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Les "étrangers indésirables"

Les « étrangers indésirables »

Dans le cycle de reproduction capitaliste que nous vivons, l’homme en tant que tel semble être de trop et dans le monde entier il est traité en conséquence : viré du procès de production, de son lieu de travail, de sa maison, des hôpitaux, du paysage…
Mais de ce qui relève du fonctionnement ordinaire du capitalisme il n’est pas question dans les discours des gestionnaires étatiques. Ces derniers par contre nous jettent continuellement en pâture des hommes qualifiés de « misère du monde », hommes que nous devrions considérer comme étant de trop par rapport à un certain espace vital, celui de chaque nation.
Quand on voit de loin en loin ressurgir un concept qui a connu sa belle époque dans les années 1930, celui « d’hommes indésirables », le centre de rétention ad hoc n’est jamais loin (et réciproquement). Nous savons alors que nous entrons dans une phase particulière de l’exercice de la violence d’État.
C’est en 1937-1938 (jusqu’à plus ample informé) que se répandent en France l’utilisation du terme « d’étrangers indésirables » et une pratique en rapport, ponctuée d’arrestations et d’expulsions, aux dépens notamment d’anarchistes italiens réfugiés.
Dans ces mêmes années, lOVRA, la police politique de Mussolini, sévit dans le pays dans une relative impunité. Un numéro spécial de L’Espagne Nouvelle, intitulé « Où sont les indésirables ? [1] », publie en novembre 1937 une série d’articles fort détaillés sur la répression politique menée contre les anarchistes italiens sous prétexte d’activités terroristes, en réalité organisées en France par l’OVRA et la Cagoule [2].
Une autre façon de se débarrasser des « étrangers indésirables » consiste à les rapatrier de force quand ils risquent la mort chez eux. Une partie des réfugiés espagnols arrivés en France par dizaines de milliers après la chute de Bilbao en juin 1937 en fit les frais. La Dépêche de Toulouse du 1er novembre 1937 relate comment le gouvernement de Burgos fusilla 38 femmes ramenées au Pays basque espagnol [3]. Le chiffre des Espagnols « rapatriés » en 1937 à l’initiative du gouvernement français reste à établir.
C’est dans cette belle ambiance que le décret-loi des 1er, 2 et 3 mai 1938, « décret sur la police des étrangers » [4], suivi et modifié par celui du 12 novembre 1938, vint officialiser ce nouveau statut qui fera bientôt de l’étranger réfugié un être suspect en soi :
« [...] s’il fallait strictement réglementer les conditions d’acquisition de la nationalité française, il n’était pas moins indispensable d’assurer l’élimination rigoureuse des indésirables. Sans doute le ministre de l’Intérieur a-t-il le droit d’expulser les étrangers résidant en France ou, s’ils sont dans l’impossibilité de trouver un pays qui les accepte, peut-il leur assigner une résidence dans une localité déterminée, mais il est de ces étrangers qui, en raison de leur antécédents judiciaires ou de leur activité dangereuse pour la sécurité nationale, ne peuvent, sans péril pour l’ordre public, jouir de cette liberté encore trop grande que leur conserve l’assignation à résidence. Aussi est-il apparu indispensable de diriger cette catégorie d’étrangers vers des centres spéciaux où elle fera l’objet de la surveillance permanente que justifient leurs infractions répétées aux règles de l’hospitalité. » [5]
Les premiers (?) « bénéficiaires » de fait du statut « d’étranger indésirable » et d’un séjour dans des « centres spéciaux » seront les combattants espagnols et étrangers venus d’Espagne avant janvier 1939 [6].
Sur les 465 000 hommes, femmes et enfants fuyant le franquisme en février - mars, près de 350 000 iront croupir dans des camps de fortune [7], et seront de jour en jour plus criminalisés. Cette lettre du 21 février 1939 du ministre de l’Intérieur Albert Sarraut, adressée à tous les préfets de France [8], donne le ton :
« Dans diverses instructions, j’ai attiré toute votre attention sur la surveillance incessante qu’il convient d’exercer autour des réfugiés espagnols ; […] Mais, à mesure que les jours passent, certaines difficultés peuvent surgir parmi les réfugiés, certains éléments troubles peuvent créer des incidents, commettre certain délits ou simplement avoir une attitude indigne de notre hospitalité, attitude devant laquelle notre opinion publique ne manquerait pas de réagir avec vigueur.
Je vous demande donc de ne pas [sic] relâcher en aucune manière la surveillance que vous exercez, mais au contraire de la renforcer sans cesse et d’intervenir avec la plus extrême rigueur contre ceux qui auraient mérité votre sévérité.
Dans un rapport d’ensemble, où vous rassemblerez éventuellement les informations que vous aurez pu déjà me faire parvenir, vous voudrez bien m’indiquer :
Les conditions dans lesquelles s’est effectué l’hébergement des réfugiés dans votre département ;
L’attitude des populations vis-à-vis des réfugiés ;
L’attitude des réfugiés, avec éventuellement indication des remerciements que les autorités auraient reçus de ceux-ci ;
Le cas échéant, incidents individuels ou collectifs qui ont pu se produire ; actes délictueux, déprédations commises : pour chaque fait apporter toutes les précisions qui me permettraient de répondre aux réclamations ou demandes de renseignements qui pourraient me parvenir ;
L’état sanitaire des réfugiés. »
Quand la guerre est déclarée en septembre 1939, certains camps français sont vidés, d’une manière ou d’une autre, de leurs Espagnols pour recevoir des étrangers de langue allemande, des juifs, des tsiganes, et des militants communistes taxés de « Français indésirables » [9]. Après juin 1940, la France non occupée va se couvrir de centres d’internement, plus ou moins discrets, petits ou gros, provisoires ou durables, comme on peut le voir sur la carte en annexe [Doc. 3].
Suivant la même logique de « l’indésirabilité », le 20 août 1940, l’État français fera partir d’Angoulême, sous occupation allemande depuis deux mois, « le premier train de l’histoire de la déportation de civils en Europe occidentale » [10], qui s’arrêtera quatre jours plus tard aux portes du camp de Mauthausen. Il était chargé de 927 réfugiés espagnols, dont de nombreux Catalans, hommes, femmes, enfants, vieillards, raflés dans le camp charentais. À leur arrivée en Autriche, 490 hommes et garçons de plus de 13 ans seront aussitôt internés. Seuls 73 d’entre eux survivront au régime du camp. Les femmes et les enfants repartiront vers l’Espagne, livrés au régime franquiste [11].
