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Les Gimenologues
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Josep Llados Tarrago. Autobiographie. 4.

La neige avait disparu, la boue séchait, le froid était moins vif. C’est la fin février 1939 et tout le monde est surpris : une quinzaine de camions stoppent en haut de la route et me voilà dans l’un de ces véhicule avec une trentaine d’autres.

La neige avait disparu, la boue séchait, le froid était moins vif. C’est la fin février 1939 et tout le monde est surpris : une quinzaine de camions stoppent en haut de la route et me voilà dans l’un de ces véhicule avec une trentaine d’autres. Destination inconnue. Finalement, nous atterrissons à Agde, dans le département de l’Hérault, en fin d’après-midi. Là, nous prîmes possession de baraquements neufs en bois construits par d’autres réfugiés. À partir de ce jour, nous eûmes un toit et nous mangeâmes le nécessaire pour vivre, et régulièrement. Nous avions aussi la possibilité de nous laver. Plus tard furent construites des douches. C’est là, au camp numéro un d’Agde, que je pus faire bouillir mon linge pour me défaire de la vermine. <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Il n'était pas possible d'avoir des nouvelles de mon frère. J'étais presque certain que lui aussi était passé en France. Et beaucoup plus tard, ma famille me fit savoir qu'il était passé par le camp d'Argelès et revenu en Espagne où il resta très longtemps dans un camp de concentration pire que celui où j'étais à Agde. De plus, il fallut qu'il fasse le service militaire et ma mère, mon grand-père et ma petite sœur restèrent seuls à la maison. C'était la vraie misère pour eux. Heureusement que les frères de ma mère les employaient un peu pour le plus gros des travaux pendant son absence.<B style="mso-bidi-font-weight: normal"><o:p></o:p></B></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">En arrivant à Agde, je pus constater que j'étais bel et bien dans un camp de concentration&nbsp;: du grillage tout le tour à une hauteur de 2,50 mètres, plus des barbelés. Des cuisines militaires étaient déjà installées. On me destina à la baraque n°&nbsp;4 du lot A. Ces baraques toutes neuves pour nous recevoir, vu les nuits que j'avais passées pendant la guerre de chez nous plus ma première nuit en France, me paraissaient un palais. Elles étaient longues d'à peu près quatre-vingts mètres linéaires et contenaient deux cent cinquante hommes. Elles avaient un couloir au milieu, un plancher par terre, et nous dormions sur de la paille. Sur une planche à 1,20 mètre de hauteur dormaient d'autres camarades. C'était le camp n°&nbsp;1. Après, ça continua à construire des baraques, des lavabos militaires et même des douches. Dans la lancée se construisit le camp n°&nbsp;2, puis le camp n°&nbsp;3 dit des Catalans. Dès notre arrivée, nous eûmes à peu près le nécessaire pour nous laver, des WC, et on mangeait peu mais régulièrement. Ce qui était déjà beaucoup, vu le passé.<o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Notre activité était nulle. Un après-midi, alors que cela faisait environ un mois que nous étions à Agde, je ne sais d'où sortit un ballon. Pendant ce mois, il était arrivé pas mal de monde, alors ce ballon fit le bonheur des amateurs de football. Moi aussi, je courais derrière. Et comme l'Espagnol est amateur de foot, il y avait du monde qui courait, criait, rigolait, transpirait. Beaucoup étaient pieds nus sur les cailloux et autres qui auraient pu nous faire mal. Mais la joie que nous avions faisait oublier ça. Quant à moi, ayant couru comme les autres pendant deux heures, je ressentis une petite douleur aux reins. Je sortis épuisé. J'arrivai à la baraque, je me couchai à ma place, ventre en l'air. Et ainsi, je restai trois jours dans cette position sans pouvoir me lever si ce n'est pour satisfaire mes besoins personnels. Bien entendu, on me donnait ma gamelle. Les amis et voisins s'occupaient de cela.<o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Et puisque je parle de football, dans chacun des trois camps, les réfugiés qui<SPAN style="mso-spacerun: yes">&nbsp; </SPAN>voulaient<SPAN style="mso-spacerun: yes">&nbsp; </SPAN>participer bâtirent un terrain de foot. Arrachant la rocaille, aplanissant le sol&nbsp;: des travaux de titans sans moyens, la meilleure arme étant la volonté. Le football touchait le désir de s'amuser de toute cette jeunesse. Ils plantèrent des buts, les marquèrent, posèrent des piquets aux quatre coins. L'autorité du camp fournissait pas mal de choses&nbsp;: entre autres, les équipements, souliers et ballons. Les arbitres ne manquaient pas. Lorsque les terrains furent terminés, à chaque lot de quatre baraques, ceux qui eurent des équipements formèrent une équipe et commencèrent les rencontres dans le même camp par lots de baraques. Puis la compétition s'étendit aux autres camps, tous trois effectuant parallèlement des sélections. Parmi tous ces joueurs, il y en avait de grande valeur et d'autres de catégorie plus faible, mais tous ceux-là formaient des équipes. Je vais parler de l'un d'eux. Celui qui frappa le plus mon jeune cerveau. Il s'appelait Cañades, il jouait au poste de demi-gauche. Il était très fort. Les ailiers des autres équipes passaient un mauvais moment face à lui. Cañades était d'une taille de 1,80 mètre, très bon de la tête, jeu sec, si vous préférez jeu assez dur, très bon des deux pieds. Et, chose surprenante, il était poliomyélitique de la jambe gauche. Cela ne le gênait en rien pour pratiquer le football. Il y en avait bien d'autres, et même l'équipe d'Agde vint jouer contre la sélection des réfugiés des trois camps.