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Recension du dernier ouvrage de François Godicheau
No callaron. Las voces de los presos antifascistas de la República (1937-1939)



Document publié in « Espagne 1936-1975. Les affiches des combattants de la liberté (Tome 2) », Editions libertaires, Toulouse 2007, p. 342.

Nous avons signalé la parution de ce livre dans un article précédent : article 547.

On peut lire en français sur le même thème un article de François intitulé « Répression politique, mobilisation politique et violence dans une institution pénale : la Cárcel Modelo de Barcelone pendant la guerre civile espagnole » chs.revues.org

Les Giménologues, le 27 septembre 2012


GODICHEAU, François, No callaron. Las voces de los presos antifascistas de la República (1937-1939) [Ils ne se sont pas tus. Les voix des prisonniers antifascistes de la République (1937-1939], Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2012. 284 p., 23 €.

La « guerre d’Espagne » se résume le plus souvent, dans la mémoire de nos contemporains, à une lutte fratricide entre deux camps, celui de la partie la plus réactionnaire de l’armée et de l’Église regroupée autour de la personne de Francisco Franco, et celui de la République proclamée en 1931. Dès lors, on admet fort bien que cette dernière dût assumer certaines tâches de répression, notamment à l’endroit de la « 5ème colonne » [1] . Des « nationaux », militants ou sympathisants, trouvèrent donc leur place dans les prisons de la République.

Par ailleurs, celle-ci n’ayant pas prolongé le bel élan populaire qui avait ouvert, dès les premières heures de la révolution, les prisons, on ne sera guère surpris d’apprendre qu’on y trouvait aussi nombre de délinquants ordinaires.

Mais quelle contenance adopter devant ce fait troublant : on y rencontrait également des prisonniers d’un troisième type, qui avaient le mauvais goût de se déclarer partisans de la République, ou au moins de la défendre face aux attaques « nationales », en attendant de laisser libre cours à leurs inclinations révolutionnaires ?
Le présent ouvrage, fruit d’une enquête datant déjà de quelques années, peut nous y aider.

Après une riche introduction de trente-huit pages, qui nous présente le contexte de cette « histoire de chair et d’os », François Godicheau nous expose les conditions d’apparition de ces nouveaux prisonniers qui vont bientôt se qualifier eux-mêmes d’« antifascistes ».
En excellent connaisseur des faits de répression et des problèmes d’ordre public au sein de la République à l’époque de la guerre civile – il a rédigé sa thèse autour de ces thèmes [2] –, il a dressé une liste de plusieurs milliers d’individus incarcérés pour avoir grippé le mécanisme de reconstitution de l’État espagnol dans la zone « contrôlée » par la République. C’est à travers cette enquête qu’il a « rencontré » les voix qu’il nous donne à entendre.
La plupart des « prisonniers antifascistes » ont été arrêtés pendant et après les « événements de mai 1937 » à Barcelone et en Catalogne, ainsi qu’au Levant, et en Aragon un peu plus tard. On sait que ces événements résultèrent d’une provocation de la Généralité de Catalogne – alliée pour l’occasion aux communistes du PSUC [3]. et à certains milieux catalanistes – qui, au prétexte de vouloir récupérer le contrôle de la centrale téléphonique aux mains des syndicats CNT et UGT, chercha à en découdre une bonne fois pour toutes avec les secteurs les plus remuants de la CNT [4] et, accessoirement, ceux du POUM [5] .
La manœuvre réussit en partie, car la réaction vigoureuse d’une grande partie des habitants des quartiers populaires périphériques (las barriadas) fut enrayée par l’obstruction des comités supérieurs de la CNT, elle-même alimentée par la crainte de voir cet affrontement sanglant dégénérer en massacre généralisé, avec l’intervention possible de puissances jusque là réputées amies, comme la France et l’Angleterre, qui auraient bien pu choisir de régler à leur manière la question sociale en suspens [6] … Les révolutions engagées à moitié, c’est bien connu, ouvrent des tombeaux : en l’occurrence, celle-ci ouvra grand les portes des prisons… pour les remplir.