On le sait, une fois enclenché, si aucun groupe d’hommes ne cherche à le gripper, le processus d’exclusion se déroule le plus souvent jusqu’à son terme. Jusqu’à présent, l’État a toujours trouvé des fonctionnaires acceptant de relayer la création d’« une atmosphère épurée autour de l’étranger de bonne foi », devenue à leurs yeux – fausse conscience aidant – une activité ordinaire.

Les Espagnols réfugiés en Isère en 1939-1940

Aux Archives Départementales de l’Isère, les dossiers librement consultables de la série 67M8 et 67M9 concernent les « étrangers réfugiés ». Ils nous renseignent entre autres sur les conditions de l’internement de 2300 Espagnols réfugiés dans ce département en 1939, et sur ce qu’il advint d’une partie d’entre eux.
Au moment de la retirada, le grand palais de la Houille Blanche du parc Paul Mistral fut mis à la disposition du préfet de l’Isère. Le 2 février 1939, le Commissaire spécial de Grenoble lui adressait ce pli :
« Monsieur le Préfet de l’Isère :
Comme suite à vos instructions concernant l’arrivée des réfugiés espagnols à Grenoble, j’ai l’honneur de vous faire connaître, que ces réfugiés sont arrivés par train composé de 20 wagons, en gare de Grenoble, à 1h45 du matin. Le train était garé à la voie 15, un service de gendarmes a assuré la sécurité des réfugiés, les portières étaient d’ailleurs fermées à clef.
Dès ce matin à 7 heures, les réfugiés ont été réunis par mes soins sur les quais militaires de la gare, ont été formés en colonnes, et dirigés sur le Palais de la Houille Blanche, où du café chaud leur a été servi.
Le dénombrement n’a pu être fait immédiatement, et vous sera communiqué ultérieurement […].
Je crois devoir vous informer qu’en raison du nombre assez important des portes d’entrée ou de sortie entourant le Palais de la Houille Blanche, un peloton de gardes mobiles me paraît nécessaire pour empêcher toute prise de contact entre la population civile de Grenoble et les réfugiés dont l’état sanitaire est en cours de contrôle. »
Dès le 3 février 1939, un « télégramme officiel Intérieur Sûreté 4ème bureau » envoyé au préfet de Grenoble insiste sur la nécessité du rapatriement :
« En raison difficultés hébergement qui iront croissant avec afflux nouveaux, je vous invite à faciliter rapatriements volontaires toutes catégories réfugiés espagnols pouvant être dirigés vers frontière basque. »
Le même jour, un autre « télégramme officiel » demande qu’on fasse parvenir « dans plus brefs délais possibles listes nominatives avec état-civil complet réfugiés espagnols hébergés dans votre département ».
Ces listes ont disparu des archives iséroises ; peut-être ont-elles été détruites en juin 1940…
Le 3 février encore, le préfet des Basses-Pyrénées informe ses homologues :
« J’ai l’honneur de vous confirmer qu’il conviendra, pour permettre un acheminement ordonné de réfugiés de Hendaye à Irun, que vous me préveniez par télégramme, qui sera adressé en même temps en communication au Sous-préfet de Bayonne et au Commissaire divisionnaire d’Hendaye, du nombre par catégories (enfants, vieillards, femmes, hommes, miliciens) des réfugiés que vous avez l’intention de rapatrier. Le départ de ces réfugiés à destination d’Hendaye ne pourra bien entendu s’effectuer qu’autant que je vous aurai indiqué également par télégramme que leur passage à la frontière ne soulèvera pas de difficultés. »
Le 24 février, le Commissaire spécial Reheiser G., de Grenoble, rend compte ainsi au préfet de l’Isère :
« Comme suite à la circulaire ci-jointe, en date du 21 février, de M. le Ministre de l’Intérieur, que vous avez bien voulu me communiquer, concernant les réfugiés espagnols qui viennent d’être affectés au département de l’Isère, à la suite de l’offensive de Catalogne par les troupes nationalistes espagnoles, j’ai l’honneur de vous adresser ci après, un rapport d’ensemble [répondant] aux instructions de la circulaire précitée.
1) Condition [sic] dans lesquelles s’est effectué l’hébergement des réfugiés dans le département. […]
Le 1er février 1939, un télégramme de Cerbère nous avisait du départ d’un premier convoi, qui arriva effectivement à Grenoble dès le 2 février, à 1h33 du matin. Ce convoi comportant 1850 réfugiés […]
À 7 heures du matin, les réfugiés furent réunis par mes soins sur les quais militaires de la gare, puis formés en colonne, et dirigés sur le Palais de la Houille Blanche où plus de 600 litres de café chaud leur furent servis. […] 14 000 kg de paille furent amenés pour le couchage des réfugiés, et […] l’autorité militaire fut alertée pour fournir de toute urgence le nombre suffisant de paillasses, sacs de couchage, couvre-pieds, couvertures, assiettes, fourchettes, gamelles, plats de campement, braseros, cuisines roulantes, bois, charbon, etc. etc. […]
Dès le lendemain matin, 3 février, le service sanitaire commença à fonctionner sous la direction du docteur Vidal. […] La visite générale ayant révélé quelques malades et d’assez nombreuses femmes enceintes, ces divers éléments furent immédiatement éliminés du Centre d’hébergement, et transportés par ambulance à l’Hôpital civil.
Le 3 février, un deuxième convoi comprenant 580 réfugiés, arriva en gare de Grenoble, à 17h30. Ceux-ci furent […] dirigés sur le Palais de la Houille Blanche […]. Il est bon de noter, qu’en raison de la quantité de femmes et de très jeunes enfants qui firent partie de ces deux convois, un pavillon spécial, dit « Pavillon d’Armenonville » fut aménagé, uniquement pour les femmes et les enfants au biberon, qui furent ainsi soustraits à la communauté générale. […]
Actuellement, 24ème jour après l’arrivée des réfugiés, le Centre fonctionne dans des conditions particulièrement favorables en ce qui concerne le bien-être matériel, assez relatif évidemment des réfugiés.
