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Journal de Catalogne. August Thalheimer

Complémentaire de la notice biographique qui lui est consacrée.

August Thalheimer

Journal de Catalogne

(20 novembre - 3 décembre 1936)

Source : Revolutionary History Vol 4 N° 1-2, hiver 1991-92. Traduit de l’anglais par nos soins [1].

L’objet du séjour était de s’informer sur la situation politique en Catalogne en vue de la conférence internationale prévue à Barcelone pour janvier [2].

J’étais muni d’un passeport délivré par la légation catalane à Paris, qui a suffi. Départ de Paris jeudi 19 novembre 1936 au Quai d’Orsay, changement à Toulouse, arrivée Narbonne 23 heures 27, nuit à Narbonne, Perpignan à 7 heures 55.
A Perpignan j’ai cherché le Comité de vigilance sur la Place Aragon [3]. Un camarade du POUM, qui s’occupe de la communication entre Barcelone et Perpignan, était là ainsi qu’un camarade de la direction de Barcelone du POUM. Deux camarades plus jeunes de Suisse qui voulaient aller au front sont aussi arrivés. Ces camarades avaient été détournés de la ville frontière espagnole de Port-Bou parce qu’ils n’avaient pas les papiers nécessaires. En attendant, par hasard, ils étaient tombés nez à nez avec le camarade Kahlman [4] de Suisse, qui revenait du front catalan et qui a répondu d’eux auprès des camarades espagnols.

Avons quitté Perpignan avec les deux camarades suisses et un camarade du POUM à 12 heures 30. Le contrôle à la ville frontalière française de Cerbère a eu lieu à bord du train, vite et sans problème. La ville frontalière espagnole est Port-Bou, vous y arrivez en quelques minutes par un tunnel. Les contrôles, très minutieux, y sont principalement faits par les gens de la CNT. En raison de la présence de camarades du POUM notre contrôle s’est fait très rapidement.
Avons quitté Port-Bou pour Barcelone vers trois heures. Le train avait été repris par la CNT et ils ont effectué un contrôle de passeport très méticuleux sur la voie. Les compartiments de troisième classe du train étaient surchargés. Il y avait là des ouvriers, ou en tout cas des gens habillés en ouvriers, ou des militaires, etc. L’atmosphère était animée, gaie et confiante. En atteignant les faubourgs de Barcelone l’Internationale a été chantée dans plusieurs wagons. À la station il y avait un nouveau contrôle de bagages.

Le camarade du POUM nous a portés de la gare à l’Hôtel Falcón dans les Ramblas (la rue principale) où nous avons posé nos bagages. De là le camarade du POUM nous a emmenés au Comité exécutif du POUM, où j’ai rencontré Arquer qui avait été à la conférence de Bruxelles. J’ai aussi rencontré Bonet, le trésorier du Comité exécutif. Je leur ai dit le but de ma visite et ai donné 200 $ au trésorier du PC(O) américain [5]. Il m’a dit qu’un reçu officiel paraîtrait dans La Batalla et dans d’autres journaux du POUM. En réponse à ma question Arquer m’a dit qu’une conférence internationale aurait lieu à la mi-janvier. Le POUM a considéré que la conférence de Bruxelles était un échec. Arquer m’a expliqué qu’il trouvait incompréhensible et contradictoire que nous rejetions la politique de l’Internationale Communiste, mais acceptions la politique intérieure de l’Union soviétique. J’ai essayé de l’éclairer quant à notre position à cet égard, mais je n’ai pas eu l’impression que j’y réussissais. Arquer et Bonet appartiennent à l’aile Maurín du POUM.

Les anciens trotskystes qui sont au Comité exécutif sont assez proches de la position trotskyste sur l’Union soviétique. Les autres font des concessions à cette position trotskyste, mais n’y adhèrent pas vraiment. En tout cas c’est tout à fait clair dans leur presse que l’aile de Maurín rejette notre position sur l’Union soviétique. Cependant, il faut ajouter que d’après nos camarades allemands, qui sont étroitement liés aux membres du POUM, il semblerait que certains des adhérents sont très critiques vis à vis de la position de leur direction sur l’Union soviétique. Ce n’est pas un point insignifiant. Ça vient principalement d’une réaction au changement de ligne adopté par l’Union soviétique qui livre des armes et de la nourriture en Espagne. L’état d’esprit des membres du POUM peut être résumé ainsi : Ils veulent un rapport bon et amical avec l’Union soviétique et rejettent toutes les tendances anti-bolcheviques, mais ils sont néanmoins déterminés à empêcher toute intrusion soviétique et de la Comintern sur leur politique en Espagne ou en Catalogne.

Ils sont convaincus que c’est à eux-mêmes de déterminer la politique en Catalogne et ne veulent pas se la faire dicter par les représentants de la Comintern et de l’Union soviétique. Cela frappe particulièrement chez eux en ce qui concerne la politique du Front Populaire et le mot d’ordre, « Pour la défense de la démocratie bourgeoise » défendu par le parti de la Comintern en Catalogne, le PSUC [6]]. Il y a une véritable opposition avec le PSUC. Chaque jour il y a de vives polémiques dans les journaux du POUM et du PSUC. L’attitude du POUM envers le PSUC détermine en grande partie son attitude envers la politique de la Comintern.

