Ce fut pendant un de ces départs inexpliqués que je fis la paix avec Cathala, le commissaire politique.
Ce fut pendant un de ces départs inexpliqués que je fis la paix avec Cathala, le commissaire politique. Depuis son arrivée à la compagnie, je ne lui avais adressé la parole que pour des affaires du service. Je n’allais jamais écouter ses conférences, ce qui faisait que beaucoup de copains n’y allaient pas non plus. Un jour, il me fit demander par l’intermédiaire du capitaine la raison de mon absence systématique. Je lui fis répondre que c’était parce que la contradiction n’était pas admise.
Nous étions donc arrivés sur cette colline. Nous avions placé des avant-postes sur les bords d’un ruisseau qui serpentait au milieu des broussailles un peu plus bas dans le creux du vallon et nous nous escrimions à creuser des trous avec des moyens de fortune lorsque l’ordre arriva de nous replier en vitesse. Je m’en fus prévenir les hommes des postes avancés. Quand je remontai, tout le monde était parti, sauf Cathala qui m’attendait et me reprocha mon retard. Je lui fis voir mon foulard plein d’abricots. Il en prit une poignée et, tout en marchant pour rejoindre les autres, il commença à me parler de la nécessité de passer par la dictature du prolétariat pour arriver un jour à l’avènement du communisme libertaire. Nous devions être disciplinés et forts pour faire face à la coalition des forces réactionnaires, dont les représentants, même dans les rangs des soi-disant partis de gauche - me citant le parti socialiste, les autonomistes basques et catalans -, étaient les premiers qui, tout en étant au gouvernement, ne faisaient rien pour la classe ouvrière. Ils défendaient les intérêts du capitalisme, étaient les chefs de ce parti, eux-mêmes étant des bourgeois qui n’hésitaient pas à envoyer la police contre les ouvriers réclamant leurs droits à la vie, les deuxièmes réclamant leur indépendance économique pour pouvoir exploiter à leur seul profit les richesses naturelles et humaines et garder la masse productrice sous la domination des capitalistes et du clergé.
Il y avait beaucoup de vrai dans ce qu’il disait. Je fus obligé de le reconnaître et de le lui dire franchement. Nous avions rejoint le détachement d’arrière-garde. Les copains cheminaient près de nous, écoutant notre conversation. Satisfait d’entendre que je l’approuvais, il allait reprendre son discours lorsque je lui dis : “ Je n’ai pas fini, camarade. Écoute-moi comme je t’ai écouté, je ne te suis pas. Ce que tu reproches aux socialistes arrivés au pouvoir par la voie du suffrage, on pourrait, peut-être, le reprocher aux communistes s’ils arrivaient au gouvernement par le même chemin. L’histoire regorge de pareils exemples depuis la plus haute antiquité. Les esclaves ne se sont révoltés jusqu’à nos jours que pour se donner de nouveaux maîtres. Dans les premiers âges de la révolution humaine, la révolte prenait le visage de la religion, l’ignorance aidant les deux pouvoirs : spirituel et temporel s’aidaient et parfois se confondaient en un seul. Aujourd’hui, il en est de même qu’il y a deux mille ans. Pourquoi ? Parce que les hommes qui ont ou qui prennent la direction d’une société se corrompent et ont besoin pour affermir leur puissance d’un moyen de corruption qui leur permette de forger les outils de répression qui empêchent toute tentative de révolte et de rébellion. Ce moyen, c’est l’argent. Les comités ouvriers et paysans russes le savaient bien, car ils ont aboli la monnaie.
Le parti communiste l’a rétablie après s’être emparé du pouvoir et aujourd’hui la Russie plie la tête sous la botte d’un homme seul : Staline et son organisation policière. Les anciens maîtres ont disparu pour laisser la place aux fonctionnaires du parti qui ne sont pas meilleurs car, l’homme étant ce qu’il est, un organisme de répression comme celui créé par le P.C. en Russie ne serait pas nécessaire s’il y régnait la liberté et l’égalité des différents éléments qui forment la société. ‘ Le pouvoir est maudit ’, a dit Louise Michel, car il pourrit tous ceux qui l’approchent. Nous voulons abattre la forme centralisée du gouvernement, changer la structure de cette soi-disant civilisation millénaire basée sur la force, l’hypocrisie, le mensonge et l’ignorance. Partout où il y a une organisation sociale de classes et de castes, si on y regarde de près, rien n’a changé dans la condition humaine : esclaves, serfs, fermiers, ouvriers. Les mots ont changé pour désigner la partie la plus nécessaire à la survie de l’humanité mais la situation est la même.