2) Attitude des populations vis-à-vis des réfugiés.
Dès l’arrivée, le Centre d’hébergement fut l’objectif de nombreux visiteurs, soit charitables, soit tout simplement curieux ; des articles de presse se sont succédé quotidiennement, et si la masse générale des populations du département est resté [sic] assez indifférente en raison de la concentration des réfugiés à Grenoble, en revanche, la population de la ville, des communes avoisinantes et les différents groupements politiques, ont fait preuve d’initiatives souvent heureuses, soit en argent, soit en dons matériels. […]
3) Attitude des réfugiés, avec éventuellement indication des remerciements que les autorités auraient reçus de ceux-ci. […]
Il n’est pas à ma connaissance que le moindre remerciement ait été formulé, et je doute que la mentalité des éléments hébergés permette d’envisager toute possibilité de ce genre.
4) Incidents individuels ou collectifs qui ont pu se produire ; Actes délictueux, déprédations commises, etc.
Il y a lieu de signaler de nombreuses tentatives d’infiltration de propagandistes révolutionnaires au Centre d’hébergement ; la plus caractéristique a consisté en tracts de propagande dissimulés dans des petits pains offerts aux réfugiés. Ces tracts ont été saisis par mes soins, au nombre de plusieurs centaines.
Ils incitaient les réfugiés à se méfier des « officiels » et à conserver tout leur espoir en la vigilance des partis révolutionnaires.
Ces tentatives ont obligé le renforcement de la garde du Centre d’hébergement, qui est actuellement sous la surveillance de trois pelotons de garde mobile, sans compter la surveillance constante des Polices spéciale et municipale.
Dans l’ensemble, il n’y a pas lieu de signaler toutefois d’actes délictueux, ni de déprédations, mais une vigilance constante et rigoureuse doit être déployée, pour éviter tous incidents individuels ou même collectifs. »
Nous notons que le nombre total de réfugiés arrivés dans ce département en deux voyages est de 2430, en majorité des femmes et des enfants. Parmi la population grenobloise, des gens s’organisent effectivement pour les soutenir comme l’indique ce texte, sans date, maladroitement rédigé en espagnol :
« Comité de ayuda al pueblo español
Camaradas,
Tenes confanza no crais nada de lo que os dice señores y señoras que se ocupan de todos vosotros oficialmente porque estan engañando os vigilanas. Y con vosotros aseguramos la victoria de la Republica Española.
El Comité. »
D’ailleurs, Durand, le directeur du « Centre d’hébergement des réfugiés espagnols », se plaint au préfet de ce que « depuis quelques jours une certaine propagande d’agitation se fait parmi les malades en traitement à l’hôpital et ceux-ci, quand guéris, ils [sic] retournent au centre [et] entretiennent une certaine poussée de réclamations ».
Visiblement, les réfugiés ont repris des forces et du poil de la bête. Les hospitalisés sont au nombre de 300 le 25 février 1939, quand l’inspecteur départemental d’hygiène confirme au préfet que
« […] dans plusieurs pavillons de l’hôpital civil de La Tronche […], depuis quelques [sic] temps, l’état d’esprit des malades avait beaucoup changé. Les réclamations concernant la nourriture se font plus nombreuses et plus impérieuses. Les refus de se livrer aux travaux de ménage élémentaires sont fréquents (faire un lit, par exemple), sous prétexte que les Français hospitalisés sont mieux traités. On retire l’impression qu’une propagande s’exerce auprès des réfugiés, mais je ne possède pas les moyens d’action nécessaires pour en faire la preuve ».
La plupart des documents officiels suivants portent désormais sur l’organisation du « retour en Espagne des réfugiés disséminés sur tout le territoire français » et tout indique que cela va être la priorité n° 1 de l’administration française.
Cette lettre du ministre de l’Intérieur à tous les préfets du 1er mars 1939 indique les modalités de l’éventuelle mobilisation des fonctionnaires des Chemins de Fer Français :
« 1° - Préavis - Les Chefs d’Arrondissement du chemin de fer devront être avisés 72 heures avant la datte [sic] prévue pour le voyage de retour ; dans des cas exceptionnels, ce délai pourrait être réduit à 48 heures.
2° - Importance des groupes - Il est nécessaire que les Chefs d’Arrondissement soient renseignés sur l’importance des groupes à évacuer ; les dispositions particulières à prendre d’urgence : envoi de matériel à voyageurs sur certains points de vue [sic] du renforcement des trains du service régulier, par exemple.
Il importe, d’autre part, que vous indiquiez aux Chefs d’Arrondissement intéressés les gares dans lesquelles se présenteront les groupes constitués par les Autorités chargées du rapatriement ; la SNCF s’efforcera, en ce qui [la] concerne, de collecter les groupes vers un centre déterminé au départ duquel, si l’importance des effectifs le justifie, un train spécial sera mis en marche.
Il serait, en effet, très désirable que les évacuations soient dirigées de manière à pouvoir être effectuées par trains complets.
3° - Échelonnement des retours - En vue d’éviter certaines difficultés, les retours devront être échelonnés suivant les possibilités de réception en Espagne. Le programme des évacuations devra donc être établi en fonction de ces possibilités ; mais d’ores et déjà, il semble qu’il sera difficile de dépasser 8 trains spéciaux par jour.
Je n’ai pas besoin de souligner tout l’intérêt qu’il y aura à ce que vous vous conformiez strictement à ces prescriptions qui me paraissent de nature à assurer l’évacuation des réfugiés dans les meilleures conditions possibles. »
Bien évidemment, le premier flic de France veut être tenu au courant au cas où « certains groupements extrémistes chercheraient à nouer des relations avec les réfugiés espagnols qui seraient, dans certains départements, l’objet, de la part de ces groupements, d’une propagande assez active ». Le 4 mars 1939, un rapport du service d’information du commissariat central de police de Grenoble lui est envoyé « au sujet d’une réunion d’information tenue le 3 courant, à 20h30, à la Maison du Peuple, par l’Amicale des Volontaires de l’Espagne Républicaine » :
« 80 personnes environ y assistaient, sous la présidence de Beau, secrétaire de la section de Grenoble du parti communiste. Le sieur Faure, Président de l’Amicale, a fait l’historique de la guerre civile en Espagne et a ajouté que, malgré la reconnaissance du Gouvernement National par la France, les troupes républicaines étaient décidées de [sic] combattre jusqu’au bout.