Les Ramblas sont pleines de gens jusque tard dans la nuit. Les cafés et les bars sont tous pleins. La population a l’air tout à fait prolétaire. Il y a peu de bourgeois. Vous avez l’impression que la ville est complètement contrôlée par des éléments prolétariens. Les maisons sont placardées d’affiches de la CNT, de la FAI, du POUM, du PSUC, de l’Esquerra. Le long des Ramblas une rangée de grands kiosques avec des journaux, des livres et des portraits a été installée par différents partis politiques. L’aspect prolétarien des foules dans les rues me rappelle le Moscou des années immédiatement post-révolutionnaires. Il y a beaucoup de miliciens en vestes en cuir et d’innombrables ouvriers en armes. Il est rare de voir des uniformes kaki de soldats réguliers. La seule police est celle de la route en uniformes bleus avec des casques coloniaux blancs. Cette police n’a plus le pouvoir d’arrestation.
Le long des Ramblas il y a d’innombrables haut-parleurs rapportant des nouvelles du front et des messages de l’étranger et jouant de la musique révolutionnaire, parfois juste de la musique populaire. Les foules dans la rue semblent animées, les gens confiants et optimistes. Il n’y a pas le moindre signe de démoralisation. Les masses discutent de ce qu’elles entendent par les haut-parleurs. Il semble même qu’il n’y ait pas de nervosité quant au sort de Madrid. À la différence du Moscou des premières années, les magasins sont presque tous ouverts dans les Ramblas.

J’ai tout de suite rencontré certains de nos camarades à l’Hôtel Falcón. Coïncidence, le camarade H était là aussi, en permission du front. Il était tout à fait confiant.

Samedi 21 novembre 1936

 : discussion avec Bonet, un membre du Comité exécutif du POUM. Je lui ai demandé les raisons de l’entrée du POUM dans le gouvernement catalan [7]]. Il a expliqué qu’en ne le rejoignant pas cela aurait signifié un isolement complet par rapport aux masses dans les usines et la communauté, etc. De plus, en contrepartie de leur participation, ils avaient exigé certaines garanties, par exemple un programme économique socialiste et leur entrée dans les organismes officiels.
En réponse à mes questions sur les formations militaires, Bonet m’a expliqué que les organisations ouvrières exercent un contrôle complet sur l’armée. Le PSUC avait essayé d’éliminer les miliciens mais ces tentatives avaient échoué. Le décret de militarisation du front catalan n’a pas été appliqué réellement. Comme auparavant, il y a toujours les unités du parti avec leurs commissaires politiques. Le POUM, comme d’autres organisations politiques, a une section militaire spéciale dans son Comité Central. L’appareil d’État a été complètement purgé de tous les éléments fascistes.
Après cela j’ai eu une discussion avec un camarade du POUM, un mécanicien, qui exécute le travail de fiscal (procureur de la République) dans une cour populaire (à Barcelone il y en a quatre). Les juges sont choisis par les organisations ouvrières. Chaque cour a un juge bourgeois, professionnellement formé, qui exerce des fonctions purement officielles. Les procès sont en réalité dirigés par le fiscal. Les juges populaires ne sont pas liés à des lois écrites, mais prennent plutôt leurs décisions sur la base de leur propre jugement, selon leur propre expérience de classe. L’organisation d’un procès n’est plus rivée aux vieilles procédures mais s’en libère relativement. L’accusé peut avoir un avocat de la défense et l’auditoire peut faire des déclarations pour l’accusé, qui profite souvent de cette occasion, ces déclarations du public ayant généralement tendance à avoir plus d’effet sur les juges prolétariens que les interventions d’un avocat.
Les cas apolitiques de second ordre sont toujours traités par les structures restantes du vieux système légal, apparemment parce que les cours populaires sont trop occupées par les affaires politiques et ne peuvent être dérangées par des questions mineures. Mais ça reste une autorité temporaire et il y a un mouvement pour faire le ménage de tous les vieux juges bourgeois, les policiers, etc. Les juges prolétariens des cours populaires sont payés par le gouvernement. En règle générale ils continuent à travailler dans les usines et ne consacrent qu’une partie de leur temps au système judiciaire.
En soirée les camarades avec qui j’étais entré en discussions poussées, principalement à propos de l’Internationale, ont souligné qu’ils voulaient continuer à recevoir le matériel trotskyste, qu’ils ne peuvent avoir à Barcelone.
Sur la question de la réforme de l’Internationale, tous les camarades ont redit qu’on ne pouvait pas se retrouver actuellement. La CNT est de la même façon indifférente à toute sorte de lien avec la Comintern. C’est d’autant plus flagrant dans leur rapport tendu et hostile avec le PSUC, qui est perçu comme un frein à la révolution dans un certain nombre de questions concrètes. On le voit comme interdisant la progression vers le socialisme et comme une force derrière laquelle se regroupent toutes sortes d’éléments bourgeois et petit-bourgeois (Esquerra, sociaux- démocrates, etc).