<o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Au camp n°&nbsp;1, il n'y avait pas seulement le football. Il se forma des groupes de théâtre, une chorale, de l'athlétisme, tout un tas d'activités que je n'avais jamais vues dans mon cher village d'Alcarràs, à part la chorale. Un jour, j'appris la formation d'une chorale au camp où j'étais, et comme l'oisiveté était la plus grande occupation, je me fis inscrire à ladite chorale. Parmi les chansons que nous apprîmes, la plupart étaient catalanes. Il y en avait une autre qui était l'hymne national français, soit la Marseillaise. Nous ne parlions pas le français mais nous l'apprîmes par cœur. Et à l'occasion de la venue en inspection du général Gamelin, chef de l'armée française, nous la lui chantâmes à son entrée au camp. Il se mit au garde-à-vous et porta sa main droite à la tempe en saluant l'hymne national. Entre autres activités existant au camp, il se pratiquait l'athlétisme, comme je l'ai dit. Je fis des essais de plusieurs disciplines, mais sans conviction, et finis par abandonner ce sport.<o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Il avait aussi parmi le grand nombre de réfugiés des artistes de variétés et de flamenco, conteurs, acteurs de théâtre, peintres, poètes, sculpteurs et tant d'autres professions. Mais ce que je veux écrire, c'est que sur l'esplanade du camp, avec l'aide et la collaboration de l'autorité française, les charpentiers montèrent une scène d'au moins dix mètres de large et de huit mètres de profondeur. À moi, elle me paraissait immense. Lorsque tout fut prêt, arriva le soir de la première. Les autorités du camp et d'Agde étaient là. Toute l'esplanade était pleine de monde assez content. Comme quoi, on parvient à oublier le ventre creux. Enfin, le rideau s'écarte. Un réfugié présentateur de métier remercie l'autorité de sa présence et de sa contribution. Rideau. Le rideau s'ouvre à nouveau et un comique nous fait rire en se foutant de nos malheurs. Rideau. Chorro-Humo fait son apparition sur la scène et le flamenco est roi. C'était l'un des rares artistes à pouvoir sortir librement du camp. Je ne voudrais pas être mauvaise langue, mais tout le monde prétendait qu'il était homosexuel. C'est certainement le premier que j'aie connu. <o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Revenons à cette fameuse soirée d'été. Le rideau s'ouvre à nouveau et viennent dix Basques qui me firent </SPAN><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt"><EM>tomber la bave</EM></SPAN><B style="mso-bidi-font-weight: normal"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; COLOR: red; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt"> </SPAN></B><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">en les écoutant<B style="mso-bidi-font-weight: normal">. </B>Ça m'a fait tellement plaisir de les entendre, qu'ils auraient pu chanter longtemps encore avant que mes oreilles se fatiguent. Rideau et entracte. À la reprise, on nous présente une pièce de théâtre. Ce qu'on appelle un vaudeville. Je crois qu'elle s'intitule </SPAN><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt"><EM>La reine a relliscat</EM></SPAN><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">. Traduction&nbsp;: «&nbsp;La reine a glissé.&nbsp;» Ce fut un triomphe pour les Espagnols. Des applaudissements à ne plus savoir qu'en faire. Moi, je n'avais jamais vu ça, la virtuosité, la parole facile des acteurs, la façon de se déplacer sur scène. Le tout fut fini à une heure du matin. On rentra chacun dans sa baraque et je dormis de bon cœur jusqu'au café -&nbsp;ou jus&nbsp;- du matin.<o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Puis le temps passa. Le temps, lui, ne s'arrête pas. Il continue encore et continuera. Et les jours passaient en traînant mon ombre d'un côté à l'autre, jusqu'au </SPAN><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt"><EM>Barrio Chino</EM></SPAN><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt"> (quartier chinois). Il s'y faisait<SPAN style="mso-spacerun: yes">&nbsp; </SPAN>toutes sortes de marchés et de trocs, car il y en avait qui avaient un peu d'argent ou qui vendaient leur montre ou bien une bague pour pouvoir se dépanner momentanément, ou pour une envie ou une nécessité immédiate. Il venait d'Agde quelques épiciers et commerçants mais, moi qui n'avais pas d'argent ni de montre et encore moins de bague, après avoir fait un petit tour dans ce milieu de vraie corruption qui paraissait être un autre monde que le mien, je rentrais à ma baraque n°&nbsp;4 du lot A et je m'étendais sur ma paille et ma mauvaise couverture. Pendant ma petite promenade au quartier chinois, j'avais ramassé un vieux journal, sale, froissé et déchiré. Et, étendu que j'étais en attendant la soupe, je me mis à essayer de le lire. Et j'ai été très surpris car, si toutefois je ne comprenais pas tout, je comprenais beaucoup de mots et par conséquent je savais de quoi il s'agissait. Cela m'a donné de la joie. Ce petit rien m'a donné de la gaieté. Plus tard, je compris que le français et le catalan avaient beaucoup de rapports et comme j'étais catalan je comprenais pas mal de phrases. Je continuai à lire, histoire de passer le temps, mais il en était tout autrement pour l'entendre et le parler.<o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Dans ce camp, je vis aussi des hommes qui ne supportaient pas d'être derrière des barbelés. Alors, ils étaient au pied de ces barbelés en train de regarder en l'air ou dehors pendant des heures. Et les esprits burlesques, pour rire, avaient fini par les désigner en leur attribuant le surnom de </SPAN><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt"><EM>Case les mosques</EM></SPAN><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt"> [Ceux qui chassent les mouches]. Comme s'ils étaient au bord de la folie. <o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">À Agde, les officiers et les commissaires étaient dans une baraque à part, regroupés ensemble. Ils avaient déjà et à nouveau des privilèges. Par exemple&nbsp;: en dehors des camps, certains hommes représentatifs de l'Espagne républicaine avaient placé de l'argent dans les banques françaises ou suisses. Monsieur Indalecio Prieto, socialiste de l'aile droite du parti, et qui était ministre de la guerre, avait créé un organisme d'aide aux officiers et commissaires qui s'appelait le J.A.R.E. Et Negrín, le président du gouvernement socialiste de nom, mais en réalité sous les ordres des communistes et de Staline, créa le S.E.R.E. Cet organisme aidait aussi, mais pas les soldats. Aucun des deux. Comme toujours, le soldat est bon en première ligne de feu, et après, le dernier à avoir quelque chose. Ces officiers recevaient à l'époque sept cents francs, ce qui leur permettait de bien vivre.