Le sieur Turrel, secrétaire régional du parti communiste, a indiqué que les troupes républicaines avaient été battues parce que la classe ouvrière n’avait pas su aider en temps opportun, et aussi par le retrait des combattants des Brigades Internationales.
Il a fait connaître ensuite dans quelles conditions se trouvaient les miliciens espagnols dans les différents camps de concentration, et a dit que les vexations dont ils sont l’objet n’avaient d’autre but que de les engager à regagner l’Espagne nationaliste. »
Le « sieur Turrel » est connu des lecteurs des Fils de la nuit  : c’est l’un des deux Lyonnais communistes et amateurs de picrate dont parle Antoine Gimenez. Avec Marius Brunand, Aimé Turrel, ouvrier chez Berliet, part fin juillet 1936 pour l’Espagne et, après quelques péripéties, se retrouve dans la colonne Durruti. Il intègre ensuite les Brigades Internationales, puis rentre en France en octobre 1938. Il reprend à Lyon ses activités militantes. Dans la notice du « Maitron » le concernant, on apprend que « le 26 août 1939, il fit partie du groupe de cinq militants qui distribuèrent à la sortie des usines Berliet un tract interdit du Comité régional du PCF défendant le bien fondé du pacte germano-soviétique [conclu le 23 août] sous le titre “ Vive la paix ”. Il fut poursuivi et condamné pour acte défaitiste. Mobilisé [après le 3 septembre], il fut affecté au camp de Luitel-Roybon en Isère à la 5e compagnie de travailleurs, formée d’éléments soumis à la surveillance ».
Précisons que le PCF fut dissous le 26 septembre 1939 et que dans toutes les communes de France, les communistes seront peu après recherchés et internés en tant qu’« indésirables français », suivant le décret du 18 novembre de la même année qui permit l’internement « des individus dangereux pour la défense nationale ou la sécurité publique ». En Isère, certains d’entre eux furent envoyés au camp de Roybon. Les internés affectés à la 5e Compagnie spéciale de Travailleurs Militaires partirent de Roybon le 2 juin 1940 pour St Vincent-les-Forts puis pour Luitel. [12]
Pour revenir au rapatriement des réfugiés espagnols, le 17 mars 1939, le ministre de l’Intérieur s’adresse encore et toujours aux préfets :
« L’ouverture de la frontière espagnole [effectuée ce jour-là] va permettre de procéder prochainement au rapatriement des réfugiés, à une cadence relativement importante. Par circulaire du 1er mars courant je vous ai fait connaître les dispositions qu’il appartenait de prendre en accord avec les fonctionnaires qualifiés de la SNCF en vue d’assurer ce rapatriement dans les meilleures conditions.
Vous voudrez bien, dès maintenant préparer un plan d’évacuation en tenant compte des préférences marquées par les réfugiés. Il y aura lieu notamment de procéder au dénombrement des Basques et des Catalans, les premiers devant être dirigés sur Hendaye et les seconds sur Cerbère si le trafic ferroviaire est bientôt rétabli. Vous voudrez bien me faire parvenir d’urgence le plan que vous aurez établi à cet égard. Mais, en tout état de cause, vous voudrez vous abstenir de procéder à tout rapatriement massif, sans avoir avisé préalablement, et sans vous être mis d’accord avec vos collègues des départements frontières intéressés. »
En réponse, voici l’édifiant rapport du Commissaire spécial grenoblois du 25 mars 1939 au préfet de l’Isère :
« J’ai l’honneur de vous faire connaître que les opérations de recensement primitivement effectuées lors de l’arrivée de ces réfugiés, le 1er février écoulé, viennent d’être renouvelées, afin de connaître exactement les catégories en Basques et Catalans de ces réfugiés. Ce dernier recensement a donné les résultats ci-après :
Basques : Hommes : 48 ; Femmes : 510 ; Enfants : 871. Total = 1429
Catalans : Hommes : 30 ; Femmes : 287 ; Enfants : 424. Total = 741
Total général = 2170. [On suppose que sur les 2300 réfugiés recensés, les 130 manquants ici sont soit hospitalisés, soit morts. Note des Giménologues.]
Toutefois, il est bon de noter que ces catégories ne comportent pas exclusivement des Basques et des Catalans. En effet, l’absence de toutes pièces d’identité et devant une certaine mauvaise volonté évidente de la part des réfugiés, il a été nécessaire de se contenter de leurs affirmations […]. Toujours en conformité de [sic] vos instructions, ce recensement a été opéré sans qu’aucun renseignement n’ait été donné aux réfugiés, pouvant leur faire envisager un rapatriement éventuel. Il n’en est pas moins vrai qu’une vague de crainte s’est immédiatement déchaînée parmi eux, crainte qui s’est traduite par un refus systématique d’indications précises et par un refus absolu d’accepter le retour en Espagne Nationaliste.
Ce refus est le leitmotiv des réfugiés qui, à part une centaine de volontaires, sont totalement indifférents sur [sic] le point où ils pourraient retourner en Espagne.
En conséquence, j’estime, qu’en ce qui concerne les réfugiés hébergés au Centre de Grenoble, la question du rapatriement par Cerbère ou par Hendaye ne se pose pas. Néanmoins, il est permis d’admettre que sur les 2170 réfugiés du Centre de Grenoble, 1800 environ auraient intérêt à être rapatriés par Hendaye et à peine 300 par Cerbère, les 100 volontaires désirant eux-mêmes être dirigés sur Hendaye.
Les convois seraient donc disproportionnés, en outre, les 300 réfugiés pouvant être dirigés sur Cerbère montrent une résistance telle, qu’il ne paraît pas opportun de faire pour eux un convoi spécial. […]
J’ajoute que pour permettre l’évacuation des réfugiés, il y a lieu d’envisager l’emploi de tous les camions dont dispose l’autorité militaire, des trois pelotons de gardes mobiles actuellement affectés au Centre et d’une centaine de gendarmes qui pourront être récupérés dans le département de l’Isère.
