« Le Café des Oiseaux débute comme un thriller politique.
L’auteure raconte l’histoire vraie de Bernard Ferri, un jeune homme d’Aubervilliers, idéaliste et solidaire des luttes de son époque, celles des années 1960 et 70.
Antifranquiste, il est arrêté à Valencia, jugé pour acte de terrorisme et condamné à une longue peine de prison.
Il écrit à ses parents jusqu’à sa libération à l’été 66, obtenue de haute lutte grâce aux soutiens venus de tous bords.
Carabanchel, Càceres, Valladolid, trois prisons et presque quatre ans de son existence.
Une autre vie commence, bientôt ce sera mai 68, l’engagement dans les luttes syndicales et la réflexion collective sur le rôle de l’enseignant révolutionnaire dans les collèges, puis lycées, de l’enseignement technique.
Et la joie de vivre, le goût des amitiés fortes partagées dans les grandes virées à moto et la découverte de l’escalade, une autre forme d’engagement qui implique le corps enfin libre de se mouvoir à sa guise.
L’amour aussi avec l’auteure de ce récit qui n’a rien oublié de ce jeune homme « à la pureté farouche ».
À travers lui, elle rend hommage à toute une génération ardente et généreuse et à ceux, qui, ayant eu la chance de vieillir, ne se sont pas reniés."
[Texte du quatrième de couverture]
Bernard au pied de la falaise de Saffres
Nous avons brièvement évoqué Bernard Ferri à travers plusieurs articles sur notre site, dont celui de Steven Forti : « Trois libertaires français dans les prisons franquistes. L’histoire d’Alain Pecunia, Bernard Ferri et Guy Batoux », publié en mai 2014 dans la revue Atlántica XXII [ cf. http://gimenologues.org/spip.php?article609].
Alain Pecunia a beaucoup écrit sur ces événements ; la façon dont ses deux camarades français les ont vécus est peu ou pas connue.
Il y a un an, Jacqueline Tardivel, qui fut la compagne de Bernard – Ils se sont connus en 1972 – a publié un sobre et tendre récit qui le suit pas à pas depuis son arrestation à Valencia en avril 1963 jusqu’à sa mort accidentelle au cours d’une escalade à Gavarnie en août 1976.
photo du passeport
6 Avril 1963
Tu as tendu ton passeport. Le douanier l’examine, s’attarde sur les tampons. Il regarde en souriant ce jeune homme qui a déjà beaucoup voyagé, il entamerait bien la conversation mais il a à peine répondu à son buenos dias, il ne doit pas parler l’espagnol. Prendre l’air désinvolte d’un étudiant en vacances, ne pas montrer d’impatience, ne pas s’attarder non plus. Ce soir tu repasseras la frontière et Franco vivant, tu ne reviendras pas en Espagne.
Plus tard, et ce jour arrivera, tu iras au Prado voir les Goya. …/…
Tu as bien en tête le déroulement de l’opération, le plan de la ville, le trajet de la gare jusqu’à l’agence Ibéria, le nom des rues, la configuration des lieux.
Tout ira très vite, ce sera la nuit, tu reprendras le train de vingt-trois heures et demain tu retrouveras les camarades, « les copains » à l’auberge de jeunesse de Poitiers. Et tu te tairas car tu as pris quelques libertés avec ton organisation trotskyste opposée à ce genre d’aventures. Depuis le départ de Paris et la descente rocambolesque vers Toulouse, tu as des doutes sur le sérieux de « l’opération Printemps ». Tu as accepté la proposition de Silvio avec qui tu as déjà fait les quatre cents coups, tu veux bien aider les anars espagnols qu’il fréquente, et puis c’est une occasion d’agir concrètement et de te mettre à l’épreuve. Tu ne conçois pas les discours sans la pratique. La consigne est claire : faire exploser une faible quantité de plastic, de nuit, dans un endroit emblématique mais désert. Inquiéter les touristes potentiels mais n’attenter à la vie de personne. Les anars ne s’alignent pas sur les méthodes de l’OAS. [pp. 11-14]
Dans la reconstitution des événements, des actes et pensées, comportements et ressentis de Bernard – à partir de ce qu’il lui a raconté et de ce qu’elle a saisi de lui – l’emploi du « tu » et du présent de l’indicatif nous place d’entrée de jeu au cœur de la personnalité de cet homme de vingt ans et des situations vécues – la plupart du temps assumées par lui.