<B style="mso-bidi-font-weight: normal"><o:p></o:p></B></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">En tant que soldat, j'avais toujours une aiguille et du fil. Et un jour que je vidai mon sac où j'avais tout mon barda -&nbsp;ou mes misères&nbsp;- je découvris un morceau de tissu et je décidai de me faire une chemise. Bien entendu, ce ne fut pas un chef-d'œuvre. Je crois même que je ne l'ai jamais portée malgré mon grand besoin. Le bon côté de cette affaire, c'est que le temps que j'avais passé à faire cette sorte de burnous je ne pensais pas à la faim. Et entre nous soit dit, je ne l'ai jamais portée de peur que les autres ne se foutent de moi.<o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Parmi les réfugiés, il y avait aussi des instituteurs qui avaient<SPAN style="mso-spacerun: yes">&nbsp; </SPAN>envie et besoin d'apprendre aux autres ce qu'ils savaient. Il y en avait un qui venait les matins me faire l'école, car je sais depuis mon plus jeune âge qu'il faut appendre. Chose qui ne m'a pas quitté encore à 87 ans. Parfois, la leçon était sur les verbes, un autre jour, c'était une autre matière. Mais moi, je n'ai jamais rien compris aux verbes. Et mon instituteur, à force, s'énervait. Et au bout de dix jours, nous étions fatigués l'un de l'autre et nous laissâmes tomber. Oui, comme je n'étais pas bon élève, il s'énervait et criait. Et moi, quand on crie, je suis encore moins réceptif. Nous avons abandonné. <o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt"><o:p>&nbsp;</o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-ALIGN: center" align=center><B style="mso-bidi-font-weight: normal"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Le musée d'Agde<o:p></o:p></SPAN></B></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><B style="mso-bidi-font-weight: normal"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt"><o:p>&nbsp;</o:p></SPAN></B></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Donc, je repris les promenades du matin pour passer le temps, et il<SPAN style="mso-spacerun: yes">&nbsp; </SPAN>passa un groupe de dix ou douze réfugiés qui se dirigèrent vers la porte de sortie où un gendarme les attendait. Je demandai à l'un d'entre eux où allait ce groupe qui sortait. Et comme il était mieux renseigné que moi, il me répondit qu'ils allaient au musée d'Agde faire des excavations.<SPAN style="COLOR: red"> </SPAN>Je trouvai cela très bien. Le lendemain matin, je suis allé parler à l'archéologue responsable pour voir si je pouvais me joindre à eux. On me répondit oui. Cet archéologue s'appelait monsieur Prat, du village de Calelle comme presque tout le groupe. Le surlendemain, me voilà avec eux sans connaître personne. C'est ainsi que commencèrent les sorties du camp, et le temps passait mieux. On revenait à midi pour manger, pas plus que les autres. Et à deux heures, on repartait au travail. Celui-ci se faisait volontairement. Personne ne nous commandait ni n'exigeait du rendement, ni aucun effort. Les allers et retours se faisaient à pied, et le gendarme à côté. <o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">En somme, ce camp d'Agde a été un peu pour moi une découverte des activités de la vie. Et c'est au musée que je vis travailler un sculpteur, réfugié comme moi, qui faisait le buste du directeur dudit musée. Un jour, on nous autorisa à le visiter. Pour la première fois, je regardais des cadres peints et des choses déterrées par les soins des archéologues. Beaucoup de choses que je n'avais jamais vues et dont je n'avais jamais pensé qu'elles existaient. Mais ce qui m'impressionna le plus fut une peinture réalisée dans une chambre. Ce que je voyais depuis la porte, c'était une vue de la mer, la haute mer avec une sorte de soleil brouillardeux, des couleurs rougeâtres, bleues et bleu clair, et une mouette pendue de façon inclinée en l'air au milieu de la chambre. Je me demande encore comment elle tenait car on ne voyait rien. J'étais plein d'admiration et de réflexion devant ce grand savoir-faire que certains hommes possèdent. Ce peintre, réfugié lui aussi, qui n'était pas encore bien connu à l'époque, n'était autre que Joan Miro. Je pense que toutes ces choses nouvelles vues par mes yeux me faisaient le plus grand bien. Journée finie, je rentrais à ma baraque content et plein d'images provoquées par ce que j'avais vu et que je n'aurais jamais imaginé.<o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Nous continuâmes les excavations aux endroits indiqués avec de toutes petites pelles, des brosses et d'autres petits outils pour ne pas abîmer les morceaux de pierres, les morceaux de porcelaine, et surtout des choses cassées en terre cuite bien soigneusement sorties de la terre. Un jour, en arrivant le matin vers neuf heures à Agde, on était encore tous en groupe et monsieur Prat, qui par ses études parlait français, nous fit savoir qu'on avait besoin de l'un de nous. Je crois que je me suis porté volontaire. Alors, mon travail consista à laver les douches de la caserne de gendarmerie à chaque fois que quelqu'un y allait. C'était très facile et peu de travail. C'est là que je suis devenu ramasseur de mégots, car les gendarmes arrivaient avec la cigarette aux lèvres qu'ils jetaient à l'entrée et que moi je ramassais à leur sortie. Le meilleur de l'histoire, c'est que ces mégots n'étaient pas pour moi, vu que je ne fumais pas, mais pour les copains de mon village qui se trouvaient au camp n°&nbsp;2. À l'heure de mon retour du travail, ils étaient tous contre la barrière de fil de fer en attendant ces mégots. Et je dois rendre hommage au gendarme qui nous accompagnait, toujours le même, qui me permettait de quitter le groupe pendant deux minutes pour faire passer le tabac à mes copains. Et ils s'en allaient vers leurs baraques et se partageaient les mégots ou bien les fumaient ensemble. Mais le lendemain, ils étaient là, le nez dans la barrière, pour voir si le groupe arrivait et moi avec. Bien sûr, ces mégots, j'aurais