Il y a lieu, en effet, de prévoir, un service d’ordre important au Centre même des réfugiés, ainsi qu’au quai militaire de la gare d’embarquement. […]
Une entente éventuelle sera faite avec les services de la SNCF dès que vous aurez bien voulu me faire connaître la décision ministérielle fixant les jour et heure du départ. »
Si l’on y ajoute le non moins instructif rapport du capitaine Cloître, commandant la 10ème Compagnie du Centre d’hébergement des réfugiés espagnols, du 27 mars 1939, « sur l’état d’esprit des réfugiés espagnols et les mesures préventives à prendre en cas de rapatriement »
– « Dans le cas où un retour des réfugiés en territoire espagnol serait décidé prochainement, j’ai l’honneur d’attirer l’attention des autorités sur les points concernant le maintien du bon ordre au cours des opérations de départ.
La masse des réfugiés ne veut pas retourner en Espagne — le peu de volontaires et les difficultés auxquelles la Police s’est heurtée pour établir les listes de recensement et d’adresses, le prouvent suffisamment.
D’autre part, il faut considérer que les réfugiés ne sont plus et de loin – quoi qu’on en dise – dans l’état physique et moral de leur arrivée. Leur faiblesse a disparu en même temps que revenait l’esprit naturellement batailleur et indiscipliné du peuple espagnol.
Il faut s’attendre à une sérieuse résistance ou tout au moins à leur démonstration coutumière : l’inertie absolue. Ce qui, joint aux éléments extrémistes de Grenoble, ne manquera pas d’amener des incidents. Il faudra à mon sens :
1° — Que l’ordre de départ ne soit donné que lorsque toutes les mesures d’exécution auront été prises ;
2° — Que cet ordre soit tenu absolument secret ;
3° — Que le transport du Palais à la gare – tout au moins, des bagages étant donné leur volume et leur quantité – s’effectue en camions ;
4° — Que l’effectif de la Garde Républicaine Mobile soit renforcé (si le trajet devait avoir lieu à pied, encadrement avec pelotons à cheval). » –,
on comprend bien là que si rapatriement massif il doit y avoir, il se fera de force puisqu’il est concrètement envisagé de déjouer la résistance des intéressés.
Nous signalons par ailleurs ces autres instructions reçues à Grenoble le 31 mars et sans doute envoyées à tous les directeurs des camps de France, qui indiquent qu’une autre « destination » des réfugiés était envisagée :
« Ordre de son Excellence Général Ménard Chef des Camps de Réfugiés, le 31/3/39. Aucune famille de réfugiés espagnols n’est dans l’obligation de se faire rapatrier, si ce n’est volontairement et doit [sic] refuser toutes indications qui lui viennent pour le compte propre des autorités locales et des autorités françaises. Nous n’avons pas encore donné le résultat tangible des démarches faites à ce jour en vue de procéder au rapatriement des Espagnols. La France désire les utiliser et en conséquence, souhaite la collaboration et la bonne foi de tous. À cette fin, il se constituerait des équipes de travail, commandées par des Espagnols, qui seront affectées à l’industrie, à la construction, etc. Le résultat de ces groupements sera la solution au problème de la réunion des familles. »
Mais cela ne semble affecter en rien les démarches entreprises en vue du rapatriement des réfugiés de l’Isère : le 13 avril 1939, le préfet Susani informe le ministre de la Santé Publique :
« […] à l’heure actuelle, le Centre comprend 2000 réfugiés et j’organise un prochain départ de volontaires. J’ai, dès maintenant, plus de 200 inscrits. D’autre part, conformément à ses instructions, j’ai adressé à M. le Ministre de l’Intérieur, un plan d’évacuation visant la totalité des réfugiés du Centre de Grenoble, j’attends la décision qui sera prise. »
Entre-temps, de nombreux incidents se sont succédé au Palais de la Houille Blanche où des Espagnols s’en sont pris aux gardes mobiles. Le 17 avril 1939, par un « télégramme officiel [codé] Intérieur Sûreté 4ème bureau aux Préfets », Albert Sarraut les prie de « s’opposer par moyens de circonstance à apposition et diffusion affiches émanant Office français pour aide réfugiés espagnols intitulées “ Droit d’asile aux réfugiés espagnols ” ». Il récidive le 19 :
« Dans le but de mettre fin à des campagnes de presse tendancieuses susceptibles de faire obstacle au rapatriement des réfugiés civils espagnols j’ai été amené à interdire, en application de l’article 14 de la loi du 29 juillet 1881, certains journaux de langue étrangère longuement diffusés parmi ces réfugiés. Je vous prie de porter toute votre attention sur les propagandes de cette nature qui pourraient vous être signalées, et de m’en informer d’urgence. À cet effet, vous voudrez bien vous mettre en rapport avec l’Administration des P.T.T. à l’effet d’obtenir les moyens de contrôle qui vous permettraient de vérifier préalablement si les publications (journaux ou imprimés) de langue espagnole ou catalane adressées aux réfugiés ne contiendraient pas des articles tendancieux les invitant à ne pas regagner leur pays. »
Voici un des tracts en langue espagnole interceptés par la Garde républicaine mobile près du parc longeant le Palais des Alpes le 25 avril [traduit par le commissaire de police de Grenoble] :
« COMITÉ FRANÇAIS DE COORDINATION POUR L’AIDE AUX RÉFUGIÉS DE L’ESPAGNE RÉPUBLICAINE
À nos correspondants espagnols
En réponse à la nombreuse correspondance reçue à notre Comité ayant trait à la pression exercée par les autorités françaises, en vue du rapatriement en Espagne des réfugiés espagnols, l’Office français communique :
1°- Que les réfugiés espagnols qui ne désirent pas se rendre en Espagne ne doivent, en aucun cas, désigner un point quelconque de la frontière, où ils désirent être envoyés.
2°- Ceux qui désirent se rendre dans un pays étranger – spécialement : Mexique, République Argentine, Venezuela, Colombie, etc. – doivent nous envoyer une pétition de forme claire et concrète, indiquant :
Nom et prénom,
Age et lieu de naissance,
Profession.
Tant en ce qui concerne le chef de famille, que les membres de cette même famille, qui l’accompagneront, et l’adresser à “ l’Office français ” 4, Square Labruyère, Paris-(IX), qui la fera parvenir aux ambassades respectives.
Pour faciliter une telle opération dans ces pays, il est nécessaire lorsque beaucoup de personnes désirent s’y rendre, que les pétitions soient faites de façon collective.