Dans la première lettre qu’il écrit à sa famille depuis la prison le 14 avril, Bernard met les choses au point :
Je vous le dis tout franchement, il est inutile de regretter maintenant quoi que ce soit, ce qui est fait est fait. J’y suis pour des raisons politiques : pour avoir fait exploser une bombe contre le régime d’ici. Comme il y avait un mouchard dans l’organisation en France, je me suis fait cueillir à la gare avant de rentrer en France, lundi soir. [p. 20]
Au fil des trois cents pages, Jacqueline va le serrer de près, corps et âme. Elle chemine avec Bernard, ses façons de faire et d’être. Elle va même plus loin, suppose des questionnements, des troubles, des doutes.
Et puis, au passage, Jacqueline constate : « J’aime ne pas tout savoir de toi ».
À travers lettres et photos, souvenirs croisés des uns et des autres qui l’ont connu, elle brosse une sorte de psycho-géographie d’un jeune Français engagé dans l’histoire sociale de son temps à Aubervilliers, soulignant son compagnonnage avec les livres.
Elle nous fait aussi connaître l’histoire familiale de Bernard, et dresse le portrait d’une grand-mère qui, bien âgée pourtant, fit le voyage à Valladolid pour visiter le petit-fils en prison, et « qui lisait parfois ce qu’il avait lu pour se sentir proche de lui ».
Prison de Caceres
Dans les archives espagnoles tu es appelé comme il est d’usage, par les noms de tes père et mère : Bernard Ferri Pin. À te voir si méditerranéen qui aurait pu deviner que tu descendais aussi d’une lignée de normands blonds et pâles de peau qui avait pris racine dans les terres du plateau cauchois et sur le littoral de la Manche. Au fil des rencontres, des lettres et des coups de téléphone, les souvenirs égrénés par Yvette [la mère de Bernard], construisent un puzzle dont j’assemble les pièces. Un paysage se dessine, des voix se font entendre, celles d’Alice, la « mémé » de tes lettres, et de Fernand, parents d’Yvette, tes grands-parents. [p. 172]
Bernard au lycée Decour :
Jacqueline explique le choix du titre : « Le café des oiseaux » :
Après toi, il y a tant d’années, je monte les marches de la station Anvers. C’est de là que tu surgissais chaque matin avec la horde des lycéens descendus des banlieues Nord et Est. Je vois ce que tu voyais : en face, le square d’Anvers, au feu à gauche, Le Café des Oiseaux, à droite les murs austères du lycée Jacques Decour, derrière, une rue étroite qui monte au Sacré-Coeur, dans l’angle, la façade écaillée de l’Elysée-Montmartre. C’est dans cet espace bien délimité que tu menais ta vie ardente d’adolescent irréductible. …/…
Le lycée me fait face, je devine à travers les murs le coin de la cour où tu posais, l’œil mauvais, sur les photos de classe des années 1953 à 1961.
J’entends Yvette me les commenter le jour où elle me les a remises : « Tu sais sans doute que le lycée Rollin a pris le nom de Jacques Decour, après-guerre ? C’était un professeur d’allemand, fusillé par l’occupant. Tous les ans le directeur lisait sa dernière lettre écrite à l’intention de ses grands élèves, juste avant son exécution, Bernard en revenait toujours bouleversé. En 1953, à son entrée en sixième, la guerre et la Résistance étaient dans encore dans toutes les mémoires. Je me demande si ça se fait encore cette lecture. La guerre d’Algérie a commencé en 1954, les raisons de s’engager n’ont pas manqué, je crois qu’il a trouvé à Jacques Decour le terreau qui lui convenait. Il faut dire que beaucoup d’élèves étaient issus d’un milieu avec des traditions de lutte. » [pp. 290-291]
Yvette en 2012
Avec Yvette Ferri, Jacqueline reviendra souvent sur les années de jeunesse de Bernard, son engagement contre l’OAS, qui précède, comme pour Alain Pécunia, l’autre pour l’Espagne en 1963.
« Fascistes corrigés à la sortie de Jacques Decour »
Hier midi, à la sortie du lycée Jacques Decour, au métro Anvers, des fascistes ont agressé des lycéens distribuant des tracts pour la journée nationale d’action contre l’OAS.
Mais les jeunes accourus en renfort les ont chassés après une courte bagarre et c’est une vibrante manifestation antifasciste qui se déroula alors spontanément.
Deux cars de policiers sont ensuite arrivés, non pour rechercher les fascistes mais pour « embarquer » quelques lycéens républicains.
