètement dégoûté, découragé, ne sachant plus quoi faire : retourner au front. quitter l’Espagne ?
Avec Madeleine, j’étais rentré à la maison complètement dégoûté, découragé, ne sachant plus quoi faire : retourner au front. quitter l’Espagne ? Mon amie, voyant mon désarroi, déploya des trésors d’imagination, d’affection pour me remonter le moral et pour que je reste avec elle. Craignant que je ne me laisse tenter par l’accomplissement de quelque geste aussi violent qu’inutile, elle ne me quitta plus un instant. Pour me distraire, elle organisa des soirées où elle recevait ses amies, presque toutes employées de l’hôpital où son mari était soigné. Elle me força aussi à sortir pour de longues randonnées dans la campagne catalane, parfois en groupe, parfois seuls tous les deux comme des amoureux cherchant la solitude.
Parmi les infirmières avec qui elle avait lié amitié, il y en avait une vraiment rigolote. Toujours en train de rire, toujours prête à blaguer ; il semblait que, pour elle, tout dans la vie était prétexte à moquerie. Elle n’était pas jolie : sa figure ronde faisait penser à une ébauche inachevée, ses yeux étaient ronds comme des billes de loto, et le nez minuscule légèrement relevé. Seule sa bouche donnait, avec ses lèvres charnues et d’un rouge foncé, l’impression d’être bien faite. Mais, je ne le jurerai pas, car je ne me souviens pas de l’avoir vue au repos : je crois que même dans le sommeil elle devait rire ou parler. Son esprit moqueur n’épargnait personne, surtout pas moi : pour elle, je n’étais qu’un rêveur perdu dans les nuages, incapable de voir la sordide réalité de la vie. Dépourvue de toute confiance en l’humanité, convaincue que les êtres humains étaient veules, incapables de raisonner logiquement, paresseux intellectuellement, toujours prêts à suivre aveuglément le premier beau parleur qui leur promettait la lune tout comme un troupeau de moutons suit le berger qui le conduit à la boucherie, elle affichait un mépris absolu pour tout ce qui était conventionnel, scandalisant son entourage par ses réparties souvent blessantes pour l’amour-propre de ceux qui l’écoutaient. Elle pouvait avoir entre trente et trente-cinq ans. Soledad était son nom. Solitude. Ce nom lui allait comme un gant.
Selon Madeleine, elle était moralement seule, très cultivée, parlant quatre langues en plus de l’espagnol, partageant sa vie entre son travail et l’étude, indifférente au bien-être matériel et à la majorité des choses qui font l’intérêt des femmes. Soledad affirmait que les seuls besoins, les seules nécessités de l’animal humain étaient manger, boire, dormir et faire l’amour.
Un jour, Madeleine fut obligée de partir de bon matin avec deux de ses amies et son fils pour aller le confier à des paysans des environs de Barcelone. J’étais donc seul à la maison lorsqu’on frappa à la porte : c’était Soledad.
“ Madeleine n’est pas là, lui dis-je.
– Je le sais, c’est elle qui m’a dit que tu étais seul aujourd’hui. Je suis de repos. J’ai toute la journée à moi. Le sachant, Madeleine m’a demandé de venir bavarder avec toi. Tout en parlant, elle avait refermé la porte et donné un tour de clé.
– Ainsi, on ne sera pas dérangé, dit-elle, je veux parler franchement avec toi. ”
J’étais atterré. Je ne pouvais pas la mettre à la porte. Je n’osais pas lui dire de se taire, de s’en aller, de me laisser en paix savourer quelques heures de solitude. Son moulin à paroles déversait inlassablement sa musique. En préparant le dîner, elle me mit au courant de tous les potins de l’hôpital, de la santé de ses malades, des blessés qui arrivaient du front. Après avoir servi le café elle se tut. Surpris par le silence, je levai mon regard : les coudes sur la table, Soledad me regardait en souriant.
“ À toi de parler, je parie que tu es incapable de me dire quoi que ce soit sur mes propos, à part, peut-être, que je t’ai cassé les oreilles. Je suis venue pour te demander quelque chose.
– Ah oui ! Quoi ?