Dimanche 22 novembre 1936

 : les obsèques de Durruti avaient lieu cet après-midi. Le cortège était imposant. La ville entière était sortie. La CNT a demandé que tous les magasins, bars, etc, soient fermés pendant la cérémonie. La plupart des militants de la CNT et de la FAI étaient présents, notamment les patrouilles de contrôle (Checas) dans leurs uniformes noirs, sortis par centaines.
J’ai appris la vérité sur la mort de Durruti par Nin, que j’ai rencontré peu après dans un bar du POUM. Voici comment ça s’est passé. En retournant au front Durruti s’est heurté à un groupe de miliciens qui en partait. Il leur a demandé d’y retourner. Il y a eu une bagarre et il a été tué par un d’entre eux. L’opinion publique ne sait pas grand chose de l’histoire réelle et suppose que Durruti a été tué par une balle fasciste pendant une embuscade. La fin de Durruti n’est pas inconcevable, vu son comportement. Des camarades du POUM m’ont dit comment il avait été injuste et despotique envers une colonne du POUM et on disait à l’époque que certains voulaient le tuer. Durruti était très capable militairement, mais il semblait souvent trop indiscipliné et despotique. [8]

Dimanche après-midi

 : Crémaillère d’une Maison de Pionniers du POUM. Comme beaucoup d’autres cette maison a été confisquée par le POUM. C’était à l’origine un manoir bourgeois. Les pionniers — jeunes entre 10 et 12 ans — ont fait une très vive impression.
Après cela une autre crémaillère dans une bibliothèque du POUM dans un quartier appelé Gracia. La bibliothèque est dans une maison qui a été prise à un marquis qui s’était enfui. Le Comité de Jeunesse du POUM est là, ainsi que le bureau du camarade Schwarz [9] (Gauche internationale). La majeure partie de la collection de la bibliothèque vient de maisons bourgeoises confisquées à Barcelone. Il contient aussi la bibliothèque du camarade König [10]. Le discours inaugural s’est fait en catalan par un membre du POUM — un enseignant. Il a souligné l’orientation marxiste de la bibliothèque et la nature de classe de toute culture. Le camarade König travaillait à la bibliothèque.

On estime que 200 000 ouvriers ont été enrôlés dans l’armée à ce jour, et que dans le reste de l’Espagne ce nombre se situerait aux alentours de 150 000. En tout cas, c’est moins qu’en Catalogne seule. Ces estimations sont celles de camarades et ne sont pas officielles.
Les usines de plus de 50 ouvriers ont été expropriées, tandis que celles de moins de 50 ont été mises sous contrôle des ouvriers. Certaines des usines plus petites qui produisent des munitions peuvent être, et ont été, reprises. Avec la confiscation des usines va la confiscation du capital industriel. Il y a maintenant en Catalogne une distribution centralisée des matières premières, du carburant, etc., organisée par le Conseil Économique. On a promis aux propriétaires étrangers d’usines une indemnisation, mais ça n’est que formel car aucune garantie n’a été donnée sur comment ou quand viendra l’indemnisation.
En soirée j’ai eu une conversation sur la situation de l’agriculture catalane avec le camarade Sarda, que l’on suppose être un des meilleurs experts agricoles du POUM. Environ 80 % des terres sont propices à des méthodes d’agriculture mécanique modernes. Environ 20 % des terres ne peuvent être travaillés mécaniquement, en raison de leur situation à flanc de montagne, etc. Des méthodes modernes sont aussi possibles dans les plantations d’oliviers, très importantes en Catalogne et aussi dans les vignobles. La culture des oliviers a besoin d’une attention prudente, d’une fertilisation abondante, sinon ils ne rapportent qu’une petite récolte. La production de grain est aussi très importante ici. Les conditions agricoles varient beaucoup selon les différents secteurs de la Catalogne. Dans celui des alentours de Barcelone les fruits et légumes sont cultivés de façon intensive, les paysans y en ont exporté des quantités énormes, principalement vers la Grande-Bretagne. De grandes propriétés ont prédominé dans la province de Lérida, qui est maintenant sous influence du POUM. Dans les autres parties de la Catalogne il y a surtout des petits propriétaires fonciers et des fermiers en location. Il y a deux types de fermiers. D’abord, il y a les rabassaires. Ils fournissent tout l’équipement eux-mêmes et payent un tiers de la récolte aux propriétaires. Les propriétaires n’ont généralement aucun lien avec l’exploitation agricole et, vivant de leurs loyers, ont tendance à passer leur temps dans les cafés. La deuxième catégorie de fermiers est comparable aux métayers en France. Le propriétaire fournit tout l’équipement, y compris la moitié des grains. Le fermier donne alors la moitié du rendement au propriétaire. Les rabassaires ont plutôt des baux à long terme, entre 20 et 30 ans, tandis que les métayers en ont à court terme et peuvent s’attendre à être éjectés à tout moment.