Yvette n’ignorait rien des affrontements entre ceux de « Jeune Nation » partisans de l’Algérie française et ceux des « comités antifascistes » dont tu étais et qui réclamaient son indépendance. …/…
Yvette : « Il chantait à tue-tête Le Déserteur de Boris Vian dès que l’occasion se présentait, chanson interdite dont il se délectait à mon grand dam car il nous avait prévenus, il n’irait pas combattre en Algérie, il déserterait et je savais qu’il le ferait. …/…
Nous avons vécu des événements épouvantables. En septembre 1961, à l’initiative du FLN, des milliers d’Algériens manifestent contre le couvre-feu qui leur est imposé par le préfet Papon. Ils quittent leur bidonville de Nanterre avec femmes et enfants. La police couverte par ses chefs se déchaîne et se venge des attentats du FLN. On apprend le lendemain qu’il y a eu des blessés et des arrestations, on nous cache la vérité mais Bernard sait tout de suite par la JSU que l’on a matraqué, parqué dans des stades, torturé et assassiné des gens désarmés et qu’on a jeté des corps dans la Seine. …/…
[Après les accords d’Evian] on a beaucoup trinqué en famille, avec les amis et au travail. Huit ans de guerre, après la guerre d’Indochine, et si peu de temps après la Libération. Les guerres coloniales se terminaient, on allait enfin vivre en paix.
Bernard n’a pas eu son bac mais il allait se remettre au travail dès la rentrée, il me l’avait promis. […] Il s’est inscrit aux Beaux-Arts, il se voyait conservateur de musée, conservateur ! Lui qui voulait tout casser. Il travaillait de temps en temps dans la petite entreprise de bâtiment de son oncle. Il avait mis de l’argent de côté et il est parti, sac au dos, pour une grande virée dans le sud de l’Europe et au Proche-Orient. J’avais bien tort de me croire tranquille, l’Algérie était libre mais pas l’Espagne ». [pp. 141-143-148]
Au fil des lettres de prison, des photos retrouvées au fond d’un tiroir, des témoignages d’amis et de familiers, des reconstitutions de moments-clé, la narratrice remplit des vides, y compris pour elle-même, et enrichit leur brève relation.
Elle prend conscience des endroits et situations où ils auraient pu se croiser avant de se connaître. Elle livre une part de leur intimité, revit des conversations, imagine celles qu’ils auraient pu avoir, les voyages qu’ils n’ont pas eu le temps de faire, les livres qu’elle a continué de lire, sans lui. Car entre eux aussi les livres vont et viennent :
Lorsque je t’ai rencontré tu avais cessé de militer et nous avions, par jeu, décidé un jour de nous offrir un livre choisi dans le paradis de nos bibliothèques, il y avait le choix. Nous avons mis en scène cet échange : « ferme les yeux et ouvre les mains ». Dans les miennes tu as déposé Les Fenêtres d’or de Rudolph Rudnicki, le Polonais de Varsovie et j’ai déposé dans les tiennes Le Jardin des Finzi Contini de Giorgio Bassani, l’Italien de Ferrare. » [p. 160]
Dans la liste des livres adressée à tes parents, je n’avais pas laissé d’être intriguée par ce titre La Pesanteur et la Grâce de Simone Weil, c’était comme une anomalie, un intrus dans du connu. J’ai voulu en avoir le cœur net, j’ai demandé à Alain si cet ouvrage n’était pas destiné à quelqu’un d’autre, à lui par exemple ? Mais non m’a t-il répondu, Bernard aimait beaucoup Simone Weil. Tu demandais les livres de ta bibliothèque, ceux que tu avais lus et peut-être relus, ceux qui te soutiendraient dans l’épreuve de la prison, tu y tenais donc.
Aussi quand Marx m’a parlé de ta « pureté farouche », le visage de Simone est venu se superposer au tien. Ce regard qui vrille, cette même radicalité, cette même intransigeance, ces mêmes engagements et sa mort à trente-quatre ans, en été. [p. 164]
C’est à la fin de l’ouvrage que Jacqueline nous explique comment le Café des oiseaux a pris forme et contenu, un jour de février 2012 :
Un tombeau pour tes livres
Je suis venue à Gouvieux rencontrer Yvette.
Cela fait des années que nous ne nous sommes vues, nous nous téléphonons et nous nous écrivons de temps en temps. Je lui ai parlé de mon projet, elle est le meilleur témoin de ta vie et le seul depuis la mort d’Albert ton père et de Serge ton frère.
Elle veut bien faire l’effort de se remémorer, au contraire me dit-elle, elle n’a plus personne à qui parler de toi.