pu les transformer en cigarettes et aller au </SPAN><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt"><EM>Barrio Chino</EM></SPAN><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">, où j'aurais pu vendre ces cigarettes </SPAN><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt"><EM>made in Llados</EM></SPAN><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt"> et me faire quelques francs. Car le tabac était très recherché, surtout en petite dose. C'est-à-dire que si l'envie de quelqu'un était trop forte, s'il pouvait, il s'achetait une cigarette ou bien l'échangeait contre le pain qu'on lui avait donné à midi. Eh&nbsp;! bien&nbsp;! je n'ai jamais songé à ce piteux commerce, et je me suis demandé bien des années après si tous ces amis auraient agi comme moi. C'est permis d'en douter, car dans un groupe, tous ne sont pas pareils. Je suis content d'avoir agi ainsi, car ce sont les actions que l'homme fait dans sa vie qui lui font sa réputation. Moi, comme les autres, je suis déjà jugé quelque part, et cela ne me préoccupe pas. <o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Je ne sais pas si les camions de ramassage des ordures ménagères existaient déjà en 1939, mais à la caserne de gendarmerie, il y avait un carré à trois faces bâti à 1.50 mètre de hauteur. La quatrième face servait au passage des femmes de gendarmes venant vider leur seau d'ordures. Ce dépôt se trouvait à peu près à cinquante mètres de mon lieu de travail, à savoir les douches. Au bout de quelques jours, en voyant que les femmes ou d'autres membres de la famille -&nbsp;pas les gendarmes&nbsp;- venaient vider leur seau, comme la faim tient toujours l'esprit éveillé, il me vint à l'idée, vu que c'était encore l'abondance en tout, que peut-être dans ces ordures je pourrais trouver quelque bout de pain. Je ne me rappelle pas avoir trouvé quelque chose de mangeable, mais ce que je me rappelle bien, c'est ce qui suit&nbsp;; la caserne, c'étaient trois grands bâtiments, deux de face et un au fond. Celui de gauche était celui des gendarmes. Les autres n'étaient pas occupés. D'une des nombreuses fenêtres, il y eut quelqu'un ou quelqu'une qui se rendit compte que j'allais chercher quelque chose à manger, et cette personne ne se trompait point. Et un jour, à un moment où je n'ai rien à faire (et c'était souvent que je n'avais rien à faire), je vais en visite au tas d'ordures. Je vois à quatre ou cinq mètres une forme de seau bien vidé et pas éparpillé,<SPAN style="COLOR: red"> </SPAN>et, à mesure que je m'avance, je vois un papier très propre et bien plié selon l'idée de la personne qui a fait le paquet. De toute évidence, il y a quelque chose dans ce paquet. Et moi de penser&nbsp;: «&nbsp;Tiens&nbsp;! quelqu'un ou quelqu'une m'a peut-être envoyé quelque chose à manger&nbsp;!&nbsp;» Bien plié comme c'était, je pouvais facilement penser cela. Je me précipite et prends le petit paquet, je commence à le déplier. Au premier abord, je vois deux tranches de pain blanc. J'étais déjà plein de reconnaissance envers la personne inconnue. Je laisse tomber le papier enveloppant le casse-croûte. J'étais très content de penser qu'il y avait encore des personnes avec des sentiments humains envers nous, les réfugiés espagnols, les «&nbsp;rouges&nbsp;». Ma joie et ma pensée de gratitude envers cette personne inconnue furent de courte durée. Au milieu des deux tranches de bon et beau pain, se trouvait une omelette, et sur ces œufs en omelette, il y avait plein de poils dont je crois qu'ils venaient d'une certaine région du corps que je ne citerai pas par respect pour moi-même. La personne me regardait sûrement d'une des fenêtres. Bien entendu, celle qui avait fait le paquet attendait de voir ma réaction. Lorsque je vis cette moquerie envers ma personne, ma réaction fut celle dont je ne me doutais pas&nbsp;: l'orgueil de celui que j'étais au fond de moi qui se manifesta instantanément. Dès que je vis les poils frisés, la vue et le geste fonctionnèrent à l'unisson, une seconde pas plus pour jeter le tout sur le tas d'ordure. Par contre, j'ai bien regardé toutes les fenêtres pour voir si j'apercevais l'auteur de cette bassesse. Certainement qu'il ou elle devait rire. Et moi, je ne peux expliquer en paroles l'état dans lequel je me trouvais. Je n'ai jamais su qui c'était.<o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Mais les années ont passé, et si des fois je rencontrais cette personne, la rage de ce moment lointain passée, ce serait une bonne occasion pour rire de bon cœur. Que voulez-vous, je suis comme ça. Je suis mieux en bonne relation avec les gens qu'en mauvais termes. Même si j'ai raison, j'aplanis les plis au bout de quelque temps. Je dois dire que depuis ce jour que je trouvai le casse-croûte à poils, je n'ai jamais plus visité le tas d'ordures ménagères de la caserne de gendarmerie d'Agde. <o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Le temps continua à égrener les minutes, les heures, les jours, et moi, je continuai de ramasser les mégots, et les copains étaient contents. Certains, je les vois encore en été, ou entre le dimanche des Rameaux et Pâques lorsque je vais en Espagne. On parle et on se remémore les temps passés, les privations et besoins de cette époque où nous étions parqués à deux kilomètres au nord d'Agde.