Le récit de Gimenez va maintenant nous entraîner dans une guerre de masse où la perspective révolutionnaire n’est plus à l’ordre du jour...
Seizième épisode : la guerre industrielle
Le récit de Gimenez va maintenant nous entraîner dans une guerre de masse où la perspective révolutionnaire n’est plus à l’ordre du jour, et où, tant bien que mal, l’antifascisme tient lieu de motivation pour les combattants. Témoin direct et participant de la bataille de Barcelone en mai 1937, George Orwell souligna dans son livre combien l’atmosphère avait changé après ces événements :
« En Espagne, ce fut une bourgeoisification générale qui eut lieu, une destruction délibérée de l’esprit égalitaire des tous premiers mois de la révolution. Tout cela fut si rapide que ceux qui firent deux voyages successifs à quelques mois d’intervalle se sont demandé s’ils avaient bien visité le même pays. Le socialiste Negrín avait déclaré en octobre 1937 : Nous respectons la propriété privée, et tels membres des Cortès qui, suspects de sympathies fascistes, avaient dû fuir du pays au début de la guerre, revinrent en Espagne ». Orwell fit aussi remarquer que l’abandon de la révolution n’encouragea pas les populations bloquées du côté franquiste à se soulever.
Franco, lui, est soutenu à fond par Hitler et la légion Condor, son armement moderne et ses bombardiers, dont la terre d’Espagne est devenue le terrain d’expérimentation. Après la bataille de Brunete en juillet 1937, l’aviation franquiste est désormais maîtresse de l’espace aérien. Au même moment, l’armée populaire républicaine rassemble plus de 500 000 hommes répartis dans 150 brigades. Elle est sous le contrôle des communistes qui occupent près de 60% des postes de commandement. Les républicains utilisent les Brigades internationales comme troupes de choc, jusqu’à épuisement des volontaires. Et comme certains officiers traitent fort mal leurs hommes, on assiste à des refus de monter au front ou à des désertions, parfois collectives, suivies d’exécutions. Le tableau est le même pour les brigades espagnoles, et l’on rapporte que dans la Division du communiste Líster, une brigade à dominante anarchiste est utilisée de manière inhumaine à la bataille de Járama, où elle perd 80% de ses hommes.
Toute armée est une machine à broyer, et dans celle-ci, la conduite de la guerre représente en outre un moyen d’exercer la terreur politique. Les communistes noyautent le SIM, Service d’Investigation Militaire, qui échappera bientôt au contrôle du ministre socialiste de la guerre et deviendra une super-police politique calquée sur le modèle du NKVD russe. Son action consiste à traquer, arrêter et torturer les révolutionnaires en Espagne. Tout opposant au Parti Communiste est automatiquement qualifié d’espion de la cinquième colonne.
Tandis que les franquistes attaquent les Asturies le 24 août 1937, les républicains lancent leur offensive sur Belchite, au sud-est de Saragosse. Plusieurs Brigades internationales sont mobilisées. Gimenez va être en contact avec la quinzième, à dominante anglo-saxonne. Beaucoup des volontaires américains qui constituent le Bataillon Lincoln sont des communistes et des pacifistes qui ont refusé de se battre pendant la guerre mondiale et ont fait de la prison pour cela. La plupart périront dans les deux attaques convergeant sur Saragosse, par le nord-est dans le secteur de Zuera, et par le sud-est dans le secteur de Quinto de Ebro où se trouve ce qui reste du Groupe international, utilisé comme unité mobile. Le 6 septembre, Belchite et Quinto sont prises, mais pas Saragosse. Encore une fois, et malgré de lourdes pertes, le cours de la guerre n’a pas changé. Le front d’Aragon se stabilisera ensuite pendant un mois.
Récit : du chapitre Offernine à la fin du chapitre Sacrifiés
Fin du récit :
À Barcelone, après des semaines d’arrestations et de rafles opérées dans les quartiers ouvriers, plus d’un millier de militants et de miliciens peuplent les commissariats et les prisons. Parmi les leaders du POUM arrêtés, Andrès Nín disparaîtra à jamais dans un sordide cachot clandestin. Clara et Pavel Thalmann, qui avaient combattu à Pina, doivent leur salut à une campagne de soutien lancée par leurs camarades en Suisse. Extraits d’une prison clandestine par le ministre de l’Intérieur socialiste, ils arrivent à quitter le pays. George Orwell réussira avec difficulté à regagner l’Angleterre, la mort dans l’âme, laissant derrière lui des compagnons qu’il ne reverra jamais.
Plutôt que de rester en ville où l’existence vire au cauchemar, certains de ceux qui ne veulent ou ne peuvent quitter l’Espagne vont se réfugier dans les divisions anarchistes en Aragon, ou même dans les Brigades internationales.
Dans les campagnes catalanes, la terreur se déchaîne également. Les gardes d’assaut envahissent et saccagent les collectivités villageoises, arrêtent ou assassinent les militants qui résistent. Les libertaires tentent de réagir et un comité de soutien aux prisonniers se constitue, mais il se heurte - ironie de l’histoire et de la politique - à un décret pris en décembre 1936 par García Oliver, alors ministre anarchiste de la Justice. Il condamnait à de lourdes peines les personnes détenant des armes, convaincues de travailler pour la 5ème colonne. Maintenant, ce décret sert à sanctionner les gens qui résistent les armes à la main à l’agression policière ! Le comité de soutien pro-presos est impulsé par des anarchistes en désaccord de plus en plus franc avec la politique collaborationniste de la CNT et de la FAI, dont ils attendent en vain une vigoureuse riposte à la terreur étatiste. En fait, encore une fois au nom des circonstances, les dirigeants anarchistes prônent la tactique suivante :
« Nous ne pouvons et ne devons recourir aux anciens procédés violents avec lesquels nous répondions aux provocations contre nous (...). Nous devons dégager une nécessaire impression de responsabilité et de légalité ».
Un clivage de plus en plus net sépare désormais une direction anarchiste murée dans ses choix et une partie de la base chaque jour plus convaincue du bien-fondé de son refus. Celui-ci va s’exprimer dans des journaux qui défient la censure : El Amigo del pueblo, Anarquía, Libertad, El Esfuerzo, Alerta, etc. En ce même mois de juin 1937 se tient à Paris le Congrès de l’Association Internationale des Travailleurs, qui va donner lieu à de violentes attaques de la part de militants très investis dans le soutien à l’Espagne révolutionnaire, comme Charles Ridel et Charles Carpentier, fondateurs du Groupe International. Avec beaucoup d’autres anarchistes français, ils constatent, nous citons, « l’incompétence de l’état-major de la CNT, qui a permis que reviennent aux affaires les politiciens écartés le 19 juillet et a définitivement compromis le succès de la révolution, maintenant subordonnée à la guerre. Cela ne peut que favoriser le capitalisme international et ses représentants et a également permis au Parti Communiste de planter les jalons d’une dictature, à l’ombre de la république démocratique ».
Le 28 juin 1937, les anarchistes sont exclus du gouvernement de la Généralité et n’y reviendront jamais, malgré leur souhait. Palmiro Togliatti, ce relais de la politique de Staline en Espagne dont nous avons déjà parlé, se plaint toutefois que la population espagnole soit, nous citons, « toujours sensible aux arguments des révolutionnaires immatures ».
Les anarchistes contrôlent en effet encore l’économie. La collectivisation libertaire va être, à l’évidence, la prochaine cible de la contre-révolution.