La révolution a aussitôt donné le droit à ces fermiers à toute la récolte qu’ils produisaient. Les grandes fermes ont été expropriées et sont maintenant en grande partie collectivement cultivées et les ouvriers agricoles sont aidés par des représentants des organisations ouvrières de la ville.
La plupart des fermiers et des petits paysans ont formé des unions, parfois plusieurs par endroit (CNT, UGT, rabassaires, anarchistes, etc). On a décrété que chaque localité ne doit avoir qu’une seule union que tous les paysans et ouvriers agricoles doivent rejoindre. Une telle union pourrait être envisagée comme une coopérative agricole. Pour les ouvriers agricoles c’est semblable à un syndicat. L’union s’occupe de la vente commune des produits agricoles, l’achat commun de marchandises pour le magasin de la coopérative de village et l’utilisation commune d’équipement agricole, de presses à huile, de vinification, etc. La culture de la terre a cependant tendance à se faire individuellement.

Il y a eu quelques problèmes en Catalogne, en raison du fait que, sous la direction des organes subalternes de la CNT, la collectivisation de la terre s’est effectuée d’une façon plus radicale que ce que voulaient les fermiers eux-mêmes. Les fermiers ne sont pas d’accord avec nombre des ordres publiés. Les organes principaux de la CNT ont fait des déclarations contre ces excès par les niveaux subalternes, mais ne semblent pas capables de les supprimer partout. Selon les avis de quelques experts, ces excès doivent être arrêtés si la révolution en Catalogne veut survivre et on cherche les moyens de régler la situation.
Sur la question de la distribution alimentaire, les choses semblent tout à fait différentes de ce à quoi je m’attendais sur la base d’un rapport que [j’ai] reçu récemment de quelqu’un qui rentrait de Barcelone. En général il n’y a aucun signe de manque d’alimentation, ni à l’arrière ni au front. La province de Catalogne cultive quantité de fruits et légumes, que les restaurants et magasins d’alimentation ont en abondance. En général le niveau de vie des ouvriers s’est élevé depuis le 19 juillet . Les salaires ont progressé de 13 pour cent [11]. En cas de chômage partiel la paie est maintenue entière. Les miliciens au front obtiennent 10 pesetas par jour et on s’occupe de leurs familles à l’arrière.

Il y a un certain manque de pommes de terre, mais ce n’est pas très significatif. Plus important est le manque de viande fraîche qui est apparu, parce que les régions dont vient la plupart de la viande consommée en Catalogne ont été occupées par les fascistes. Il y a beaucoup de poisson. On manque de charbon de bois, le carburant de cuisine habituel en Catalogne. Les maisons mêmes ont tendance à ne pas être chauffées, ce que permet le climat. Ça et là les stocks de lait sont justes. On m’a dit que beaucoup de gens vont aux restaurants manger de la viande. Les soldats du front sont prioritaires pour la distribution de viande. D’après ceux qui en viennent, la nourriture au front est très bonne. Le coût de l’alimentation est beaucoup, beaucoup moins cher qu’en France. A la cantine du parti on peut bien manger pour entre deux et 2.50 pesetas. Dépenses de vin entre 40 et 50 cents le litre. Il y a des files d’attente devant les bouchers et des magasins vendant des haricots et pois cuisinés.

Demandant pourquoi il y avait peu de transfuges au front, on m’a répondu que [c’est parce que] c’est empêché par la terreur des fascistes contre les parents de ceux qui se battent au front. Malgré cela il y a toujours beaucoup de désertions dans les lignes fascistes. Le front lui-même est un lieu de propagande orale entre les tranchées. Les fascistes prétendent que c’est eux qui mèneront une politique socialiste. Des avions fascistes laissent tomber des tracts. On m’a signalé quelques cas de fascistes laissant tomber Le Populaire [12], apparemment pour prouver aux miliciens que le gouvernement de Front Populaire français les a laissés dans l’embardée. On estime que les fascistes ont tué environ 200 000 ouvriers [13].

Après le 19 juillet toutes les églises de Barcelone ont été incendiées. La plupart du temps c’est seulement l’intérieur qui a brûlé. On nous a dit que ces incendies criminels correspondaient à l’état d’esprit des gens. De nombreux prêtres se battent résolument, les armes à la main, du côté de Franco. Selon les miliciens, la force militaire des phalangistes en Catalogne serait considérable. Ils ont avec eux les grands fermiers qui se sont enfuis, les profiteurs des campagnes et les caciques, qui se battent d’autant plus que toute leur existence dépend du résultat de la guerre.
Le camarade König, qui était responsable du bulletin allemand, est maintenant débarrassé de cette fonction. La mutation est due aux trotskystes et à l’utilisation de comptes-rendus des Procès de Moscou. Le Camarade Walter Schwarz est le coordonnateur officiel des liens internationaux du POUM. En plus de cela il a été élu chef de l’organisation de l’important district de Gracia. Pour être politiquement efficace dans le POUM il est essentiel d’être capable de parler espagnol et d’au moins comprendre le catalan. La bonne position du camarade Schwarz dans l’organisation est liée au fait qu’il a été un membre actif du POUM pendant quatre ans [14], actif au front, et a ainsi gagné la confiance de nombreux membres du POUM et d’autres.