Dès leurs incarcérations, ces détenus constituèrent des comités de défense des prisonniers (comités pro presos), afin de redonner vie à ce qui fut l’âme des combats anarchistes et anarcho-syndicalistes dans les années de la dictature de Primo de Rivera et celles de la République à sa suite.
Les prisonniers – naïveté – ne doutaient pas que leur « Organisation » [7] ferait l’impossible pour dissiper les malentendus et obtenir leur prompte libération. Que nenni ! Ils durent éprouver, dans leur chair et dans leurs os, ce que signifiait dorénavant le réalisme en politique, y compris parmi leurs compagnons aux responsabilités. L’ouvrage de Godicheau nous offre un vaste choix de lettres envoyées par les militants incarcérés à leurs soutiens officiels dans la Confédération (avocats, membres de la Commission Juridique, etc.) où s’étalent la désinvolture, le désintérêt et l’oubli de la part de ceux qui devraient tout faire pour dénoncer la manœuvre gouvernementale soutenue par les communistes d’Espagne et d’ailleurs. Pour un militant soutenu, blanchi et libéré, ce sont dix autres, souvent des étrangers, Français, Italiens et Allemands pour la plupart, qui croupissent sans la moindre nouvelle de leur dossier d’accusation pendant des mois.

Le rythme des incarcérations diminua à la fin de l’année 1937 en raison de la victoire que les organes de répression avaient emportée dans leur lutte contre les « comités de défense » de la CNT – groupes armés qui avaient constitué l’âme de la réaction populaire au coup d’État des militaires [8] –, après avoir fermé les locaux du dernier d’entre eux à la caserne des Escolapios en septembre.

Au printemps 1938, les anarcho-syndicalistes, qui avaient été chassés du gouvernement central en juin 1937, retrouvèrent une représentation en son sein, et la répression à leur égard s’essouffla notablement. On put y voir un gage de confiance de la part d’un gouvernement qui avait su, grâce entre autres à l’habileté de certains dirigeants communistes internationaux comme l’Italien Togliatti, domestiquer la CNT et marginaliser ses tendances radicales. Mais elle reprit au fur et à mesure que le péril approchait [9] et que se multipliaient des comportements taxés de défaitistes. La censure se donna libre cours et la police politique contrôlée en partie par les soviétiques fit la pluie et le beau temps…
Tant et si bien qu’à l’entrée des troupes franquistes à Barcelone le 26 janvier 1939 un certain nombre de prisonniers antifascistes étaient encore aux fers et qu’ils furent directement transférés dans les cachots du vainqueur. L’auteur nous offre à ce sujet un huitième chapitre tout entier consacré à la figure attachante d’un apatride du nom de Samuel Kaplan :

« Dans un document intitulé “ Détenus à disposition du SIM [10] et auxquels ce Comité National [de la CNT] porte un grand intérêt en ce qu’il est convaincu qu’il s’agit de véritables antifascistes ” et comptant soixante-dix noms, on trouve résumés tous les éléments concernant Samuel Kaplan : “ Ce camarade, de nationalité tchèque, entra en Espagne au début du mouvement et intégra les groupes internationaux de la colonne Durruti. […] Début avril, […] le compagnon Kaplan se présenta à la légation des Brigades Internationales qui se trouve à Albacete, où il fut arrêté sans aucune explication. […] le résultat de tout cela est la détention de ce compagnon, qui reste à la disposition du SIM, et il se trouve actuellement sur le vapeur Uruguay. ” […] Les lettres de Kaplan racontent une histoire extraordinaire […].De ceux que nous pouvons lire dans des lettres de prisonniers, ses cris depuis la prison sont parmi les plus amers. […] Kaplan n’était pas tchèque, il était né en Lituanie. Anarchiste, il avait été expulsé d’Union Soviétique après y avoir connu la prison. Il demeura un temps en Allemagne, mais il échoua au camp de concentration de Dachau dont il parvint à s’évader pour se réfugier à Paris… » (Pp. 239 et 240.) [11]

François Godicheau égrène ensuite les nombreuses lettres que Kaplan adressa à son correspondant, Fernand Fortin, un Français anarchiste qui animait le « Groupe français de la CNT ». Et celles-ci nous conduisent aux derniers instants précédant l’entrée des franquistes dans Barcelone, sans que nous sachions ce qu’il est advenu de la personne de Samuel Kaplan…

Un autre personnage tient une place éminente dans cet ouvrage, Félix Danon [12] : il s’agit d’un instituteur français, anarchiste, dont le correspondant à l’extérieur est aussi Fortin. Arrêté le 13 juin 1937 à la suite des événements de Mai, il ne sera libéré que le 10 juin 1938 :

« Dans les débats internes du monde anarchiste, il a choisi de soutenir la ligne de la direction de la CNT de collaboration avec les autres partis au gouvernement et les autres instances officielles. Néanmoins, il s’entend très bien en prison avec un des plus grands opposants à la ligne collaborationniste, le journaliste Jaime Balius, porte-parole du groupe des “ Amis de Durruti ”, et il se rapproche de militants révolutionnaires assez critiques de la ligne de la CNT. » (P. 201.)