<o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt"><o:p>&nbsp;</o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-ALIGN: center" align=center><B style="mso-bidi-font-weight: normal"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">La guerre mondiale menace<o:p></o:p></SPAN></B></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt"><o:p>&nbsp;</o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Depuis quelques années au Portugal, il y a la dictature fasciste de Salazar, en Italie celle de Mussolini, en Allemagne Hitler monte à une vitesse vertigineuse et a déjà les pleins pouvoirs avec le parti national-socialiste. En Espagne, Francisco Franco Bahamontes est devenu dictateur avec l'aide, à l'intérieur, des riches, de l'armée et de l'Église, et, à l'extérieur, avec celle des dictateurs qui étaient ses alliés déclarés. <o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Les pays démocratiques comme les États-Unis, l'Angleterre et la France prirent peur lorsqu'ils virent les transformations sociales réalisées de façon spontanée dans la partie de l'Espagne gagnée par les ouvriers, par la collectivisation et l'organisation de l'industrie. Ils prirent peur que les ouvriers du monde prennent exemple sur ce que les ouvriers espagnols mettaient en pratique. C'est-à-dire une société du travail, du pain et de la liberté. Ils commencèrent à dire que le conflit espagnol, c'était aux Espagnols eux-mêmes de le régler. Donc, si la France nous avait aidés un tout petit peu, elle s'essouffla vite devant la pression anglaise et les traités que les deux pays avaient signés. Pourtant, la France voyait Hitler au nord et Mussolini au sud-est, et si Franco gagnait, une autre dictature s'installerait au sud, et elle serait entourée de régimes contraires au sien. Léon Blum, chef du gouvernement français, la mort dans l'âme car il était socialiste, ne put rien faire ou si peu pour les républicains espagnols. Il démissionna et Édouard Daladier le remplaça en formant un nouveau gouvernement. Il ne fallait pas attendre une amélioration de notre situation dans les camps. Seulement, Hitler exigeait de plus en plus. Il occupa l'Autriche puis la Tchécoslovaquie et le pays des Sudètes que l'Angleterre et la France lui cédèrent. Une vraie honte pour ces deux pays, bien sûr, mais la paix était sauvée dans l'immédiat. La France, devant les exigences d'Hitler toujours plus fortes, décréta la mobilisation et nous, dans les camps, nous vivions une très forte pression. Beaucoup s'en allaient à la Légion étrangère, d'autres aux Bataillons de Marche. Là, ils étaient traités en soldats français qu'ils étaient. D'autres volontaires à moitié forcés sortaient des Compagnies de Travailleurs Étrangers avec l'espoir de manger mieux. Ces Compagnies étaient envoyées vers le nord de la France faire des fortifications. Beaucoup furent faits prisonniers par les Allemands et ne furent jamais reconnus comme soldats français. Ils atterrirent à Mauthausen, camp de concentration en Allemagne de triste souvenir. De huit mille, il n'en revint que quelques centaines. <o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Donc, la mobilisation fut décrétée en France. Nous vîmes passer par la route qui longeait notre camp, bordant par endroits la côte méditerranéenne, beaucoup de chevaux réquisitionnés par l'armée et que les paysans amenaient au centre d'expédition. Et les jeunes de 20 à 30 ans partirent également s'incorporer dans leurs unités respectives pendant l'été 1939.<o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Nous restions encore pas mal dans les camps, et comme on en avait marre de la guerre et des tranchées, on ne voulait pas sortir dans ces Compagnies de Travailleurs Étrangers ni partir dans l'Armée. Nous avions l'espoir de sortir travailler librement. Ce ne fut pas le cas. Nous vivions d'espoir, et il semble que l'espoir fait vivre. Vaines illusions.<o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt"><o:p>&nbsp;</o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-ALIGN: center" align=center><B style="mso-bidi-font-weight: normal"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Vendanges<o:p></o:p></SPAN></B></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt"><o:p>&nbsp;</o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Agde est dans le département de l'Hérault, département de vignobles. L'été de 1939 avançait. Les vendanges approchaient. Pas question de donner des permissions aux mobilisés se trouvant sous les drapeaux. La situation internationale est trop chaude. Hitler et Mussolini tiennent la France et l'Angleterre en haleine. La peur de la guerre.<o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Le raisin est mûr. Les autorités françaises prennent la décision d'employer les Espagnols restant dans les camps. Nous avons pris cela très bien. Ça allait nous faire sortir, voir d'autres choses, prendre contact avec les viticulteurs de l'Hérault, et nous serions utiles à quelque chose. En ce qui me concerne, pas de problème, car le travail des vendanges, je l'avais déjà fait chez moi. Sans que nous le sachions, l'organisation de cette main d'œuvre était déjà faite et chaque village avait fait ses comptes et transmis à l'autorité compétente le nombre de réfugiés ou de vendangeurs dont il avait besoin. Les rumeurs dans le camp sur le fait que nous allions travailler allaient bon train. Moi, j'étais content&nbsp;: plus de fouilles pour le musée, plus de ramassage de mégots. Tout change avec l'ambiance et la guerre inévitable sans savoir quand elle éclaterait.<o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Et un beau jour, l'expédition des réfugiés commença par le camp n°&nbsp;3 dit des Catalans où il y avait entre autres mon ami Joan Carles et son père. Lorsque le camp n°&nbsp;3 fut presque vide, ils firent venir les derniers au camp n°&nbsp;1 pour les réunir par groupes et par camions. Et voilà que je vois arriver Joan et son père. Le lien du village, de notre village, fut tout de suite rétabli, alors nous étions tous les trois. Les autorités faisaient des groupes variant en nombre suivant la demande faite par les villages. Ces groupes étaient de 15, 20 ou 25 vendangeurs. Alors, pour rester ensemble, nous étions inquiets et nous nous disions&nbsp;: «&nbsp;Pourvu qu'on soit dans le même groupe&nbsp;!