“ Vous, partisans d’une direction centralisée, vous donnez des directives aux différents corps de métier et vous prétendez savoir ce qui est ou non nécessaire à la collectivité que vous dirigez. Vous évaluez l’effort de chacun en argent, vous arrangeant pour que celui des sujets dont le travail est le plus nécessaire à la vie soit le moins rétribué. Nous voulons que chaque individu soit responsable de la vie et du bien-être de la collectivité.
Qu’il soit conscient que produire est une nécessité naturelle, donc un devoir, mais aussi qu’il a le droit, en échange, de consommer ce dont il a besoin sans que personne ni rien ne puissent le lui interdire au nom de n’importe quel ordre établi d’origine plus ou moins divine.
“ ‘ L’Anarchie est la plus haute expression de l’ordre. ’ Ce n’est pas moi qui dit cela, c’est Élysée Reclus, un professeur d’histoire. Pour moi, c’est vrai, car être anarchiste signifie ‘ savoir exactement où s’arrêtent mes droits et ce que sont mes devoirs sans que personne ne puisse s’attribuer la prérogative de me dire, au nom de quoi que ce soit, ce qui m’est permis de faire et ce qui m’est défendu ’. Tu veux une preuve ? Regarde-nous, nous sommes en guerre. Nous avons accepté le minimum de discipline. Nous ne marchons pas au pas, nous ne saluons pas nos responsables, mais nous obéissons aux combats. Peux-tu me dire, commissaire, combien de fois nous nous sommes retirés devant l’ennemi de notre propre volonté. Pourquoi ? Lorsque nous sommes arrivés dans les hameaux, les bourgs, les villages, qu’avons-nous fait ? Nous leur avons dit de continuer à travailler leur terre comme auparavant, qu’ils pouvaient l’exploiter en commun s’ils le voulaient, ainsi que les terrains abandonnés par les caciques, que tout leur appartenait.
“ Les collectivités paysannes se sont structurées, le Conseil d’Aragon constitué. Dans les ateliers, on a blindé des camions et réparé des charrues. Dans les campagnes, on a labouré, défriché, semé pour nourrir toute une armée improductive et la masse du peuple des arrières. Cela a fait peur à tous les politiciens assoiffés de pouvoir de tous bords en Espagne et à l’étranger. Ce serait terrible pour eux s’il arrivait que les classes productives, unies par corps de métier, travaillant les unes pour les autres en toute liberté, au lieu d’être encadrées, dirigées par une masse de gens inutiles, se rendaient compte de la situation aberrante où on les maintient depuis des millénaires. Ce serait la fin de tous les privilèges, la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme. Et cela, aucun homme politique de droite ou de gauche ne le veut, parce qu’il serait obligé de retourner aux champs, à l’atelier, à la mine ou au bureau pour avoir droit à sa juste part du travail de tous. Il est préférable pour eux que les choses restent comme elles sont. Leurs maîtres de la haute finance leur assurant richesse, honneurs, privilèges de toutes sortes à condition de garder le bas peuple dans l’ignorance et la soumission.
“ Si on n’abolit pas l’argent et son corollaire la propriété, privée ou d’État, il y aura toujours des riches et des pauvres, des exploités et des exploiteurs . Et cela, nous les libertaires refusons de l’admettre. ”
Nous étions arrivés à l’étape. Cathala me regarda un moment en silence, puis me dit : “ Toi, tu es sincère. Mais combien d’hommes seraient capables de vivre selon tes principes ? Il me tendit la main et, après avoir serré la mienne, s’éloigna. Nous avions dressé le camp aux environs d’un village qui regorgeait de réfugiés aragonais, tous originaires de Bujaraloz, Pina, Gelsa et des hameaux de cette région.