C’est peut-être sa personnalité complexe qui le placera au carrefour des influences exercées par ses codétenus et en fera rapidement le « porte-parole des anarchistes étrangers ». Mais François Godicheau nous révèle que si Danon a été amené à durcir ses critiques à l’égard de la CNT tant qu’il était emprisonné, il n’attendra pas longtemps pour virer sa cuti :

« Le même Danon donnait alors [en août 1938] crédit à la version officielle et fausse selon laquelle le problème de la répression des militants de la CNT était terminé, convaincu qu’il était sans doute par son propre sentiment qu’il était le dernier militant honorable ayant quitté la Modelo. » (P. 235.)

Que François Godicheau soit remercié pour nous avoir conté cette histoire : il n’est qu’à espérer qu’un éditeur français s’en empare bientôt…

Mais comme je sais qu’il m’en voudrait de ne pas le chicaner un peu, je vais revenir sur son introduction : il commence par nous rappeler que nombre de militants, principalement encartés à la CNT, qui « n’avaient pas attendu le coup d’État du 18 juillet 1936 pour aspirer à la révolution », la rencontrèrent à cette occasion. Pour ceux-ci, la guerre civile n’était pas alors une perspective ni un fait encore avéré : seul un changement radical « basé sur de nouvelles relations sociales et politiques » était à l’ordre du jour. C’est donc « une erreur de parler de guerre dès le 18 juillet 1936 : la conviction de vivre une guerre survint […] des jours, voire des semaines, après cette date ».
Mais François Godicheau introduit ensuite un concept qu’il ne soumet pas à la critique [13] :

« Cette guerre se transforma alors en l’occasion d’un règlement de comptes général en forme de lutte des classes, une guerre acharnée puisque les nouvelles parvenues de l’autre côté du front, celles des massacres de Saragosse et Séville, de celui de Badajoz […], ne laissaient pas subsister l’ombre d’un doute sur l’intensité du combat, sur ce qui était en train de se jouer ni sur la férocité de l’ennemi, le “ fascisme ”. » (P. 12.)

S’il est avéré que cette notion de « fascisme » – sous la forme de son opposé l’« antifascisme » – fut rapidement brandie comme un étendard censé regrouper les forces républicaines, il ne faut pas oublier que cette façon de décrire les antagonismes sociaux était d’importation récente dans le contexte des luttes de classes en Espagne. Cette importation, qui jouera un rôle décisif dans la transformation d’un combat qui se déroulait sur le terrain « économique » – la lutte contre les patrons, la tension vers l’abolition des rapports sociaux capitalistes – en un combat douteux à caractère essentiellement politique, dans lequel les staliniens, experts en la matière et parmi les principaux importateurs de l’« antifascisme », allaient malheureusement exceller, permettra de différer ad vitam æternam la révolution [14]. Et la CNT, qui s’était pourtant fait remarquer par sa critique virulente de la politique, se placera progressivement à la remorque de cette façon de concevoir la lutte, même si son « contrôle » sur la sphère de la production – au moins à Barcelone – lui donnera longtemps l’illusion de ne pas s’y enferrer.
François Godicheau n’oublie pas de critiquer le concept de guerre civile, mais il ne traite pas le fait qu’elle fut présentée par la propagande républicaine comme simple combat antifasciste. Ceci dit, il n’omet pas de signaler les difficultés qui se présentent quand on veut comprendre ce qui faisait le fond des oppositions :

« Entre l’été 1936 et le début de 1937, le conflit reçut des noms divers ; la ligne de démarcation qui se transforma en ligne de front ne se superposait pas exactement avec aucune des divisions sociales et politiques qui s’étaient accentuées durant les années antérieures. Le conflit était radicalement nouveau, bien que l’on sollicite pour le qualifier un vocabulaire déjà utilisé en d’autres temps, qui allait acquérir ainsi un sens nouveau ; il impliquait une nouvelle configuration de ce que l’on entendait par “ nous ” et “ eux ” et par conséquent une transformation des identités collectives des Espagnols d’alors. » (P. 13.)