&nbsp;» Nous eûmes la chance de ne pas être séparés. Nous voilà sur un camion militaire avec un gendarme, sur la route d'Agde à Béziers. Aux environs de Béziers, le camion s'arrête&nbsp;: consultation de la feuille de destination que le gendarme avait, puis on démarre à nouveau. À peu près dix ou vingt kilomètres plus loin, nous arrivons au village d'Autignac où portes et fenêtres étaient fermées. Constatant cela, nous étions déjà de mauvaise humeur&nbsp;: on nous prenait pour des sauvages. C'est vrai que vu la façon dont les journaux français avaient parlé de nous pendant la durée de notre guerre, la réclame faite par les forces de toute la droite allant de la classe moyenne aux plus riches et surtout par le clergé, on nous appelait les rouges. Même avec cela, nous comprenions mal cette réaction des pauvres de fermer portes et fenêtres. <o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Notre campement, en arrivant à Autignac, fut l'école. On prit place par terre sur de la paille sur le plancher. Nous rangeâmes notre barda et, vers 19 heures, on nous donna des nouilles pour le dîner et une sardine à l'huile. Nous n'avions pas froid, donc on était bien, vu le passé. Et après avoir mangé, je suis sorti un peu, histoire de voir un peu le village. On ne vit pas tellement de monde mais, sans le connaître, il y avait des gens de valeur et de bon cœur dans ce petit village viticole. Je reviendrai sur ce sujet un peu plus tard. <o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Je rentrai de ma petite promenade, car là on avait un peu de liberté, et nous parlâmes un peu avec Joan, son père et d'autres. Chacun donna son point de vue, puis on se coucha. On dormait bien, et voilà que vers deux heures du matin la gendarmerie vient faire un contrôle. Sans nous appeler, tout en restant couchés, ils nous comptèrent. Et ainsi toutes les nuits tant que nous restâmes à Autignac. Le lendemain matin, on se lève, lavage à la pompe de la cour de l'école, déjeuner&nbsp;: café avec du pain. Et vers huit heures se présentèrent petit à petit les viticulteurs qui avaient fait la demande de vendangeurs. Ils nous regardèrent. Les plus osés tâtèrent même les biceps de certains, pas à moi, puis se planta devant moi un monsieur qui me fit comprendre si je voulais aller travailler avec lui. Comme je n'avais aucune préférence, et vu que je ne connaissais personne, je dis oui, et nous voilà partis chez lui. Ce monsieur s'appelait Ruls, il était conseiller municipal. En arrivant chez lui, comme je ne parlais pas français mais que «&nbsp;bonjour&nbsp;» je l'avais quand même appris, je dis «&nbsp;bonjour&nbsp;» à tout le monde, six personnes en tout. Elles me dévisagèrent. Je n'ai jamais su ce qu'elles pensèrent de moi et à vrai dire, cela était le plus lointain de mes soucis. Je fis la connaissance tout de suite d'un Espagnol qui travaillait déjà pour M. Ruls ainsi que sa femme. Ils étaient de Benabar, petit village se trouvant sur la route lorsque je vais en Espagne voir ma famille en passant par Viella. À part les relations de travail avec ces compatriotes, il n'y en eut aucune autre. J'ai vite compris que je travaillais pour deux voisins qui de toute évidence avaient décidé de faire les vendanges ensemble. Cette autre famille avait son fils mobilisé et ils étaient trois à vendanger&nbsp;: le père et la mère du mobilisé que je n'ai pas connu, et sa femme avec laquelle pendant trois semaines de vendanges je n'ai pas échangé un seul mot. <o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Nous voilà partis avec la charrette, les cuviers,<SPAN style="COLOR: #ff6600"> </SPAN>les paniers en bois, les ciseaux et les comportes. En arrivant à la vigne, on descendit de la charrette tirée par une belle jument rousse de pelage, apparemment très docile. On m'expliqua que je devais être avec l'Espagnol au rang du milieu où on plaçait les comportes afin de vider les paniers, et lui à mesure que l'on garnissait la comporte il pilait le raisin dedans. Et cela pesait beaucoup lorsqu'elle était pleine. On allait la vider au cuvier et on revenait ainsi toute la journée. Lorsqu'il avait plu, comme j'étais mal chaussé, je m'enfonçais. Je me rappelle même que je quittais les sandales et que je marchais pieds nus. <o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">J'avais un autre problème. Moi, j'avais dix-neuf ans mais je n'étais pas encore habitué aux travaux durs. C'est-à-dire que lorsque j'ai commencé à travailler, la guerre de chez moi a commencé&nbsp;: trois ans d'inactivité plus sept mois de camp, bien que je fusse jeune et solide. Quand on portait la comporte dans les conditions que j'explique, il fallait parfois que l'on s'arrête avant d'arriver à la charrette. Tandis que l'autre Espagnol, il avait de trente à trente-cinq ans, et il n'avait pas souffert de la famine comme moi. C'est pour dire que si j'étais jeune et solide, je n'étais pas tellement costaud. Mais ils comprenaient. Ils voyaient que j'y mettais de la bonne volonté. Ils ne me firent jamais aucune réflexion.<o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">À midi, je mangeais chez eux, j'étais nourri chez le patron, M. Ruls, et vers treize heures trente nous repartions. Il était quatorze heures lorsqu'on recommençait à couper le raisin à la vigne. Vers dix-huit heures, on revenait à la maison, on vidait les cuviers et on mettait à la presse de l'époque avec un bras de fer que l'on serrait. La première serrée était facile. Le moût coulait et ça sentait bon. Lorsque ça devenait dur, on laissait la presse et on allait souper. Après souper, on revenait au chai et on serrait encore au maximum. Cela fini, je rentrais à l'école pour dormir. Il va de soi que je ne mettais pas longtemps à m'endormir d'un sommeil sain provoqué par la fatigue. J'étais content. <o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Souvent Mme Cayrol, c'est ainsi que s'appelait la mère du garçon mobilisé, pour serrer la presse, se trouvait à côté de moi et son mari de l'autre côté, et ils parlaient. Et moi, je commençais à capter certaines paroles. Et tout en tenant bien fort le bras de fer de la presse, pour rire, elle se frottait un peu à moi et on rigolait. Cela mettait un peu d'ambiance dans ce chai sombre où les toiles d'araignées étaient les reines. Ce vieux couple avait son fils mobilisé et ne savait pas quand il le reverrait, et Mme Cayrol trouvait le moyen de me dérider. Lorsqu'on ne comprend pas trop une langue, ce n'est pas marrant mais elle aussi rigolait. Cela ne se produisait pas tous les soirs. Peut-être quelle pensait à son fils tout en me donnant un peu de joie. <o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Travail fini, je me dirigeais vers l'école, et vers trois heures du matin, contrôle de nuit par la gendarmerie. Au début, ils venaient toutes les nuits, puis espacèrent ces contrôles. Et le lendemain, on recommençait les mêmes gestes&nbsp;: lavage à la pompe, déjeuner, et à huit heures présents chez M. Ruls, qui sans que je lui demande rien commença à me dire qu'il me sortirait du camp. Il me dit cela au moins huit fois en trois semaines que durèrent les vendanges. Moi, je lui disais «&nbsp;oui, oui&nbsp;!