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Les Gimenologues
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Chapitre 6 . Conchita .

Il y avait, de l’autre côté de l’Èbre, une ferme dont les habitants étaient venus se réfugier à Pina.

Il y avait, de l’autre côté de l’Èbre, une ferme dont les habitants étaient venus se réfugier à Pina. La famille était composée du père, de la mère, d’un fils de 18 ans environ et d’une fille de 16 ans qui, comme cela arrivait très souvent dans les familles paysannes, avait été placée depuis trois ou quatre ans dans un village des environs pour servir de bonne dans une riche famille. Un jour, on aperçut la cheminée fumer. Manuel, le fils, nous dit que ses parents pensaient que Conchita, sa sœur, était rentrée à la maison. Berthomieu me demanda si je voulais aller voir ce qui se passait. Manuel aurait bien voulu m’accompagner mais Louis s’y opposa formellement. Quant à moi, je déclarai que j’irais seul jeter un coup d’œil sur la maison.

La ferme se trouvait en amont de Pina, trop loin pour faire passer la fille par le gué. Le trajet était trop long (une bonne heure de marche) et nous risquions d’être interceptés par une patrouille ennemie ; on opta alors pour passer en bateau. De plus, après avoir embarqué la petite, je devais pousser une pointe jusqu’à la voie ferrée à quelques kilomètres du fleuve. Tout se passa bien. Je camouflai mon esquif entre un buisson de ronces et un tas de fagots de sarments de vigne, puis je me glissai jusqu’au vignoble qui jouxtait la maison. Déjà le jour se levait. Les rayons de soleil éclairaient les toits des bâtiments. On avait rallumé le feu car un filet de fumée montait vers le ciel. Couché au milieu des pousses sauvages d’un figuier qui me cachait complètement de ses branches aux larges feuilles, je me posais des questions qui restaient sans réponses. “ Qui habitait cette maison ? ” “ Était-ce Conchita ou quelque fugitif ? ” “ Peut-être des fascistes qui nous tendaient un piège ? ”. “ Nom de nom de putain d’Adèle. Ils n’ont donc besoin de rien là-dedans ? Ils pourraient sortir pour pisser, si ce sont des hommes, ou venir chercher du bois, de l’eau au puits, enfin qu’il ou qu’elle se fasse voir. ” Je continuais mon soliloque pour ne pas trop réfléchir à ma situation car je n’étais pas, mais alors pas du tout rassuré. “ Si personne ne sort d’ici cinq minutes, c’est moi qui vais rentrer. ”

Cela faisait déjà trois fois que je me donnais cinq minutes pour quitter mon abri, sans arriver à me décider, car la crainte de tomber dans un traquenard me tenait. Pourtant, je ne pouvais pas rester encore longtemps sans rien faire. Il fallait que je prenne une décision. Je me dressai, toujours à l’abri des feuillages, sans perdre de vue la porte de la maison. Enfin, elle s’ouvrit. Une fille de petite taille s’avança vers moi. Elle s’arrêta devant les ceps les plus proches de la maison et cueillit une grappe de raisin. C’était bien Conchita, la sœur de Manuel. Au moment même où je commençai à écarter les branches de ma cachette, une voix cria : “ Niña, qu’est-ce que tu fais ici ? ” Je sentis mon sang se glacer et la sueur perler sur mon front. Lentement, je glissai de nouveau par terre : “ Merde, il ne manquait plus que ça ! ” Je n’avais pas vu arriver les cinq soldats qui se tenaient maintenant au coin de la bâtisse, les fusils pointés, prêts à tirer. Ne pouvant pas faire autre chose, j’écoutais. Celui qui paraissait le chef répéta la question :
“ Qu’est-ce que tu fais ici ?
– Je suis chez moi.
– Combien êtes-vous ici ?
– Je suis seule.
– Où sont les autres ? Il faut quitter cette maison, les rouges pourraient venir et vous massacrer. Il n’y a vraiment personne ?
– Non monsieur. ”