Elle m’annonce incidemment, qu’elle a conservé toute ta correspondance de prison, j’en ignorais l’existence, je n’avais en ma possession qu’un gros dossier de coupures de presse et de pétitions diverses que tu avais descendu au Breuil. Cela change tout, oriente autrement le travail que je commence et lui donne un tout autre intérêt.
Je vais avoir accès à un récit à la première personne, et entendre la parole d’un jeune homme inconnu qui s’épancherait plus tard avec retenue et seulement lorsqu’une émotion ou un souvenir le cueillerait par surprise. Tu aimais dire qu’il « fallait se tenir ». …/…
Ce jour-là, j’ai une demande que je n’ose formuler : toute ta bibliothèque est rassemblée dans une pièce mansardée construite à cet effet, je n’y suis montée qu’une fois et le moment est venu d’y retourner, je voudrais revoir tes livres, tu es dans chaque page lue et relue, ils ont l’empreinte de tes doigts. …/…
L’escalier de meunier est raide à se rompre le cou.
Une grande affiche est placardée sur la porte, elle m’accueillait déjà à Aubervilliers : « Why ? » C’est la photo prise par Robert Capa, celle du milicien touché qui tombe en arrière en brandissant son fusil, le visage tourné vers le ciel, silhouette noire sur fond rouge, c’était les couleurs de la sérigraphie que tu avais choisie. …/…
Cette pièce n’a jamais été habitée, c’est un tombeau pour tes livres. Ils sont là soigneusement rangés, l’ordre en a été préservé fidèlement. …/…
Je vais bientôt le savoir par tes lettres, tes livres ont une histoire, ils ont voyagé d’Aubervilliers aux trois prisons de ta détention, ils en portent le tampon, ils ont été examinés par des censeurs ignorants du français mais qui décidaient du licite et de l’illicite selon une liste officielle. Ils ont pris le chemin du retour avec tes parents, ils ont retrouvé leur place dans ta bibliothèque, et ils sont là maintenant, comme des gardiens de ta mémoire. [pp. 294-297]
Jacqueline nous disait encore ces jours-ci :
« Le fil rouge du Café des oiseaux c’est l’Espagne. Ce qui est frappant c’est qu’il est mort aux pieds des Pyrénées dix ans jour pour jour après son passage de la frontière, [à sa libération], avec interdiction d’y revenir. (Certains de ses amis ont même cru qu’il avait voulu repasser la frontière clandestinement et qu’il avait trouvé la mort dans ces circonstances) ».
Elle a conclu son beau récit par ces mots :
« Toute ma gratitude à ceux qui se souviennent et m’ont parlé de toi :
Alain Pecunia et Felix Tundidor* , compagnons de galère à Carabanchel.
Silvio Matteucci, Michel Gaudicheau, Marx Julien, les copains et les camarades.
Julio, l’exilé chilien.
Françoise et Pierre Jesset, Emmanuelle et Jean Pacholder, les amis de la montagne.
Yvette, ta mère.
Didier Maudhuit, l’ami resté fidèle au-delà de l’absence.
Merci à la jeune Claire Joffres qui m’a aidée à transcrire tes lettres
Merci à Catherine Gutierrez pour son aide précieuse dans la réalisation matérielle de ce récit.
Merci à François Lechertier pour son écoute attentive et bienveillante. Merci à Mercedes Sosa qui une nuit a chanté pour moi Violeta Parra :
Gracias à la vida que me ha dado tanto
Me dio dos luceros, que cuando los abro
Perfecto distingo el negro del blanco
Y en el alto cielo, su fondo estrellado
Y en las multitudes, el hombre que yo amo. »
Cirque de Gavarnie
Ce livre est une belle revanche sur le temps suspendu
Les Giménologues 15 décembre 2020.
* Auteur de Rebelde con causa. La lucha antifranquista, 1950-1968. Una mirada crítica y acusadora Milenio, 2016 :
http://www.cazarabet.com/conversacon/fichas/fichas1/rebeldeconcausa.htm
Le café des oiseaux
BOD édition 2019
Disponible sur commande avec retrait sans frais de port dans toute les librairies indépendantes (et aussi à la fnac)
« L’auteure aime à revendiquer son appartenance à la génération dite de “68”. Elle a fait par choix une carrière d’enseignante de lettres en Lycée professionnel et a soutenu parallèlement une thèse d’histoire contemporaine, à Jussieu, sur les militantes communistes dans l’entre-deux guerres. Elle se consacre désormais à l’enseignement de la pratique du yoga dans une maison de quartier. »
[source des photos : Jacqueline Tardivel]