– Que penses-tu de la discussion d’hier soir ? ”
En effet, Soledad avait affirmé pendant une discussion sur la jeunesse que les parents n’avaient aucun droit sur leur progéniture, rien que des devoirs car les géniteurs ne pensent jamais à ce que sera la vie de leurs enfants sur cette terre. Sa théorie était la suivante : les couples font l’amour pour leur plaisir et par nécessité physiologique, la nature l’ayant voulu ainsi pour permettre la continuité de l’espèce, comme les autres êtres vivants sur cette terre. Au fil des millénaires, l’homme a évolué, s’est libéré de beaucoup de contraintes morales et de dangers matériels, a défini et édifié la société actuelle basée sur la loi du plus fort. Toutes les connaissances en matière de réduction des naissances sont interdites et punies par le code pénal, par les dogmes religieux. Plus il y a d’êtres humains sur terre, plus il y a de misère, plus il y a pour les gens au pouvoir la possibilité de recruter de la main d’œuvre à bas prix et des policiers pour encadrer les va-nu-pieds et réprimer, le cas échéant, les tentatives de révolte. Nous mettons au monde des enfants pour que l’on puisse perpétuer l’esclavage de l’homme par l’homme. Et nous voudrions qu’ils nous soient reconnaissants d’une existence de servitude dans une société basée sur l’exploitation de la majorité productive par une minorité hypocrite qui domine en s’appuyant sur l’ignorance et la force de son appareil répressif. Les enfants des classes prolétariennes ne doivent rien à leurs parents car ceux-ci ne se sont pas soucié de réfléchir aux conditions de vie qu’ils pourraient leur donner. Ils n’ont pensé qu’au plaisir de baiser et à l’orgueil de perpétuer l’espèce.
Après avoir réfléchi un instant, je répondis à sa question : “ Je crois fort que tu as raison, mais je dois avouer que je ne m’étais jamais posé la question avant hier soir.
– Écoute Tony, Madeleine m’a dit que tu veux quitter l’Espagne. La guerre n’est pas finie. Nous pouvons encore, malgré nos revers, gagner cette guerre. Je comprends que tu sois dégoûté par tous ces morts, par ces combats impitoyables pour la conquête du pouvoir. Tu prends trop à cœur tes rêves de Justice et d’Amour universel. Souviens-toi qu’au cours de l’histoire de l’humanité, les révolutions n’ont servi qu’à conquérir la reconnaissance de quelques droits pour les individus. Que l’on perde ou que l’on gagne, cela ne changera pas grand chose aux structures de notre société. Tant que l’ignorance restera le lot des masses, celles-ci auront des maîtres. Phalangistes, socialistes, communistes, tous parlent au nom de la liberté des peuples, mais en réalité ils ne songent qu’à leurs propres intérêts, à la possibilité de garder ou de conquérir des privilèges. Reste avec nous, sans te faire d’illusions. La lutte continue et continuera toujours quel que soit le vainqueur. Depuis la nuit des temps, des hommes luttent pour conquérir la Liberté et la Justice. Mais, dès qu’une fraction prend le pouvoir, elle se transforme aussitôt en force de répression pour conserver les privilèges acquis par quelques individus et la lutte reprend, génération après génération, vers cette chimère que l’on appelle Anarchie. ”
Toute l’après-midi se passa en discussions. Nous avions complètement oublié Madeleine qui devait rentrer “ a media tarde ”, lorsque sa voix retentit dans le vestibule : “ Qu’est-ce que vous faites ? Vous vous disputez ? Elle avait ouvert la porte avec sa clé et nous n’avions rien entendu.
– Tony, si tu as encore quelques forces, viens m’aider. En riant, Soledad protesta :
– Tony est sûrement plus reposé que ce matin. ”
On la débarrassa de ses paquets et elle disparut dans la chambre pour réapparaître quelques instants plus tard dans le costume d’Ève avant le péché. Cela faisait des mois qu’elle était ma maîtresse ; pourtant, chaque fois qu’elle m’apparaissait ainsi, sans voile, son visage tendu vers moi, le regard plein de tendresse, une flamme de désir toujours renouvelé m’embrasait et courait dans mes veines comme un torrent de laves sur les pentes d’un volcan. J’ignorais le degré d’intimité qu’il pouvait y avoir entre mon amie et Soledad. Je les regardais, abasourdi, ne sachant quelle attitude prendre. En riant de ma surprise, elle défit le cordon de mon peignoir qu’elle fit glisser sur mes épaules en disant à sa copine :
“ Veux-tu que ça soit moi ou Tony qui t’aide à te mettre à l’aise ? ”
Je ne suis pas un exhibitionniste et la présence de Soledad calmait le désir que j’avais de Madeleine. Énervé, je lui dis de laisser tomber et de ne pas embêter sa copine et je me tournai pour aller ramasser mon peignoir. Mais Madeleine me retint en disant : “ Regarde si elle est belle, Tony. ”
Soledad avait enlevé son corsage. Elle ne portait pas de soutien-gorge ni de combinaison. Sa jupe et sa petite culotte s’en furent rejoindre l’autre pièce de son habillement sur le siège où elle l’avait jetée. Sol était plus mince que Madeleine : légèrement plus grande, les cuisses longues, le ventre plat de sportive, les seins petits. La nature avait réussi le corps et raté le visage. Se tenant par la taille, elles me regardaient en souriant, puis Madeleine se sépara de son amie et en me prenant par le cou me dit : “ Caresse-moi, chéri, caresse-moi. ” Je sentis deux bras qui me ceinturaient et je me retrouvai par terre, couché sur le dos. Ce fut une nuit folle de jeux érotiques, une orgie de caresses, de baisers. Mes deux partenaires étaient déchaînées, insatiables. Soledad, parfois, se retirait de la joute et me servait à boire.
