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Parution aux Ateliers de Création Libertaire de Lyon de
Itinéraires Barcelone-Perpignan
Chroniques non misérabilistes d’un jeune libertaire en exil
De Jordi GONZALBO

Parution aux Ateliers de Création Libertaire de Lyon de

Itinéraires Barcelone-Perpignan.
Chroniques non misérabilistes d’un jeune libertaire en exil
De Jordi GONZALBO




Nous sommes particulièrement ravis d’annoncer la sortie du livre de Jordi [1] qui a suivi avec enthousiasme les pérégrinations des Giménologues depuis leurs débuts.

Nous avions, en trois temps, placé sur notre site son récit autobiographique qui paraît maintenant revu, augmenté et parsemé de quelques notes et d’un avant-propos de notre cru, dans lequel nous écrivons :

« Après les écrits d’Octavio Alberola [2], de Vicente Marti [3] et ceux d’autres protagonistes tels Salvador Gurucharri et Tomás Ibáñez [4], les Itinéraires de Jordi apportent leur écot à l’histoire de la Fédération Ibérique des Jeunesses Libertaires (FIJL). Il nous donne l’occasion d’approcher le quotidien d’un groupe d’affinité de jeunes (et moins jeunes) libertaires espagnols de Perpignan, dont l’activité va se centrer, dans les années soixante, sur le passage tras los montes de compañeros, de propagande et de matériel plus détonnant. »

Nous complèterons l’ouvrage en publiant sur ce site de temps à autre des documents ou des témoignages qui ont été cités dans l’ouvrage.

Nous commençons aujourd’hui par le récit d’Amedeo Bertolo, jeune libertaire italien qui a pris l’initiative (avec d’autres) en septembre 1962 d’enlever le vice-consul d’Espagne de Milan afin que Jorge Conill ne soit pas exécuté en Espagne.



Amedeo Bertolo : Éloge du cidre in
« L’anarchisme en personne »,
Patry&Pucciarelli, ACL , Lyon 2006.


À la mi-septembre 1962, nous avons appris par un communiqué du Monde que trois camarades de Barcelone avaient été arrêtés, Jorge Conill Vals, Marcelino Jimenez Cubas et Antonio Mur Peirón ; l’un était universitaire, les deux autres ouvriers. Ils avaient été arrêtés à cause de deux ou trois attentats, l’un contre le siège de la Phalange et l’un contre celui de l’Opus Dei. Quelques jours plus tard, nous avons appris qu’ils avaient été condamnés par le tribunal militaire à la peine de mort pour Conill et à trente ans de réclusion pour les deux autres.

Nous avons décidé sur-le-champ de faire quelque chose pour empêcher que
cet assassinat n’ait lieu.
Avant tout, nous avons décidé de reprendre contact avec les jeunes représentants des partis (cette fois, nous avons aussi contacté les catholiques), parce qu’au Gruppo Giovanile libertario nous n’étions que quatre et ne pouvions rien faire tout seuls. Nous avons essayé d’organiser une manifestation ou une action quelconque. Mais nous n’avons reçu aucune réponse positive. Les jeunes catholiques de « gauche » ou catholiques sociaux avaient pris contact avec le cardinal de Milan de l’époque – Montini, le futur pape –, mais il avait répondu que cette affaire n’était pas de sa compétence.

Devant ces réactions, nous avons décidé d’employer la manière forte, c’est à
dire d’enlever le consul espagnol de Milan pour attirer l’attention de l’opinion
publique sur cette affaire, en particulier sur la condamnation à mort d’un des
trois camarades espagnols.

Je ne sais pas comment nous en sommes arrivés à prendre cette décision. Je
sais qu’au cours des mois précédents, nous avions parlé des actions à mener au cas où des camarades espagnols seraient condamnés et, parmi les hypothèses évoquées, il y avait l’idée d’agir contre les représentants diplomatiques. De façon théorique, nous en avions déjà parlé. Après cette condamnation à mort et l’absence de réaction des jeunes que nous avions contactés, nous avons décidé précipitamment de prendre en otage le consul espagnol de Milan, d’autant plus que nous n’avions pas le temps de tergiverser. Nous avons organisé cette action en dilettante, mais cela a quand même fonctionné.

Nous avons impliqué dans le projet les quatre libertaires du groupe de Milan,
Luigi Gerli, Gianfranco Pedron, Aimone Fornaciari et moi, mais aussi De Tassis
qui avait participé à notre mission en Espagne et quelques jeunes socialistes de gauche de Vérone, étudiants à l’université de Milan, avec lesquels nous avions eu des rencontres et des discussions. Nous avons voulu les mettre dans le coup non seulement parce que nous n’étions pas assez nombreux, mais aussi parce que nous avions besoin de quelqu’un qui sache conduire une voiture. Nous avions aussi besoin d’un revolver…

Un seul ?

