Recension des Chemins du Communisme Libertaire parue dans la revue
La révolution prolétarienne n° 797 de juin 2017
https://revolutionproletarienne.wordpress.com/
Vous n’êtes pas certain de bien faire la différence entre « communisme-anarchiste », « anarcho-collectivisme », « anarchisme « sans adjectif » », « anarcho-syndicalisme » et « communisme libertaire » ? Vous connaissez le déroulement de la Révolution espagnole, mais vous ignorez la genèse du processus qui, de la création de l’Association Internationale des Travailleurs (1864) à la guerre civile espagnole, engendra l’expérience révolutionnaire la plus radicale de l’histoire moderne. Ce livre va répondre à vos questions.
Après avoir arpenté en tous sens la Révolution espagnole avec, pour fil conducteur, les Souvenirs d’un ancien volontaire de la colonne Durruti, Bruno Salvadori, dit Antoine Gimenez (d’où le nom des Giménologues), puis s’être attachée à retrouver les témoignages des combattants révolutionnaires encore en vie ou de leurs proches, Myrtille, cette fois-ci sous son seul prénom, nous propose de remonter le temps pour, comme le dit la citation mise en exergue : « savoir comment les gens du commun sont capables de faire une révolution sociale [et] parcourir l’itinéraire qu’ils ont suivi pour en arriver à un tel engagement total ».
Ce premier volume d’un ouvrage qui en comptera deux commence donc juste après la création de l’Association Internationale des Travailleurs, d’où les « antiautoritaires » (au départ très majoritaires) réunis autour de Michel Bakounine seront exclus quelques années plus tard, après l’écrasement de la Commune de Paris. À la suite de cette scission, la fédération espagnole s’engage massivement dans la voie de l’anarchisme, contre la gestion centralisée et la création de partis politiques voulues par Marx.
La situation particulière de l’Espagne en Europe explique en grande partie ce choix divergent. En cette fin du XIXème siècle, les puissances européennes, la Grande-Bretagne (depuis 1750), l’Allemagne, la France (à partir de 1830) et depuis peu l’Italie, sont entrées dans la Révolution industrielle. Toutes sont dotées de régimes parlementaires. En Espagne, seule la Catalogne connaît un véritable essor industriel. Après un bref intermède républicain (1873 – 1874) les Bourbons sont revenus au pouvoir dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle et le roi Alphonse XII, dit « le pacificateur », règne sur le pays. Cependant, derrière la façade désuète des uniformes chamarrés et des dames en crinolines, une oppression implacable écrase le peuple espagnol. Dans les campagnes, paysans pauvres et ouvriers agricoles sont réduits à un état de quasi-servage par les propriétaires terriens ; dans les villes, les patrons recrutent des hommes de main au sein de la pègre pour briser les mouvements revendicatifs. L’Église catholique, omnipotente, pèse de tout son obscurantisme pour maintenir les masses illettrées dans l’obéissance. Les révolutionnaires arrêtés pour s’être insurgés contre cet ordre féodal, s’ils ne subissent pas le supplice du garrot, s’en vont croupir dans les sinistres prisons du royaume.
C’est dans ce terreau de misère et de violence que s’enracine l’anarchisme espagnol. Mais alors que les marxistes préconisent la prise du pouvoir par les urnes et, dans un premier temps, le maintien de l’État et « l’abolition de la propriété bourgeoise », les anarchistes, qui placent la barre beaucoup plus haut, veulent faire la révolution pour renverser et détruire immédiatement l’État, abolir le salariat, toute propriété privée et toute forme d’autorité. En Espagne, ces propositions radicales soulèvent l’espoir des masses misérables, impatientes de sauter à la gorge de leurs oppresseurs sans attendre les résultats hasardeux des stratégies électorales. Sur ce chemin escarpé, tout est à inventer : quels buts donner à la révolution ? Quels moyens pour y parvenir ? « Jusqu’où démolir ? », interroge Kropotkine.
Les débats qui agitent le mouvement embrassent tous les aspects de la lutte. Légalisme ou illégalisme ? Faut-il créer un parti ? Un syndicat ? Faut-il soutenir les grèves revendicatives ? La violence révolutionnaire doit-elle aller jusqu’au terrorisme ? Comment associer dans un même mouvement les masses paysannes d’Andalousie et les ouvriers barcelonais ?