&nbsp;» mais n'en croyais pas un mot. Ces fausses paroles étaient destinées à me motiver, or je ne pouvais pas en faire davantage. Même si j'avais pu, je ne l'aurais pas fait, car je sentais que ses paroles et son ton sonnaient creux. <o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Vendanges finies, au revoir et sans merci. Je n'entendis jamais plus parler du conseiller municipal d'Autignac, M. Ruls. <o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Nous étions payés, je crois, cinq francs par jour. Le restant du salaire, c'était l'autorité compétente qui l'encaissait. Mais porteur de comporte, ou porteur tout court, cela se payait davantage, mais M. Ruls ignora volontairement cette réalité, pratique courante sous toutes les latitudes du monde. Il était de mauvaise foi et je n'attendais rien. Moi, ce qui me donnait du moral, c'était d'être hors du camp&nbsp;: sans les barbelés ni personne pour te surveiller. En plus, on se fatiguait mais c'était de la bonne fatigue, je m'oxygénais. On avait une vie de semi-liberté avec un peu d'illusion puisque le matin au bout de trois jours j'allais et je revenais seul du travail. C'est merveilleux de voir que quelque part on te faisait un brin de confiance.<o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">À partir de la deuxièmes semaine, nous commençâmes à nous poser des questions&nbsp;: vendanges finies, à nouveau au camp de concentration. Mais rien ne pressait, on aurait le temps d'y penser. Pour le moment, on vendangeait, on était en semi-liberté et c'est quand même la joie au groupe d'Espagnols. Le dimanche, on en profite pour laver sans savon nos guenilles et misères. <o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Je touchai cent cinquante francs de l'époque et avant de repartir j'achetai à Autignac une boîte de lait Mont-Blanc, du chocolat et du savon. Le reste, je le gardai bien au fond de mes poches. Je reviendrai sur ce chocolat et cette boîte de lait plus tard. Tout cela pour revenir un peu en arrière&nbsp;: il s'est passé quelque chose d'inattendu<SPAN style="mso-spacerun: yes">&nbsp; </SPAN>pour moi, car avec la belle-fille de M. et Mme Cayrol, la femme de leur fils donc, on n'avait échangé absolument aucune parole durant les trois semaines. Quelques regards entre les feuilles des vignes, et encore de façon fugace, pour que personne ne puisse penser quoi que ce soit. Surtout ne pas réveiller les mauvaises pensées&nbsp;: après tout, cela a toujours existé que les jeunes gens se regardent, et je ne la regardais même pas tous les jours. Elle vendangeait toujours au rang le plus loin, plus les feuilles, je ne voyais rien. Mais je suis forcé de croire qu'elle en faisait autant question regards&nbsp;: le dernier jour des vendanges, elle profita de l'absence de ses beaux parents pour me dire d'aller chez elle le lendemain, avant de partir pour le camp de concentration à Saint-Cyprien. Bien entendu, en trois semaines, j'avais fait quelques minces progrès en français. Elle habitait dans une petite rue, Autignac n'était pas grand et on se promenait dans le village le dimanche, ce qui fait que je compris où cela était. Bien entendu, je me posais des questions, il y avait de quoi être désorienté. En plus, le manque de communication était plus que flagrant, même si je commençais à lier quelques paroles, il m'était impossible d'entamer une courte conversation. <o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Le lendemain matin, lavé à la pompe avec le savon que je m'étais acheté, bien rasé, habillé en vendangeur (c'est-à-dire comme tous les jours, ne possédant pas autre chose), me voila parti à la recherche de la maison de la belle-fille de Mme Cayrol. Comme elle me guettait, ce ne fut pas difficile. Elle me fit vite entrer. Moi, je crois que je lui ai dit trois fois «&nbsp;bonjour Madame&nbsp;», c'est tout ce qui sortait facilement de ma bouche et de mon français imaginaire. <B style="mso-bidi-font-weight: normal"><o:p></o:p></B></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Cette petite femme -&nbsp;car elle n'était<SPAN style="mso-spacerun: yes">&nbsp; </SPAN>pas bien épaisse, entre 1,55&nbsp;m et 1,60&nbsp;m&nbsp;- avait pris une drôle de responsabilité en me faisant aller chez elle. J'ai bien réfléchi depuis&nbsp;: nous étions très, très mal vus les rouges espagnols, elle était mariée et son mari mobilisé, et dans un petit village tout le monde se connaît. J'entre donc chez elle, elle m'emmène à la salle à manger. Je ne savais pas où mettre mes pieds tellement c'était propre. Elle me fit signe de m'asseoir. Je m'assois. Encore&nbsp;: «&nbsp;Bonjour Madame&nbsp;! ça va&nbsp;?&nbsp;» Incapable d'engager une conversation. Elle m'offrit un apéritif, passa devant moi pour aller chercher les verres et la bouteille. Elle servit du Rivesaltes que je trouvai très bon. Nous étions assis face à face, et nous restions muets. Je n'osais pas la regarder par timidité. J'étais très jeune et sans aucune expérience du sexe féminin. Pour ainsi dire, je débarquais, dans une pareille situation. Je me doute de ce que vous pensez, mais vous faites fausse route, car j'étais extrêmement timide et très respectueux, à ce moment là. Sans pouvoir parler, nous avons bu l'apéritif. Nous avons dit quelques paroles sur mon retour au camp de concentration -&nbsp;non plus à Agde mais à Saint-Cyprien, près de Rivesaltes au bord de la Méditerranée&nbsp;- puis après environ vingt minutes, je me suis levé pour partir. Elle s'est levée aussi et a été à une armoire dont elle a sorti deux plaques de chocolat et deux paquets de gâteaux secs. Elle me les a donnés et je lui ai dit merci trois ou quatre fois. <o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Du chocolat et des gâteaux, j'en ai mangé pas mal depuis cette fin septembre 1939, mais ceux de Marinette, car c'est ainsi qu'elle s'appelait, je ne les ai pas encore digérés, du moins du côté de mon cerveau. Je me rappelle toujours le geste de cette brave personne que j'ai peut-être déçue. On ne le saura jamais.