Nous en avions déjà un… un rescapé de la Résistance…
Le 27 septembre 1962, nous avons réussi à atteindre le consulat espagnol
avec une voiture louée à Vérone, sur laquelle, au dernier moment, nous avons fixé une plaque provisoire en carton que nous avions prise sur une autre voiture. Autrefois, durant les premiers mois de circulation, les voitures avaient des plaques provisoires en carton.

Nous projetions d’entrer dans le consulat, de monter et de faire le nécessaire
pour prendre le consul en otage. Mais quand nous sommes arrivés, le consulat était déjà fermé parce que nous avions cinq ou dix minutes de retard sur l’horaire de fermeture des bureaux. Nous étions des amateurs… mais la chance aide les amateurs car nous nous sommes repliés sur un autre plan.
Nous nous sommes d’abord rendus chez le vice-consul car nous avions su entre temps que le consul était en congé et qu’il était remplacé par le vice-consul qui s’appelait Isu Elias. Quand nous sommes arrivés via Vincenzo Monti où il habitait, nous n’avons pas jugé bon de l’enlever car il habitait juste en face d’une caserne de carabiniers… Alors nous avons fait preuve d’imagination et avons monté un autre plan. J’ai téléphoné au vice-consul en me faisait passer pour le secrétaire de l’adjoint au maire de Milan et l’ai invité à déjeuner le lendemain, en lui disant que j’arriverais avec un chauffeur pour le conduire au restaurant.

Le jour suivant, nous avons confirmé le rendez-vous en téléphonant au consulat. Le chauffeur était un des étudiants de Vérone (Alberto Tomiolo) qui avait loué une voiture pour quelques jours seulement parce que nous n’avions pas beaucoup d’argent à notre disposition. C’était le seul de la « bande » à avoir le permis de conduire. Il avait mis le costume gris foncé que j’utilisais dans les grandes occasions, et portait une casquette de chauffeur que j’étais allé acheter la veille. Devant le consulat, Aimone Fornaciari faisait le guet à l’angle de la via Aliberto. De Tassis, qui de nous tous paraissait le plus mûr, est monté chercher le vice-consul, en se faisant passer pour le secrétaire de l’adjoint au maire, et il est redescendu avec le vice-consul. Le chauffeur, Tomiolo, est alors sorti de la voiture, a ouvert la portière et a fait monter le vice-consul Elias. De Tassis s’est assis à l’avant et Pedron et moi sommes montés des deux côtés du vice-consul, revolver au poing…

Nous nous sommes dirigés vers un chalet situé dans un petit village près de la frontière suisse, que nous occupions gratuitement depuis un an environ, c’était une maison rustique, une ancienne écurie. C’est là que nous avions décidé de garder notre otage. Pour résumer, disons que nous avons gardé notre otage pendant trois jours. Cela a fait grand bruit dans la presse. Nous revendiquions la prise d’otage au nom de la Fédération internationale de la jeunesse libertaire, en en indiquant les motivations et en demandant une commutation de peine pour le camarade espagnol condamné à mort.
Mais l’affaire s’est vite compliquée parce que Tomiolo est rentré à Vérone et
au lieu de rester bien tranquille, comme cela avait été décidé, et de nous laisser gérer la suite de l’histoire, il s’est adressé, sans doute apeuré, à un ami avocat qui lui a conseillé de ne pas se fier aux anarchistes, parce qu’ils ne sont pas fiables et parce que l’affaire pourrait virer au drame. Il lui a dit de prendre contact avec les journalistes d’un quotidien para-communiste, Stasera, qui paraissait à Milan, et de prendre l’initiative de faire libérer le vice-consul.

Nous avons appris cette interférence et avons décidé d’accélérer le moment
de la libération pour anticiper les mouvements de Tomiolo et des journalistes
de Stasera. Entre temps, nous avions pris des contacts avec des camarades espagnols, avec Alberola en particulier, pour leur livrer le vice-consul afin qu’ils le conduisent à Genève et le remettent à une organisation des Nations Unies, pour conclure l’affaire de manière éclatante. Mais nous avons dû renoncer à ce plan à cause des craintes de Tomiolo. Nous avons décidé alors de le libérer nous-mêmes. J’ai pris contact avec un journaliste du quotidien Il Giorno, un journal de centre-gauche à l’époque, et je suis monté avec lui au chalet pour libérer le vice-consul en sa présence. Mais quand nous sommes arrivés là-haut, il n’y était déjà plus, pas plus que son gardien De Tassis.