Les responsables des troupes catalanes sont très rapidement formés dans les écoles militaires populaires. Pour y entrer vous devez être recommandé par une organisation ouvrière. La durée des cours est de quatre mois. Il s’agit surtout de la formation de responsables militaires de l’infanterie. Un plus petit département forme ceux de l’artillerie. À la fin de chaque période de chaque quatre mois ont lieu des examens. Ceux qui suivent des cours d’un seul mois sont envoyés au front comme caporal, après deux mois comme officiers sans commandement, après trois mois comme sergents et après quatre mois comme lieutenants. La formation est théorique et pratique. Elle aborde la tactique militaire. La composition prolétarienne de ces écoles militaires est assurée par le choix des candidats. Le nombre d’officiers bourgeois est de toute façon insuffisant pour former tout un corps d’officiers de cette classe. La mise en place d’officiers prolétariens est due à la situation après la révolte du 19 juillet en Catalogne.

Mardi 24 novembre 1936

 : Une visite au marché hebdomadaire a révélé de grandes quantités de légumes, fruits, pains, pâtes et poissons. Ce n’est pas spécifique à ce lieu. Les étals manquaient de viande fraîche. Quelques prix : mandarines : entre 10 et 15 cents par livre — environ 400 grammes ; bons raisins : entre 30 et 50 cents par livre — environ 400 grammes. Abondance de pain et de beurre.
Lundi soir des camarades m’avaient [proposé] de discuter de la situation internationale avec les membres du groupe international [15] qui s’apprêtait à partir au front. Exceptés nos camarades Heidenreich et Huber, deux soldats autrichiens et deux Suisses étaient présents. Naturellement j’ai parlé de la politique de Front Populaire, en particulier en France. Les camarades ont expliqué qu’ils manquaient douloureusement d’information politique au front et que les commissaires politiques n’ont pratiquement rien fait à cet égard. Ils ont demandé qu’on leur donne des cours pendant quelques semaines directement à l’arrière des lignes au front et m’ont assuré que ce serait d’un grand intérêt (je n’ai pas assez de temps pour cela). La propagande politique au front est en grande partie limitée aux journaux envoyés aux miliciens. Ceux-ci sont envoyés chaque jour sans faute. De plus, on dit que parmi les membres du POUM au front il y a une contradiction considérable entre l’attitude du POUM envers l’Union soviétique dans La Batalla et la gratitude des soldats pour les armes russes.

Mercredi 25 novembre 1936

 : mardi j’ai suivi une session de la Cour Populaire, dans laquelle le militant du POUM que j’avais rencontré au Comité exécutif travaillait comme procureur. Le procès a eu lieu dans une pièce au Palais de Justice. La cour semblait de composition et de comportement tout à fait prolétariens. Le juge bourgeois a évidemment essayé d’adapter son comportement à celui des ouvriers. C’était le procès d’un docteur accusé d’avoir donné des injections à un officier républicain blessé de telle façon qu’il savait qu’il allait certainement mourir. On a fourni un certain nombre de preuves. Il n’y en avait aucune de décisive. L’accusé a été libéré. L’auditoire était principalement composé d’ouvriers. Il y avait aussi quelques docteurs. Le public a pris une partie active aux débats, mais c’est le fiscal qui les a menés. Un avocat a défendu l’accusé, posant des questions aux témoins.

Jeudi 26 novembre 1936

 : Mercredi matin j’ai visité des casernes du POUM, des anciennes casernes de la cavalerie, équipées avec des installations modernes dans des pièces bien aérées. Les casernes sont pour l’entraînement des miliciens.
Me suis arrangé avec Nin pour qu’on se rencontre samedi matin à 10 heures. Tour en voiture dans les collines de Barcelone. En soirée j’ai eu une discussion avec le camarade Sarda sur l’organisation de l’agriculture à l’extérieur de la Catalogne. J’ai conclu de ses propos qu’on ne peut savoir ce qui s’y passe actuellement. Parlant de Valence, il a dit que fermes, grandes et petites, avaient été collectivisées. Il semble qu’en général dans les régions d’Espagne autour de la Catalogne les gens soient allés beaucoup plus loin que les intentions du gouvernement de Madrid. Il n’existe pas de solution claire au problème agraire dans le reste de l’Espagne. Le camarade m’a rapporté qu’il y a eu quelques cas où avec des attitudes trop radicales sur la question des petits fermiers, on a vu des paysans tuant « le nouveau cacique » et dans d’autres affaires des sabotages sur la terre. La question est de savoir comment redresser ça. C’est très important.
La presse a annoncé l’arrestation du chef de la police, qui a appartenu à l’Esquerra [16]. Solidaridad Obrera tente de faire croire que ce n’est qu’une affaire purement criminelle, mais d’après d’autres déclarations de presse il y a un rapport avec la manœuvre politique d’une section de l’Estat Català (l’aile militaire de l’Esquerra [17]). Cela a évidemment un rapport avec des tendances séparatistes et contre-révolutionnaires. Le public n’a reçu que de vagues allusions, peut-être parce que l’enquête n’est pas terminée. Les gens de la Tcheka ont arrêté un certain nombre de personnes liées à cela, ce qui les a bien occupés.