Lorsque je me réveillai, Madeleine et Soledad dormaient encore. Leurs jambes se croisaient sur mes cuisses et leurs bras emprisonnaient ma poitrine. Nous étions couchés en travers du lit : je n’ai jamais su, elles non plus d’ailleurs, à quel moment nous étions passés de la salle à manger à la chambre à coucher. Le mouvement que je fis pour me dégager les réveilla : “ Chéri, ne nous quitte pas. ” J’avais mal au crâne, la bouche pâteuse et l’impression d’avoir un abîme à la place de l’estomac. Je le leur dis en me libérant et je me levai pour aller dans la cuisine où elles me rejoignirent presque immédiatement pour m’obliger à aller m’asseoir dans un fauteuil du salon. J’étais surpris car ce n’était pas dans nos habitudes. Lorsqu’il y avait quelque chose à faire, on s’aidait si c’était possible ou nécessaire, ou bien on restait l’un près de l’autre à batifoler. Ce ne fut qu’après avoir satisfait nos estomacs, que je me rendis compte que mes amies paraissaient soucieuses. Sol restait muette, Madeleine ne quémandait ni bises ni caresses. Cela était contraire à leur tempérament. Tout au moins tel que je le connaissais.
“ Qu’est-ce que vous avez toutes les deux ? Vous boudez ? Vous êtes fâchées ? Qu’est-ce que je ne vous ai pas fait ? ”
Sol se leva en silence et s’en fut chercher une feuille de papier dans le tiroir du buffet.
C’était une lettre de Pablo qui me demandait de rejoindre le groupe le plus vite possible. Lorenzo Giua avait donné la lettre à Madeleine après l’avoir retirée au siège de la C.N.T. où elle avait été expédiée. Au lieu de me la remettre, elle en avait parlé à Soledad, et toutes deux s’étaient mises d’accord pour organiser la folle nuit que nous venions de terminer.
“ Que vas-tu faire ? ” Je ne savais quoi répondre. Le souvenir de Durruti, Berneri, Barbieri assassinés, des dizaines de copains tombés sous les coups des fanatiques du pouvoir ou disparus dans les geôles de la G.P.U. me dégoûtaient de la guerre. À quoi bon se battre ? Les masses étaient comme des troupeaux de moutons enragés qui se massacrent entre eux, incapables de raisonner avec leur propre cerveau, et suivent les marchands de vent de la politique sans apercevoir que ceux-ci se servent d’eux pour conquérir ou conserver la puissance qui leur permet de continuer à les exploiter.
Je sentais comme dans un rêve la tiédeur des deux corps de femme contre le mien, quatre mains qui frôlaient mon corps en le couvrant de caresses.
“ Que vas-tu faire ?
– Je reste ici. ”
Le jour s’écoula paisiblement. Soledad m’avoua qu’elle avait mélangé un aphrodisiaque au malaga qu’elle me servait entre deux joutes. Je regrette aujourd’hui d’avoir perdu la liste des composants de ce stimulant érotique uniquement fait d’herbes et de racines, et qu’elle composait elle-même.
Sous la pression de ma conviction que la révolution était perdue, au moins pour les libertaires, j’avais décidé de rester à Barcelone avec mes copines et de chercher un emploi (le travail ne manquait pas) pour pouvoir me laisser vivre.
L’arrivée inopinée de Lorenzo accompagné de Georges et d’Alfred, deux amis à moi qu’il avait rencontrés au syndicat, où ils attendaient de partir pour le front, devait tout remettre en question. Jo et Fredy étaient arrivés avec un convoi de volontaires pour les Brigades. Mais, connaissant mes sympathies, ils avaient essayé d’avoir de mes nouvelles par la C.N.T. Lorsqu’ils avaient appris que Lorenzo faisait partie du Groupe International de la colonne Durruti, ils lui avaient demandé s’il me connaissait. Et Lorenzo n’avait rien trouvé de mieux à faire que de les amener chez Madeleine dans l’espoir de m’y trouver. Deux jours après, nous étions sur un camion qui roulait vers les hauts plateaux d’Aragon.
À tous mes arguments, ils avaient répondu par leur volonté de connaître les réalisations de la révolution et la façon de se battre des milices républicaines. Ils avaient clos la discussion en déclamant la tirade de Cyrano :
“ Que dites-vous ? C’est inutile ? Je sais.
Mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès.
Non. Non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile. ”