L’Office français pour les Réfugiés espagnols. »
Dans un courrier [Archives de l’Isère, 67M8] adressé le 30 avril 39 par le ministre de l’Intérieur aux préfets, on voit que les 2170 (ou 2000, ou moins ?) réfugiés sont toujours là, et que le déclenchement de la guerre avec l’Allemagne est considéré comme plus que probable par les autorités françaises :
« Certains d’entre vous ont attiré mon attention sur les difficultés que pouvait présenter la présence des réfugiés espagnols, au cas où devrait être mis en action le plan de repliement, d’évacuation et d’éloignement des populations françaises.
En effet, certains locaux, actuellement occupés par les réfugiés, pourraient vous être nécessaires pour assurer, dans des conditions aussi favorables que possible, le logement des populations que vous auriez à accueillir. […] En conséquence, j’ai décidé de mettre à votre disposition des crédits qui vous permettront soit d’aménager des locaux nouveaux (bâtiments pour lesquels des réparations auraient à être effectuées), soit de construire des baraquements destinés à recevoir, lorsque cela sera nécessaire, des réfugiés espagnols. Baraquements qui devraient être démontables et pouvoir être ultérieurement utilisés. […] Il va de soi que ces instructions ne font pas obstacle au rapatriement des réfugiés qui demandent à retourner dans leur pays, rapatriement qu’il y a lieu d’effectuer aussi largement et aussi rapidement que possible. »
Le 4 mai, le directeur du centre de Grenoble signale au préfet qu’il n’a « pas de volontaire pour le départ prévu pour le 7 mai ; ceci est la suite d’une propagande faite par quelques uns d’opinions diverses ». Faut-il en conclure que les 200 volontaires inscrits le 13 avril se sont désistés, ou bien qu’ils sont déjà partis ? En ce cas, il resterait au minimum quelque 1800 internés à Grenoble ; au maximum 2170 (chiffre du recensement du 25 mars).
Dans tous les cas, pour de multiples raisons générales et locales, les autorités iséroises vont devoir rapidement faire évacuer le centre d’internement. Le 26 mai, Paul Cocat, le maire de Grenoble, expose au préfet les conditions de vie des réfugiés internés au parc Paul Mistral et au Grand Palais (le même jour, le directeur du centre signalait que 48 décès étaient enregistrés parmi les réfugiés) :
« L’égout qui existait est complètement obstrué : il est matériellement impossible de le déboucher. Le sous-sol du Palais retient toutes les eaux usées et les matières qui n’ont plus d’écoulement. C’est une nappe infecte, d’où se dégagent des odeurs insupportables et qui sera demain un très grave danger, si des journées de chaleur succèdent à celles que nous avons eues. On peut redouter une épidémie.
Cela souligne la nécessité impérieuse de renvoyer sans délai les réfugiés, et d’évacuer les lieux, par mesure de sécurité et pour effectuer une remise en état difficile et onéreuse.
Cette considération s’ajoute à l’obligation urgente de préparer l’installation de la Foire (les adhérents commencent à manifester leur inquiétude), pour démontrer la nécessité du départ des Espagnols, à la fin du mois, au plus tard. » [67M8]
Dans ce courrier du 30 mai, on constate que l’État franquiste ne se gêne pas pour exercer une certaine pression :
« La Delegada Inspección campos de refugiados à Monsieur le Préfet
Monsieur,
Comme délégué du Gouvernement Espagnol, afin de pouvoir activer le départ des réfugiés de mon pays qui sont dans vos camps, je vous prie de bien vouloir me faire envoyer une liste des personnes que vous hébergez, en mentionnant où chacune veut aller en rentrant en Espagne. Ceci permettra de décongestionner vos camps rapidement.
Je vous remercie et je compte sur votre obligeance pour recevoir cette liste au plus vite.
Je vous serais reconnaissante de faire joindre au premier envoi de rapatriés
Juentes Angeles,
Espino Aurora,
Espino Angelita,
Centre d’hébergement. Réfugiés Espagnols. Grenoble.
Veuillez agréer Monsieur le Préfet, l’assurance de ma considération distinguée.
Delegada Inspección Campos de Refugiados. Signé Graciela DE VIEJO DE LA PUENTE. »
Et voici l’inquiétante réponse :
« Paris le 23 juin 1939. Le Ministre de l’Intérieur à Monsieur le Préfet de l’Isère.
Vous m’avez demandé la suite qu’il convenait de réserver à une demande qui vous a été adressée par mademoiselle Graciella [sic] DE VIEJO DE LA PUENTE, déléguée à l’Inspection des camps de réfugiés.
J’ai l’honneur de vous faire connaître que cette personne est effectivement déléguée du Gouvernement espagnol et que vous pouvez lui communiquer sur place la liste des réfugiés espagnols, hébergés au compte de l’État.
Le Ministre de l’Intérieur. »
Une « solution » semble avoir été trouvée pour l’évacuation du Centre : dans un courrier du préfet en date du 12 juin 1939 [67M8] est annoncée l’installation prochaine à Arandon, toujours en Isère, des réfugiés espagnols qui se trouvent actuellement au parc des expositions à Grenoble :
« Le choix s’est porté sur Arandon car là s’est trouvé [sic] une vaste usine qui pouvait être louée. […] D’autre part, les populations doivent savoir que les réfugiés, sans [sic] aucun prétexte, ne pourront circuler dans la commune d’Arandon, pas plus que dans les autres communes du canton, par suite du service d’ordre permanent qui sera installé. À Grenoble, aucun réfugié n’a été autorisé à sortir du centre d’hébergement du Parc de l’Exposition. »
« Le 13 juillet 1939. Le Préfet au Cabinet du Ministre de l’Intérieur
à la Direction générale de la Sûreté nationale
à la Direction de la Police du territoire et des étrangers.
Comme suite à mes précédents rapports dont les derniers en date des 16 et 17 mai concernant les réfugiés espagnols hébergés au Palais de la Houille Blanche à Grenoble, j’ai l’honneur de vous faire connaître que mercredi 12 juillet, il a été procédé au transfert de ces réfugiés au nouveau camp d’Arandon. 1300 réfugiés ont quitté le Centre de Grenoble qui a été entièrement libéré à 19h15. Le transport s’est effectué dans de bonnes conditions et aucun incident ne s’est produit. Le Préfet. »
Ici, un commentaire s’impose : le transfert à Arandon s’effectue le 12 juillet 1939. Il n’est plus question que de 1300 réfugiés, sur les 2300 recensés en février en Isère. On suppose que le chiffre officiel est tombé à 2170 en prenant en compte la cinquantaine de personnes décédées, et les personnes hospitalisées.