<o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Une idée m'a parcouru la tête, et c'est peut-être le vrai motif des risques qu'elle a pris en m'invitant chez elle. C'est que, me voyant misérable comme j'étais, loin de ma famille, abandonné du monde, elle a peut-être pensé à son mari et s'est posé la question de savoir comment il devait se trouver. Car tous les mobilisés en temps de guerre se ressemblent, et elle voulut faire ce geste très bénéfique pour moi. Même morte, je la remercie encore. <o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Ce trois fois rien de Mme Cayrol jeune, pendant cinquante années, je ne l'ai pas oublié. Lorsque je suis arrivé à la retraite, c'était un besoin pour moi. M'exprimant maintenant plus ou moins bien en français et disposant de temps, je me suis mis dans la tête d'aller la remercier et de la serrer amicalement dans mes bras, de l'embrasser pour lui montrer ma grande gratitude et lui témoigner mon amitié. <o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Je commençai par téléphoner à un copain du même village que moi en Catalogne espagnole. Il habitait toujours à<SPAN style="mso-spacerun: yes">&nbsp; </SPAN>Magalas, village distant de quatre kilomètres de celui où j'avais fait les vendanges. Ce copain étant routier, je n'ai pas pu l'avoir, donc je téléphonai à la mairie d'Autignac et demandai pour M. Ruls. Cette famille avait disparu du village depuis quelques années. J'insistai en expliquant mon cas et demandai à l'employée de mairie de me donner le numéro de téléphone de la maison en face de celle qu'habitait M. Ruls. L'employée, très coopérative, me transmit au bout d'un moment le numéro que je croyais comme elle être le bon. Je la remerciai et me voilà décidé à entrer en contact avec cette famille. Je téléphone donc et explique qu'en 1939 j'avais fait les vendanges avec M. Ruls et qu'ils les faisaient avec la maison d'en face. La femme me répond que ce n'était pas chez elle mais à la maison d'à côté. Elle me donna le bon numéro. Je la remerciai beaucoup et elle me dit que, comme il était presque midi, il n'y avait personne, et de téléphoner dans l'après-midi. Elle lui dirait que quelqu'un la demandait et rappellerait l'après-midi. <o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">J'attendis l'après-midi avec impatience et vers quinze heures, je composai le numéro de M. et Mme Cayrol. Et c'est bien M. Cayrol qui me répondit. Il ne me connaissait pas du fait qu'il était mobilisé et moi non plus je ne le connaissais pas&nbsp;: «&nbsp;En 1939, j'ai fait les vendanges pour M. Ruls et vos parents, et je voulais remercier votre femme de m'avoir donné deux plaques de chocolat et des gâteaux secs, car à l'époque je ne parlais pas le français.&nbsp;» C'était difficile pour moi, et il me dit&nbsp;: «&nbsp;C'est que ma femme est décédée.&nbsp;» Alors là, je sentis le regret qui m'envahissait. Je lui présentai mes condoléances, ainsi que pour ses parents, et il me dit que si je voulais aller à Autignac, je serais bien reçu, car sa famille avait toujours bien reçu les gens.<o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Mon joie était grande d'envisager de pouvoir dire merci à cette personne que je n'aurais pas reconnue si je l'avais rencontrée dans la rue. Ces gâteaux et ce chocolat seront toujours dans ma mémoire. Je n'avais pas envisagé ce dénouement, cela a été comme un coup de massue. Cela ne pouvait pas être autrement, vu que je ne peux pas oublier ceux qui m'ont fait du bien. Peut-être est-ce son geste que je n'oublierai jamais, et ce qui m'occasionna un tel degré de contrariété. Comme quoi la mort avait causé aussi du malheur à cette famille. Mme Cayrol devait être relativement jeune. Repose en paix, mon inconnue. Oubliée, la gendarmesse d'Agde. Marinette et ses gâteaux secs, Mme Cayrol, je la garde. Souvenirs, souvenirs. C'est pour cela qu'il ne faut pas juger les peuples. Des gens, il y en a des bons et des mauvais partout.<o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Les vendanges finies au début d'octobre, le groupe de vendangeurs espagnols d'Autignac près de Béziers avait le visage sombre, très sombre. Et c'était bien normal, car on allait partir comme on nous avait amenés. Si la venue était inconnue mais quand même plus ou moins gaie, le départ en direction du camp de concentration de Saint-Cyprien, près d'Elne...<o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Nous regrettions évidemment ce départ car, directement ou indirectement, pendant ces jours de vendanges, nous avions goûté à une vie de travail normal et on avait parlé aux gens qui comprirent que nous n'étions point les «&nbsp;rouges&nbsp;» que la propagande bourgeoise disait. Peut-être quelques unes de ces familles avec lesquelles nous avions travaillé eurent-elles une pensée pour ces pauvres malheureux d'Espagnols réfugiés, une fois que nous fûmes partis. <B style="mso-bidi-font-weight: normal"><o:p></o:p></B></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt">Si, lorsque nous arrivâmes dans ce village viticole d'Autignac, les gens fermaient portes et fenêtres, il n'en fut pas pareil le jour de notre départ. Car, monté sur le camion de l'armée débâché, je pus me rendre compte qu'il y avait quand même du monde devant l'école, surtout des jeunes, pour nous faire au revoir. Et j'aperçus plus loin et un peu caché le bras de Marinette qui faisait au revoir aussi. C'était plutôt adieu, car je ne l'ai jamais revue ni n'ai jamais eu de ses nouvelles. Mais cette démonstration d'amitié m'aidait à vivre puisque, tant que je pensais à elle à Saint-Cyprien, je ne pensais pas à la vie de prisonnier que l'on m'imposait. Merci encore, Mme Cayrol.<o:p></o:p></SPAN></P>
<P class=MsoBodyTextIndent style="MARGIN: 0cm 0cm 0pt; TEXT-INDENT: 35.4pt"><SPAN style="FONT-SIZE: 14pt; FONT-STYLE: normal; FONT-FAMILY: Garamond; mso-bidi-font-size: 10.0pt"><o:p>&nbsp;</o:p></SPAN></P>