Les principes sur lesquels on pourra reconstruire la société future sont au cœur de la controverse entre anarchistes collectivistes et communistes anarchistes. Tous sont d’accord pour la socialisation de la terre, des ressources naturelles et des outils de travail, mais les premiers entendent répartir la production à proportion du travail fourni, tandis que les seconds veulent distribuer les produits du travail en fonction des besoins de chacun. Des arguments contestant l’application pratique de chaque option sont avancés par l’un et l’autre camp. Néanmoins, Myrtille nous fait bien comprendre l’enjeu fondamental de ce débat autour de la « valeur travail » : il s’agit rien moins que de redéfinir des notions fondamentales telles que « marchandise », « argent » et, in fine, « salariat ».
L’exposé de ces débats aurait pu tourner au pensum, mais l’auteur sait raconter, resituer le contexte, donner de la chair à l’histoire. L’un des mérites du livre, c’est de nous faire toucher du doigt les conditions extrêmes dans lesquelles s’élabore cette réflexion théorique. Les anarchistes espagnols ne sont pas des révolutionnaires de bureau. Leurs publications, leurs réunions, se font le plus souvent dans la clandestinité. Leurs organisations doivent en permanence réagir aux fluctuations d’un régime qui alterne les vagues de répression et les périodes de relative accalmie. Il leur faut subir les événements internationaux qui bouleversent la vie des Espagnols, comme la guerre hispano-américaine (1898), et s’adapter aux mutations du capitalisme. La presse et l’édition sont strictement contrôlées : c’est sous le manteau que circulent les textes des grandes figures étrangères, Kropotkine, Reclus, Malatesta, qui vont nourrir les débats théoriques des groupes de résistance. Plus d’une fois terrassé, le mouvement se reconstitue dès que la répression marque le pas. Il faut alors reconstruire les groupes, les liaisons, remplacer les militants emprisonnés, reprendre le travail de propagande auprès des paysans sans terre de l’Andalousie comme du prolétariat ouvrier à Barcelone. Peu à peu, les luttes enrichissent d’expériences ce mouvement qui apprend en marchant. Myrtille n’oublie jamais d’évoquer les personnalités de ces militants, hommes et femmes, qui de grèves en insurrections et de bagnes en prisons, avaient voué leur vie à cette révolution dont ils ne doutaient pas, tant le système d’exploitation capitaliste leur paraissait inhumain.
Il n’est pas si fréquent qu’un petit ouvrage – le corps du texte n’excède pas 150 pages – parvienne à traiter de sujets théoriques de façon claire et vivante. L’auteur ne cache pas ses convictions ni ses sympathies, mais elle met sur la table les éléments de chaque débat, le plus souvent sous forme d’extraits de journaux, de témoignages ou de correspondances, et laisse au lecteur le soin d’élaborer sa propre conclusion. L’édition est soignée, enrichie d’un cahier de photos, de textes auxquels il est souvent fait référence dans le livre – un extrait de La conquête du pain de Pierre Kropotkine et la brochure À mon frère le paysan d’Élisée Reclus – ainsi que de l’indispensable chronologie détaillée de l’histoire espagnole pendant la période concernée.
Ce premier volume s’achève en 1910 à Barcelone par la fondation de la CNT, seul syndicat anarchiste de masse de l’histoire, dont le poids sera déterminant dans l’orientation future de la révolution de 1936 – 1937. Pour l’heure, une question se pose aux révolutionnaires issus des sociétés ouvrières de résistance à l’origine du nouveau syndicat : comment concilier la grève revendicative pour des augmentations de salaires avec l’objectif d’abrogation du salariat ? Ce sera le point de départ du second volume des Chemins dont la sortie est prévue dans un an et que nous attendrons avec impatience.
François Roux.
Myrtille, giménologue
Les chemins du communisme libertaire en Espagne, 1868 - 1937
Et l’anarchisme devint espagnol, 1868 – 1910
Premier volume
Éditions Divergences, Collection Imaginaires subversifs.
196 pages, 10 €