En admettant que les 200 volontaires ont été effectivement rapatriés, il manque quelque 700 réfugiés à l’appel.
Le préfet évoque de « précédents rapports en date des 16 et 17 mai », dont nous n’avons pas vu la couleur : on remarque d’ailleurs qu’on ne trouve aux archives de l’Isère aucun document administratif daté entre le 10 et le 26 mai 1939.
Au vu de tous ces éléments et du rapport « Cloître » du 27 mars, et jusqu’à plus ample informé, on doit émettre l’hypothèse que près de 700 réfugiés espagnols internés en Isère ont été rapatriés de force courant mai 1939.
Venons-en maintenant aux conditions d’internement à Arandon. Le 27 juillet 1939, l’inspecteur départemental d’hygiène s’adresse ainsi au préfet :
« J’ai l’honneur de vous signaler qu’à l’occasion de ma visite au Camp de Réfugiés espagnols d’Arandon […] l’infirmière française de l’UFF engagée pour le service du camp Melle Arnaud s’est plainte à moi de l’insuffisance de ses émoluments. […] Elle ajoute qu’étant donné le nombre de réfugiés (1224) il lui est impossible d’assurer convenablement et sans surmenage de sa part son service, malgré l’aide efficace que lui apporte [sic] deux infirmières espagnoles choisies parmi les réfugiés. […] On a utilisé, pour établir le camp, une ancienne usine désaffectée, située au nord du département dans une région saine l’été, mais qui sera très humide dès l’automne et froid [sic] en hiver. Je vous signale de prime abord les difficultés extrêmes de chauffage que l’on rencontrera dans la mauvaise saison.
Il existe trois corps de bâtiments, en ciment armé. Deux d’entre eux constituent en quelque sorte de vastes hangars, le troisième, d’un seul étage, est bas et allongé et devait servir à l’administration de l’usine. […] Je dois ajouter dans l’ordre général, que le camp est entièrement clos par un double rang de deux mètres de hauteur de fil de fer barbelé. Entre les deux rangs, il existe un véritable chemin de ronde où se promènent les gardes mobiles. La surveillance est constante et effective. Il s’agit là de mesures de police qu’il ne m’appartient pas d’apprécier. Elles offrent toutefois, du point de vue exclusivement sanitaire un avantage certain en amoindrissant le risque de propagation à la population française des maladies éventuelles.
Elles offrent aussi, du même point de vue, un inconvénient certain pour les réfugiés qui sont en majorité des enfants et des femmes. Quoi qu’on fasse, la santé des captifs n’a jamais été celle des gens libres. Cependant je dois dire que l’espace clos est très vaste (un hectare ou deux) ce qui atténue dans [sic] certaine mesure le danger signalé et rend moins présente la rigueur policière. […]
Le Médecin - Inspecteur départemental d’hygiène Docteur H. Ouillon. » [13]
Le climat de guerre s’alourdissant, on reparle du rapatriement des internés. Le 2 août 1939, le ministre écrit aux préfets [les passages soulignés sont de notre fait] :
« J’ai l’honneur de vous faire connaître que le Gouvernement espagnol a décidé d’ouvrir plus largement sa frontière aux réfugiés espagnols désirant regagner leur pays d’origine. […]
Conformément à mes instructions, vous aviserez, comme vous l’avez fait jusqu’ici, la Direction régionale de la SNCF des dates approximatives de départ du ou des convois projetés.
D’autre part, je vous signale que le retour par la frontière des Pyrénées - Orientales est désormais possible. M. le Préfet de ce département est d’ores et déjà en état de recevoir les réfugiés optant pour cette frontière, et d’assurer ensuite leur rapatriement. J’estime que cette facilité que nous venons d’obtenir du Gouvernement espagnol est de nature à décider nombre de réfugiés originaires de la Catalogne à regagner, sans plus attendre, leur Patrie.
Dans l’esprit de ma circulaire du 5 mai, je vous demande de suivre de très près et personnellement ce grave problème du rapatriement des réfugiés. Si notre pays est décidé à continuer de donner asile aux réfugiés pouvant, à juste titre, et en raison d’un péril réel se réclamer du droit d’asile, il ne saurait par contre continuer indéfiniment à entretenir ceux qui peuvent, sans inconvénient majeur, regagner l’Espagne.
En conséquence, votre Secrétaire général et les Sous-préfets de votre département devront être personnellement chargés, sous votre direction, de procéder, avec l’aide des Services de police, à l’établissement de listes de départ.
Chaque réfugié devra être interrogé séparément  ; votre mandataire fera connaître à chacun d’eux que la frontière étant maintenant largement ouverte, et plus de 250 000 réfugiés étant déjà rentrés en Espagne, l’heure est venue, pour ceux qui n’ont pas de motifs graves de redouter le retour, de regagner leur pays. Vos mandataires n’exerceront aucune coercition sur une décision qui doit rester libre mais, pénétrés de l’intérêt qu’il y a à alléger le fardeau qui pèse sur les finances publiques et du désir du Gouvernement de continuer cependant son aide matérielle et morale à ceux qui ont vraiment des raisons légitimes d’invoquer la protection française, ils orienteront les hésitants vers le départ, lorsqu’ils auront acquis depuis la conviction qu’en conscience ils peuvent le faire. Vous veillerez de très près à ce qu’aucune intervention ou influence étrangère à l’Administration ne vienne s’exercer auprès des réfugiés, soit pour le retour en Espagne, soit pour le maintient [sic] en France. Il y a là un problème d’ordre public au premier chef qui devrait éventuellement motiver l’intervention du Parquet, contre quiconque viendrait troubler l’exécution de vos instructions.
Les convois de départ, organisés conformément à mes précédentes instructions, devront être mis en route dans les moindres délais, les partants ayant été, dès leur option faite, séparés des restants, afin d’éviter tout incident. Selon le désir de chacun et suivant vos possibilités, vous dirigerez les convois soit vers Hendaye, soit vers Port-Bou ou Puigcerda, après entente téléphonique ou télégraphique avec les Préfets intéressés.