Le type donna un ordre. Les hommes partirent fouiller les dépendances. La gosse et le chef rentrèrent. J’avais retrouvé mon sang-froid, il ne me restait plus qu’à attendre qu’ils partent. Je repris mon soliloque : “ Allaient-ils partir en emmenant la fille ? Dans ce cas, je devais trouver le moyen de me débarrasser des cinq hommes. Comment ? je n’en savais rien. J’aviserais le moment voulu. Pendant que je réfléchissais, je vis les soldats rentrer, une fois leur mission accomplie, dans le bâtiment principal où se trouvaient déjà le chef de la patrouille et Conchita.
Un long moment passa, puis la petite sortit, accompagnée par un militaire. Elle avait à la main deux cruchons. Ils allaient chercher du vin au cellier. La gosse n’avait pas froid aux yeux : trouvant la maison déserte, elle avait dû penser que ses parents et son frère avaient passé le fleuve pour rejoindre les républicains. Enfin, ils sortirent tous. J’entendis celui qui donnait des ordres dire : “ Alors, on est d’accord, tu prépares tes paquets et cet après-midi on vient te chercher, on met tout dans la charrette et tu viens à Quinto avec nous. ” Je craignais qu’il ne dise à un de ses hommes de rester à la ferme, mais il n’en fut rien et tous partirent de bon pied pour leur base.

J’attendis qu’ils disparaissent complètement, puis je m’approchai de la ferme en me glissant entre les pieds de vigne. Entre temps, la petite était allée chercher de l’eau au puits. J’étais derrière elle et je lui dis : “ Conchita, ta mère m’envoie te chercher. ” Saisie, elle fit demi-tour et, me voyant torse nu, une barbe de trois jours, deux grenades accrochées à la ceinture, le pistolet à la main, elle laissa choir le seau qu’elle portait. “ Tais-toi. Ton frère Manuel et ta mère m’ont envoyé te chercher. ” Elle se remit vite de sa frayeur et dit : “ Il ne faut pas rester ici, venez, rentrons. ”
Une fois à l’intérieur, elle m’assaillit de questions sur ses parents, sur son frère et sur les gens qu’elle connaissait à Pina. Après avoir répondu comme je pouvais à ce déluge de paroles, elle me dit que les soldats allaient revenir avec une charrette pour déménager la maison et tout emporter à Quinto. Il n’y avait qu’une chose à faire : partir, traverser l’Èbre avant qu’ils n’arrivent, car ensuite les berges pouvaient devenir dangereuses. Moins d’une demi-heure après, je poussai la barque dans le courant, avec Conchita à bord. La première partie de ma mission était accomplie. Il ne me restait plus qu’à reconnaître l’itinéraire, du fleuve au chemin de fer, ce que je fis sans rencontrer âme qui vive. C’était une vraie promenade, avec des pauses au pied des arbres fruitiers, ce qui me permettait de calmer ma fringale en satisfaisant ma gourmandise. Du haut de ces arbres, je scrutais le paysage à la recherche d’une présence inopportune.

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Section française (?).
Communiquée par Paul Sharkey. Kate Sharpley Library.