Sarda en vient à parler de la composition du PSUC. Les anciens communistes ne font qu’un tiers de ses membres. La majorité vient du parti de gauche bourgeois. Sur de nombreuses questions le PSUC est à droite de l’Esquerra.

Vendredi, 27 novembre 1936

 : Le matin j’ai visité une partie des quartiers pauvres de la ville. Ils évoquent les plus mauvais quartiers du port à Marseille. En soirée il y avait une réunion du POUM dans le quartier Gracia. Ordre du jour : un rapport sur des questions organisationnelles. Les membres ont été appelés par leurs cellules. A l’exception de ceux qui n’ont pu venir parce qu’ils participaient à diverses tâches du parti, pratiquement tous étaient présents. Le secteur a 200 membres, dont vingt d’avant le soulèvement et cent quatre-vingt qui les ont rejoints depuis juin. C’est clairement représentatif : l’adhésion est largement jeune.
Il y a eu un rapport sur le travail syndical, et on a abordé les projets locaux , le travail dans les écoles et un certain nombre de questions organisationnelles. Les rapports étaient brefs, suivis chaque fois d’une discussion. À la fin il y a eu quelques griefs dus au fait que le comité local n’avait pas encore répondu par écrit aux suggestions des secteurs. Il a été répondu que c’était par manque de temps et a été demandé aux camarades d’accepter des réponses orales. Le camarade Schwarz est devenu le responsable de l’organisation du secteur avec l’approbation générale. Sarda est le responsable politique.
Entre-temps Gorkin et Andrade de l’Exécutif sont rentrés de Madrid. Ils y avaient discuté avec la colonne du POUM de Madrid. Gorkin, que j’ai rencontré au Comité exécutif du POUM, était très optimiste sur la situation militaire à Madrid. Toute la population civile de la ville est évacuée. À Barcelone même les enfants sont arrivés de Madrid et ont été chaleureusement salués par les gens du pays. Gorkin m’a invité aux bureaux de rédaction de La Batalla pour une discussion cet après-midi.

Samedi 28 novembre 1936

 : à 10 heures j’ai eu une discussion avec Nin. Tout d’abord je me suis renseigné quant aux perspectives politiques à long terme pour le gouvernement en Catalogne. Il a répondu qu’à l’heure actuelle il était impossible de voir précisément par quelle voie pourrait être établi le gouvernement ouvrier et paysan. Le plus intéressant était ce que disait Nin du processus de transformation politique en cours dans les rangs même de l’avant-garde.
Tout se joue dans les syndicats. Selon Nin les ouvriers sont syndiqués à 100 pour cent. Après les modifications de l’influence des partis politiques dans les syndicats, les comités, qui exercent le pouvoir dans les localités en Catalogne, changent leur composition dans les mêmes proportions. Toutes les questions politiques sont discutées dans les syndicats et les délégués sont choisis par la base. C’est fréquent de voir dans des secteurs où, par exemple, le POUM est dominant, des délégués de la CNT et de l’UGT représenter des positions du POUM ou proches, bien qu’ils ne soient pas membres de l’organisation. Les syndicats sont ainsi les larges organes qui donnent vie à la démocratie prolétarienne. On peut ainsi voir que s’il y a en un endroit une proportion fixe de représentants des diverses organisations, sa composition politique réelle change conformément aux choix de la base.

C’est pour cette raison que le POUM a dépensé tant d’énergie à essayer de convaincre l’UGT. Leur ancien syndicat du parti y est entré. Ils soutiennent qu’en dépit des obstacles de toutes sortes mis par la bureaucratie du PSUC et les sociaux-démocrates sur leur chemin, ils sont dans une bonne position pour gagner la direction de l’UGT. Une des astuces du PSUC est d’autoriser l’entrée d’éléments petits-bourgeois dans les syndicats.
Le POUM est aussi actif dans la CNT. Ils militent pour une fusion de la CNT et de l’UGT et, selon eux, ce sera bientôt une réalité. Selon Nin, soutenu en cela par Arquer et d’autres, c’est faux que les représentants des principaux comités politiques soient nommés par la direction politique du parti. Ils sont élus par les adhérents, ou du moins les adhérents doivent approuver ce choix. En tout cas le développement politique des masses organisées dans les syndicats — et c’est pareil pour tout le prolétariat — se reflète dans la composition du comité ou son positionnement politique. C’est une démocratie prolétarienne (qui est aussi le début de la dictature du prolétariat), dont l’organe est d’abord les syndicats.