Je n’insiste pas sur l’importance des présentes instructions dont la mise en application immédiate devra faire de votre part l’objet de la plus grande attention. Vous voudrez bien me rendre compte, dès leur première exécution des résultats que vous aurez relevés, et m’aviser, au fur et à mesure de leur départ, de la mise en route des convois. Le Ministre de l’Intérieur Sarraut. »
Tout est dit – « l’heure est venue, pour ceux qui n’ont pas de motifs graves de redouter le retour, de regagner leur pays » ; les « mandataires n’exerceront aucune coercition sur une décision qui doit rester libre mais » –…
Un chiffre de rapatriement nous est donné le 22 août 1939 par le préfet du département de l’Isère : 40 réfugiés espagnols du camp d’Arandon partiront par le chemin de fer de Bourgoin, le 25 août, à 8h42. Mais il en reste normalement encore près de 1200.
Le 31 août 1939 [67M8], le sous-préfet de la Tour-du-Pin rend compte au préfet de l’Isère :
« Je me suis à nouveau rendu, hier 30 août 1939, au Camp d’hébergement des Espagnols, à Arandon. Le but de cette visite, ainsi qu’il m’avait été précisé, était d’inviter, en raison des graves événements actuels et de la situation géographique du Camp, les réfugiés, à solliciter leur départ, d’urgence, pour des départements voisins de frontière espagnole, soit la frontière Basque, soit la frontière Catalane, en vue d’un rapatriement ultérieur et rapide.
J’ai eu l’impression d’avoir été compris. Une note rédigée en Espagnol, invitant les réfugiés à se faire inscrire au bureau, a dû être affichée immédiatement à de nombreux exemplaires dans tout le camp.
J’espère que les inscriptions seront nombreuses et qu’il y aura lieu de prévoir, d’ici très peu de temps la formation de convois. Je vous serais obligé d’envisager, dès maintenant, les dispositions sérieuses, dans cette éventualité. »
Après la déclaration de guerre, on reparle d’utiliser localement les réfugiés pour remplacer les hommes mobilisés :
« Le 10 septembre 1939 [67M8]. Le Sous-Préfet de la Tour-du-Pin à Monsieur le Préfet de l’Isère :
J’ai l’honneur de vous rendre compte que, suivant vos instructions, je me suis rendu à nouveau au Camp d’hébergement des Espagnols à Arandon, hier 7 septembre. L’état moral est excellent, le bon ordre et la discipline sont observés spontanément par les réfugiés, qui se rendent compte de la gravité de la situation et des responsabilités qu’ils doivent eux-mêmes assumer.
D’autre part, et compte tenu des nécessités de main-d’œuvre à la campagne et pour des raisons d’ordre moral aussi, il nous a paru utile, d’envisager la formation de petites équipes avec des réfugiés, hommes valides, jeunes gens ou jeunes filles, qui sous la conduite et la responsabilité d’un des leurs, pourraient être mis à la disposition des Maires des commune voisines ou de certains propriétaires.
La mobilisation a vidé les campagnes de beaucoup de ses travailleurs et il reste des besognes urgentes à terminer, comme l’arrachage des pommes de terre, la récolte du tabac, la rentrée des regains et bientôt les vendanges…
P.S.- Quant aux femmes que le soin de leurs enfants retient au camp, il pourrait être envisagé, avec le concours de l’Autorité militaire, la création d’ateliers de couture travaillant pour l’Armée ou des œuvres sociales. Cette question de réalisation complexe, puisqu’elle réclamera des machines et de la matière première pourra faire l’objet d’une étude ultérieure. »
Mais au vu de ce télégramme codé
– « 27 septembre1939. Intérieur [Ministère] aux Préfets.
Certains envois femmes et enfants espagnols ont été dirigés par Préfets sur frontière espagnole, sans que tri sérieux sur possibilité de retour aient été effectués, d’où très grosse difficulté pour Préfet frontière.
Vous ne devez mettre en route réfugiés que par petits paquets après les avoir convaincus nécessité de leur retour sinon vous devez les conserver jusqu’à nouvel ordre. » –,
on peut se demander une nouvelle fois si des réfugiés n’ont pas été renvoyés contre leur gré en Espagne, depuis diverses régions de France. Cela a sans doute posé des problèmes à la frontière dans la mesure où les volontaires ont été mêlés aux récalcitrants.
On sait que le camp d’Arandon a été vidé de la plupart des Espagnols à partir du 17 octobre 1939, mais il ne sera pas fermé : on lui assignera des juifs transférés du camp de Chambaran, comme cela est précisé dans Les barbelés de l’exil, Gilbert Badia, PUG, 1979, pp. 188 & 189.
Parmi les 1200 réfugiés espagnols « libérés », une partie a certainement été rapatriée sur la base du volontariat, par exemple dans le cadre du regroupement des familles. Visiblement, un certain nombre ont été répartis localement dans des équipes de travail. Mais aucun chiffre n’est donné par les autorités ; et de toutes façons aucun document ne figure dans les dossiers consultés au-delà du 10 septembre 1939.
Des questions restent donc posées quant à ce qu’il est advenu en mai-juin et en septembre-octobre 1939 de plusieurs centaines d’Espagnols internés en Isère.
Dans un article paru en 2001 dans la revue Écarts d’identité, n° 95-96, intitulé « L’exil des Républicains espagnols en Isère (1937-1944) », David Demange parle pour sa part de « la politique d’accueil contradictoire mise en place par les autorités iséroises ». Il cite pour conclure une circulaire du ministère de l’Intérieur datée du 19 septembre 1939, qui précise que « les raisons d’humanité qui ont poussé à l’accueil des réfugiés perdent leur valeur avec la guerre et qu’il faut donc procéder d’urgence au retour massif en Espagne des réfugiés espagnols de l’Isère ». Cf. en annexe : Doc. 4. [14]

Tout un chacun peut procéder comme nous à partir des archives départementales de sa région et essayer d’établir si des réfugiés espagnols ont été rapatriés de force, et combien, histoire de se rendre compte de ce que cela représente au niveau national.

Les Giménologues, Grenoble, le 27 septembre 2009. Texte revu et corrigé le 1er décembre 2009

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