Au retour, l’idée me vint de laisser dans la ferme, comme souvenir, les deux grenades que je portais. La fille n’y étant plus, les soldats auraient été très déçus de ne rien trouver. Je calai la première grenade derrière la porte : après l’avoir dégoupillée, je bloquai la cuillère avec une cafetière et pour sortir j’enjambai la fenêtre. Je mis la deuxième dans un trou, à côté d’une barrique, en perçant la cuillère et en la maintenant par un broc à moitié plein de vin. C’est juste après avoir fini mon petit travail que j’entendis les cris des charretiers loin derrière la maison. Ils étaient déjà là. Je partis en bondissant par-dessus les vignes pour aller m’aplatir près du figuier. Ils étaient huit sur la charrette, tirée par une paire de mulets, et ils criaient : “ Niña, mujer, guapa ! ” Cinq d’entre eux s’en furent en courant et rentrèrent en coup de vent dans la maison. Une explosion, suivie ensuite d’un bruit de carreaux cassés et de cris, retentit. Un homme sortit en titubant, les mains sur le ventre et le visage ruisselant de sang, fit quelques pas et tomba. Les mulets épouvantés partirent au galop. Les trois hommes restés dehors s’étaient cachés dans la vigne. Mon piège avait bien fonctionné.
Pendant cinq ou six minutes, rien ne bougea. Seul le blessé gémissait et, de temps en temps, appelait : “ Madre... oh ! madre... ” Un d’entre eux se leva et s’approcha du blessé, lui parla, décrocha sa gourde et, après l’avoir agitée, la remit à la ceinture : elle devait être vide. Les deux autres s’étaient dressés et regardaient leur camarade qui leur demanda d’aller chercher à boire. Un des soldats se dirigea vers le cellier dont la porte grande ouverte laissait voir les barriques. Il hésita à franchir le seuil. Moi, je ne le quittais pas des yeux. Après avoir bien regardé, il entra et ressortit au bout de quelques minutes, la gourde collée à sa bouche. Le salaud l’avait remplie au robinet.

Entre temps, le blessé était mort. En reportant mes regards sur lui, je vis un de ses compagnons passer la main sur ses yeux puis se lever et se diriger vers la maison. Il en sortit presque immédiatement, parla à ses collègues et, après avoir fait circuler la gourde, deux partirent. Le troisième, l’arme au pied, s’appuya au mur. J’avais l’impression qu’il me voyait, qu’il m’épiait. J’aurais pu partir, m’éloigner en glissant à plat ventre vers la rive et rejoindre le fleuve, mais la curiosité me clouait au sol. “ Qu’allait-il se passer ? ”. “ Rentreraient-ils dans le cellier de nouveau ? ”. “ Les autres étaient-ils aller chercher du renfort ? ” Non, ils revenaient, conduisant par la bride les mulets qu’ils attachèrent à un de ces anneaux scellés à cet effet dans le mur des granges et des étables. Je compris à leurs gestes (ils parlaient trop bas pour que je puisse entendre leurs paroles) que la charrette avait versé non loin de là. Ils devaient avoir soif car, après avoir éclusé la gourde de celui qui avait fait le plein, ils rentrèrent tous les trois dans le cellier. Ils n’avaient aucune raison de se méfier. Un avait déjà tiré du vin et il ne s’était rien passé.
Pour moi recommença le “ suspens ” : “ Qu’allait-il se passer ? ” Un cri éclata : “ Cuidado ! ” Je vis un homme bondir de la porte, tomber, se relever et s’enfuir. Une explosion... Un deuxième corps vint s’écraser par terre. Les bêtes se cabraient et tiraient sur leurs longes pour se libérer, folles de peur. Le survivant courait à toutes jambes en direction de Saragosse, complètement affolé. Je n’eus pas le courage d’aller voir. Je n’avais qu’une hâte : partir. Une fois arrivé sur la rive et que mon regard aperçut de l’autre côté du fleuve les maisons de Pina, je fus saisi d’un tremblement qui me secouait de la tête aux pieds. Mes dents craquaient comme des castagnettes : la peur, oui, la peur rétrospective certes, mais la peur quand même. Je n’avais plus qu’une idée : passer l’Èbre, me retrouver parmi les miens, m’asseoir dans la cuisine de la Madre, les pieds sous la table... et je continuais à trembler. Je n’ai jamais pu m’expliquer cela. J’ai eu, par la suite, d’autres moments critiques où j’ai été vraiment en danger, face à face avec l’adversaire. Mes réflexes ont alors toujours parfaitement joué et, après les périls passés, une fois en sécurité, ce même tremblement me prenait et me secouait comme un prunier. Ce n’était pas l’homme civilisé qui raisonnait, évaluait le danger, organisait la parade et l’attaque. C’était l’animal en qui l’instinct de conservation ressuscitait la sûreté du geste, l’acuité de l’homme primitif qui veut survivre et, pour cela, doit tuer.