Pour être un peu plus complet sur la question, il faut souligner que ce qualificatif d’« antifasciste » sera repris à leur compte par nombre d’anarchistes, à tel point qu’il deviendra à leurs yeux comme synonyme de « révolutionnaire » [15]. Mais on voit bien que, lorsque les prisonniers anarchistes de la République se qualifieront comme tels, ils useront d’une ironie amère en plaçant en quelque sorte leurs persécuteurs devant leurs contradictions : soit vous nous considérez comme des antifascistes, et, puisque vous n’avez que ce mot à la bouche, vous nous sortez immédiatement de prison ; soit vous nous considérez comme des révolutionnaires et nous traitez comme tels en nous maintenant en détention, et cela révèle que vous êtes contre la révolution. Et cette ironie visait aussi l’appareil de la CNT…
Il faut donc bien garder présent à l’esprit ce fait que la plupart des embastillés « antifascistes » « furent mis en procès avec divers chefs d’inculpation qui renvoyaient presque tous, de manière directe ou voilée, à leurs engagements politiques révolutionnaires ou à leurs actions durant la première année de conflit » (p. 15). Et ceci doit être mis en relation avec cet autre fait que bien des travailleurs se trouvaient au même moment persécutés de mille manières sur leurs lieux de travail ou ailleurs pour leur insubordination devant la reconstitution des rapports sociaux capitalistes qu’ils avaient cru en voie d’abolition après le 19 juillet. Ces « hommes et femmes du 19 juillet » étaient bien les mêmes, à l’intérieur comme à l’extérieur des prisons [16]. Ils avaient tous en commun de ne pas vouloir se taire, ce à quoi les invitaient pourtant leurs propres organisations.

Dès lors, on comprend bien les raisons qui ont poussé l’auteur à exhumer ces lettres de prisonniers :

« Faire en sorte que l’on puisse lire ces paroles de nos jours n’est pas un acte éditorial innocent. Après plusieurs années passées à écrire sur la répression mise en œuvre par les gouvernements républicains contre les partisans de la guerre révolutionnaire, il m’a paru simplement que ces écrits de prison ne devaient pas rester plus longtemps dans l’oubli. » (P. 15.)

On peut cependant relever un angle mort dans la démarche de François Godicheau, qui tient sans doute à la nature encore académique de son travail :

« L’analyse de l’historien n’empêche pas le respect et l’admiration pour la persévérance de ces hommes. Après avoir considéré le problème historique que nous avait soumis l’étude de la question sous les divers aspects requis par une analyse “ distanciée ”, il nous a semblé que ce que nous voulions le plus laisser à distance était un certain type de discours partisan, qui s’était insinué jusque dans les livres qui revendiquaient l’objectivité et l’impartialité de l’histoire. À l’inverse, la volonté, l’énergie, l’entêtement des auteurs de ces lettres, le refus de déposer les armes en dépit de tout et, enfin, l’intégrité de ces écrits méritaient de réapparaître dans notre présent. » (Pp. 15 et 16.)

L’auteur, comme je l’avais déjà signalé à propos de son ouvrage publié en 2004 [17] – et aujourd’hui malheureusement épuisé –, reste un peu au milieu du gué, ce qui le contraint en partie à décrire son attachement pour ces hommes et leurs écrits dans des termes moraux. Sa démarche produit le meilleur de ce que peut produire la démarche universitaire – ce qui est déjà trop pour les milieux de l’édition espagnole qui refusent de traduire son ouvrage tiré de sa thèse –, mais elle ne peut pas aller plus loin sans s’engager dans une critique frontale des rapports sociaux spécifiques au capitalisme. Son refus, louable, très louable, des discours partisans ne devrait pas l’empêcher de prendre parti sur le fond et de saisir que les organisations ouvrières, au premier rang desquelles la CNT, ont fait de leur mieux, dès lors qu’elles avaient accepté de collaborer à la gestion des affaires du capital. Les exigences du capitalisme, que celui-ci se trouve en situation de guerre ou non, sont impérieuses, et, à partir du moment où on a fait le choix de s’en accommoder, il n’y a plus de choix, précisément. Et s’il faut casser les secteurs radicaux, on les casse… Et s’il faut embastiller les empêcheurs de restaurer la production en rond, on les embastille… Les considérations morales sont bien compréhensibles, je les partage, mais elles ne suffisent pas et aucune neutralité « scientifique » ne permet de sortir de ce bourbier qu’est l’analyse historique des événements des années trente en Espagne. Aujourd’hui, dans le mouvement anarchiste, nombreux sont ceux qui conviennent que les instances de la CNT ne pouvaient pas faire autre chose, dans le cadre qu’elles avaient accepté, mais ils voudraient quand même sauver l’« Idée », par le biais du refus de considérer que le cadre que la CNT avait accepté était tout simplement celui de la reconstruction, voire de la construction de rapports capitalistes que la bourgeoisie espagnole avant 1936 n’avait pas été capable d’instaurer dans leur plénitude.

Cratès, giménologue


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