Nin était très critique sur le PSUC. Le PSUC et l’Esquerra ont tendance à faire cause commune. La CNT l’a informé que le PSUC leur avait envoyé une lettre confidentielle qui demandait :
Les pleins pouvoirs dictatoriaux pour le gouvernement
L’exclusion du POUM du gouvernement.
L’abolition de la junte de défense et tous les corps par lesquels les organisations ouvrières contrôlent les forces armées au front et à l’arrière.
La CNT, tout comme l’UGT, se sont vivement opposées à cette déclaration et l’ont rejetée.
Nin a évoqué un meeting après les célébrations d’Octobre, avec des membres du gouvernement, au cours duquel, de façon tout à fait caractéristique, Companys appelait à une république socialiste, alors qu’Antonov-Ovseenko, consul général de l’Union soviétique, paraissait favorable à une république bourgeoise.
De plus, Nin m’a raconté comment Antonov-Ovseenko a envoyé un article à la presse de Barcelone dénonçant un article paru dans La Batalla. Il y a décrit le POUM comme fasciste. Le dimanche suivant, Nin et quelques autres porte-paroles du POUM ont publiquement répondu à cette attaque.

Nin dit que l’Esquerra ne doit pas être prise pour un parti bourgeois libéral. Il n’y a aucun élément de la grande bourgeoisie dans leurs rangs, mais plutôt des paysans, des petits-bourgeois et un nombre considérable d’ouvriers — des ouvriers professionnels. Il serait plus approprié de comparer l’Esquerra au Parti socialiste révolutionnaire russe.

Sur la question du mouvement prolétarien international, la position de Nin peut être résumée par la chose suivante :
Il admet que la conférence de Bruxelles était un fiasco.
À la conférence internationale à Barcelone la base idéologique pour une nouvelle Internationale doit être mise au point, mais le temps n’est pas encore mûr pour sa formation immédiate.
3) Sur ce que pourraient être les rapports entre une nouvelle Internationale et l’Union soviétique, il pense qu’une victoire en Espagne « par son effet sur la France et d’autres pays, pourrait changer le régime intérieur de l’Union soviétique ». Une réforme de la Comintern ne serait imaginable que si « Staline fichait le camp ».
Nin est resté évasif en réponse à ma suggestion d’une contribution financière du POUM à notre propagande. Il a dit que le parti faisait actuellement l’inventaire des marchandises confisquées. Il semble qu’ils aient accumulé beaucoup de choses de peu de valeur. Bien entendu, je n’ai pas insisté.
Une remarque caractéristique de l’attitude de Nin vis-à-vis de l’Union soviétique a été que les ouvriers y ont moins de liberté que dans l’Allemagne de Hitler. Nous avons reconnu nos divergences sur l’Union soviétique.

Dimanche 30 novembre 1936

 : Discussion avec des représentants du POUM au Conseil Économique. Les usines de plus de 50 ouvriers ont été collectivisées. Celles de moins de 50 sont passées sous contrôle ouvrier.
Le PSUC, allié à l’Esquerra, soutient l’indemnisation des propriétaires expropriés. Le POUM et la CNT refusent totalement l’indemnisation (l’indemnisation serait payée par une sorte de billets à ordre qui rapporteraient un taux d’intérêt de trois ou quatre pour cent).
Les usines de moins de 50 ouvriers peuvent aussi être collectivisées si elles sont importantes pour l’effort de guerre, ou si le propriétaire s’est enfui. Des petits employeurs continuent souvent à travailler dans leurs usines comme s’il y étaient employés. Les décisions relatives à la production se font par le personnel, quoique parfois cela doive être approuvé par le Conseil Économique.
À la tête de chaque industrie, il y a un Conseil industriel, composé de quatre UGT, quatre CNT, quatre représentants des conseils d’usine et un délégué du gouvernement. Voici les principaux problèmes à l’heure actuelle :
La provision de matières premières, particulièrement le coton et le charbon.
Les difficultés à vendre les marchandises de certaines industries en raison de l’effondrement du marché espagnol et de la paralysie du commerce extérieur.
Les petits hommes d’affaires payent à crédit les salaires, mais manquent de liquidités pour acheter les matières premières nécessaires.
De nombreux ouvriers ont tendance à considérer l’usine comme propriété des employés. À l’avenir, les profits ou bénéfices de toutes les usines seront mis en commun et les sociétés en déficit pourront être soutenues par les profits des autres.

Le délégué du POUM refuse l’inflation mais cela semble inévitable. Il nous a dit confidentiellement que le gouvernement basque a fait savoir qu’ils ne seront pas disposés à la moindre expropriation de société et d’usine au pays basque comme cela s’est fait en Catalogne.

Lundi 1er décembre 1936

 : Certaines rues avec des noms de saints ont été rebaptisées avec les noms des militants du POUM tombés au combat. Arquer a fait un petit discours dans chaque rue. Il y avait un cortège avec de la musique, des drapeaux, etc. Les veuves des hommes tombés participaient, habillées en deuil.
Finalement, une réunion publique dans un grand théâtre : Nin, Arquer et Solano ont parlé, ainsi que McGovern de l’ILP et un homme du SAP. Nin a répondu aux attaques sur La Batalla et le POUM par le consul soviétique Antonov-Ovseenko et a été très applaudi par la salle. La réunion était très vive.
L’après-midi, voyage à Lérida dans la voiture du POUM avec Walter Schwarz et Sarda. Avons roulé vers Montserrat. La campagne autour de Barcelone s’était métamorphosée en jardins, vergers et cultures maraîchères. Arrivés à Lérida à huit heures, nous avons mangé dans un vieux couvent énorme qui avait été repris par le conseil municipal comme une cantine pour miliciens et déserteurs des troupes fascistes. L’approvisionnement avait été bien organisé et il y avait à manger en abondance : des pommes de terre, de la viande fraîche, du vin, etc.