Une heure après, le jour déclinait et j’échouai à une centaine de mètres du gué. J’avais traversé l’Èbre sur quatre fagots de sarments que j’avais attachés avec la corde qui ne quittait jamais ma ceinture et dont je me servais pour m’assurer sur les hautes branches des arbres, pendant mes tours de garde. De Pina, on avait entendu le bruit des grenades, mais pas de coups de feu, et on se demandait ce qui pouvait bien m’être arrivé. On me croyait mort ou prisonnier, ce qui revenait au même. Berthomieu me dit qu’entre la dernière explosion et le moment où la vigie, du haut du clocher, me vit apparaître sur la rive, il s’était passé plus d’une heure et demie. Le temps m’avait semblé, à moi, beaucoup plus court.
Des amis, villageois et miliciens, femmes et enfants s’étaient échelonnés tout le long du rivage pour me harponner au passage. Mon radeau n’avait pas encore touché la terre que l’on me saisit, m’emporta pendant que des gens couraient, s’agglutinaient autour de nous jusqu’à nous empêcher de marcher. Enfin, on me posa au pied d’un arbre et l’on commença à me poser des questions. Heureusement, la Madre arriva, fendit la foule, me serra dans ses bras en sanglotant : “ Hijo mio, hijo mio, déjalos vosotros, no véis que està cansado ” (mon fils, mon fils, laissez-le vous autres, vous ne voyez pas qu’il est fatigué).

À la maison, la Madre me lava dans un grand baquet, me coucha comme un enfant et je m’endormis dans cette chambre qui fut la mienne pendant tout le temps où je vécus à Pina. Le lendemain, je me réveillai assez tard. Augusta attendait mon réveil. Louis l’avait chargée de se rendre compte de mon état et de me demander si je pouvais aller l’informer de ce que j’avais vu pendant mon exploration.

Augusta avait 22 ou 23 ans. Ses parents étant prisonniers dans un camp, elle avait fui l’Allemagne pour se réfugier en France. Mais, devant l’impossibilité de poursuivre ses études de médecine, et ne trouvant pas de travail, elle était venue en Espagne. Sportive, avec un corps digne de servir de modèle à un Michel-Ange ou à un Cellini, elle faisait le malheur de toute la gent mâle de Pina. Je dis malheur, car elle semblait faite d’une glace d’un tel degré de froidure qu’aucune flamme humaine ne paraissait pouvoir la réchauffer. Pourtant, elle était gentille, toujours souriante, prête à rendre service en toute occasion, c’est-à-dire aussi bien faire une reprise à un pantalon déchiré que préparer un repas en pleine campagne avec des moyens de fortune.

Dans la maison du P.C., je trouvai réunis la famille de Conchita au complet et deux copains qui venaient d’arriver et discutaient avec Louis. L’un était russe, Staradoff Alexandre (nous devions devenir bons copains par la suite), l’autre était français, Georges, un Parisien. La mère de Conchita se précipita sur moi pour m’embrasser et me remercier. La fille ne me reconnut pas et regardait, stupéfaite, ces démonstrations d’amitié. Ce fut le frère qui lui demanda ce qu’elle avait pour rester là, sans faire un geste. Elle comprit alors que l’individu hirsute, torse nu, le visage dur mangé par la barbe, et le jeune homme rasé de près, habillé d’une chemise et d’un pantalon bien repassés, étaient une seule et même personne. Elle ne sut que dire : “ Ah ! C’était vous ? ” Tout le monde se mit à rire.
Après avoir mis au courant Berthomieu et les autres de mes faits et gestes à partir du moment où Conchita m’avait quitté, on s’en fut tous fêter le retour de la fillette.


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