Plus tard, nous sommes allés dans un bar du POUM situé dans l’ancien bâtiment du club du parti de droite, très joliment décoré et en centre-ville. Il y a en bas un café où miliciens et camarades du parti ont de vives discussions. Le POUM domine la ville et la province de Lérida. L’industrie textile prédomine. Plusieurs églises brûlées, et beaucoup de remue-ménage dans les rues. Nombreux allers-retours vers le front. Le secrétaire du parti est un jeune homme d’à peine 30 ans.
Il y avait deux régiments dans la ville, composés principalement de fils des fermiers des environs. Les officiers avaient préparé un soulèvement à Lérida, mais avaient attendu de connaître le résultat de la bataille contre Barcelone avant de se dévoiler. Après la défaite à Barcelone, ils n’ont pas osé se lancer. Deux cents officiers et les principaux foyers de droite ont été éliminés et les soldats démobilisés. Au début, il n’y avait que les ouvriers qui étaient envoyés au front. Maintenant, les soldats sont aussi appelés.
Nous étions logés à l’Hôtel du Palais. C’est propre et en bon état. Petit déjeuner : une peseta. Le POUM y contrôle l’UGT, qui est dominante à Lérida, la CNT y étant faible. [18]

Mardi 2 décembre 1936

 : Le matin, visité « Bonne Patrie », à environ 20 kilomètres de Lérida. Cette propriété de plusieurs milliers d’hectares a de grands vignobles qui ont produit entre 5000 et 6000 hectolitres de vin cette année, des plantations de bois pour la construction (des peupliers) et pour l’industrie du papier, et des champs de maïs. Même avant le soulèvement, il y avait un groupe d’ouvriers agricoles du POUM d’environ 30 membres. Environ 150 personnes sont employées à la ferme. Après le soulèvement, la propriété a été confisquée et collectivisée. Le POUM a envoyé cinq personnes pour aider la direction sur place. Ils ont un ancien comptable ici, un membre du POUM de Barcelone. Les différentes branches de production ont des commissions d’ouvriers responsables. Le vin est produit en employant des méthodes modernes — des presses hydrauliques faites en Allemagne, des réservoirs de ciment énormes, un matériel de distillation qui fabrique de l’alcool par étapes, un matériel de refroidissement, des laboratoires chimiques, etc. Chaque année, entre 5000 et 6000 litres d’alcool sont produits.
Les salaires des ouvriers agricoles ont été relevés à entre sept et dix pesetas par jour. Il y a un magasin et un café, tous deux dirigés par des ouvriers. Le propriétaire avait construit une énorme église pour un demi-million de pesetas à la ferme, désormais utilisée comme silo. On a viré les nonnes qui tenaient l’école et on les a remplacées par un enseignant laïc.

La maison de la ferme est un vieux château avec une haute tour, d’où l’on a un large panorama. L’intérieur est très moderne. Les ouvriers agricoles vivent dans des petites masures, chacune ayant à l’arrière un minuscule jardin. Elles seront reconstruites l’an prochain. La plupart des meubles sont restés au château, à l’exclusion du matériel envoyé au front (des lits, etc.). Vous avez l’impression que la ferme est couronnée de succès sous le nouveau régime. Des difficultés pourraient survenir car seule une quantité minuscule de capital (80 000 pesetas) a été confisquée avec la ferme. Le propriétaire était de la grande bourgeoisie et possédait d’autres propriétés autour de Barcelone, où une partie du vin de « la Bonne Patrie » était transformée en vin mousseux.
La ferme continue à produire le vin mousseux habituel, le vin rouge (tinto) et un vino rancio (16 à 18 °), qui est longtemps exposé à la lumière du soleil. Selon le directeur de la ferme, ce n’est pas la production de vin qui rapporte le plus mais la moisson de céréales. Une partie du bétail a été envoyée au front. La gestion de la ferme est basée sur un système d’accord mutuel et est dirigée par le Conseil Économique du gouvernement. La ferme n’a pas été morcelée. On m’a dit que de nombreuses terres environnantes étaient ainsi organisées et qu’il était inutile de partager la ferme.

Mardi soir

 : Avons quitté Barcelone et avons atteint Figueras à midi. Avons quitté Figueras mercredi en début de matinée, traversé à Port-Bou pour atteindre Perpignan. Les bureaux français de la douane sont à un kilomètre de Port-Bou vers Cerbère. La Douane française, visiblement sympathisante, n’a procédé qu’à un bref contrôle des passeports. Dans la pâle lumière du soleil, nous apercevions les monts enneigés des Pyrénées et en contrebas des vignobles et d’immenses plantations de bois de construction. Pendant le voyage de Port-Bou à Cerbère et de Cerbère à Perpignan, de nombreux ouvriers qui travaillaient sur les routes ont salué la voiture d’un poing serré. Atteint Perpignan à 2 heures 43, Paris jeudi matin à sept heures.