Il y avait eu, entre temps, une autre interférence. Un journaliste d’un hebdomadaire à scandale, ABC, avait glané des témoignages dans le milieu fréquenté par les étudiants de Vérone et par De Tassis, un milieu d’artistes ou de pseudo artistes, des gens de gauche, des désœuvrés, etc. Ce journaliste avait recueilli suffisamment d’éléments pour monter jusqu’au chalet, soupçonner la présence du vice-consul. Le fait est qu’il est arrivé une demi-heure avant nous. De Tassis, convaincu qu’il était envoyé par moi, lui a remis le vice-consul…

À l’époque, il n’y avait pas de téléphones portables !
Il n’y avait pas de téléphone du tout dans le chalet où il y avait même un mur en moins… Bref, De Tassis, lui a remis le vice-consul et est descendu avec lui jusqu’à Varèse, le journaliste a continué jusqu’à Milan et ça été le scoop. Je n’ai su que récemment que ce journaliste, Nino Pulejo, était à l’époque à la solde des services secrets. Je ne sais pas si cela a eu un lien avec la libération du consul.

Cela en a eu un en tout cas avec son habitude d’écouter les conversations dans les milieux artistiques et désœuvrés de Brera…

Une fois arrivé au chalet et ayant découvert qu’il n’y avait plus personne, je suis rentré à Milan et j’ai laissé passer la nuit. Le lendemain matin tôt, j’ai contacté Gerli et Pedron et les ai avertis de ce qui était arrivé ; je leur ai suggéré de prendre le large. Gerli a décidé de s’enfuir de son côté, par ses propres moyens, tandis que Pedron a décidé de ne pas s’échapper et de se laisser arrêter, ce qui n’a pas manqué d’arriver. Pour ma part, je m’en suis remis au mouvement anarchiste, à Franco Leggio et à des personnes qu’il connaissait, pour protéger ma fuite. J’ai réussi à quitter la maison quelques heures avant l’arrivée de la police. Après lui avoir raconté ma responsabilité dans l’enlèvement, j’ai embrassé ma mère en pleurs. Entre temps, la police avait repéré le chalet et Pedron, qui était le neveu d’un habitant du village (Cugliate Fabiasco), a été arrêté puis interrogé.

Il a raconté toute l’histoire : il n’avait pas de raison de se taire puisque le chalet avait été repéré. Il était donc facile de trouver le groupe de jeunes qui s’y réunissait. Leur identification n’était qu’une question de temps.

J’ai réussi à quitter Milan. Je me suis rendu à Gênes où je suis resté quelques jours chez Carlo Boccardo, un ouvrier métallo, puis je suis allé chez Dino
Fontana, un camarade individualiste du genre Émile Armand, haut en couleurs, espérantiste, naturiste, végétarien, tailleur, partisan de l’amour libre... Il habitait dans la province de Novare, à Carpignano Sesia, où je suis resté une quinzaine de jours. Puis je suis passé à Domodossola, près de la frontière, chez un autre camarade, Dante Remi, où je suis resté le temps nécessaire pour préparer mon exil. J’ai traversé les Alpes grâce à un camarade qui connaissait bien les sentiers de montagnes, car il récoltait les plantes médicinales qu’il allait chercher en Suisse. Je ne crois pas que cette activité ait été très « légale », mais il connaissait bien les passages. Il m’a d’abord accompagné avec sa moto, puis nous avons marché deux heures jusqu’à un refuge où nous avons passé la nuit. Le lendemain matin, il m’a accompagné en haut d’un col. Il avait commencé à neiger sur le versant suisse et la neige m’arrivait au milieu du mollet. Lui est reparti en me disant d’aller toujours tout droit. J’étais en vêtements de ville et avançais difficilement, avec l’aide d’une gourde pleine d’eau-de-vie. Je me souviens être presque tombé dans un glacier parce qu’en marchant tout droit dans la neige, je me suis retrouvé à quelques mètres du glacier.

L’eau-de-vie m’a aidé à surmonter sans crainte l’aventure. Elle a ajouté à mon inconscience de jeunesse un peu d’inconscience éthylique et je suis arrivé à la route, entièrement mouillé. Là, j’ai fait de l’auto-stop et on m’a accompagné à la gare de Brigue. Je me suis séché au poêle de la gare, j’ai pris le train et suis arrivé à Genève, où j’ai été hébergé par Pietro Ferrua. Le lendemain, il m’a fait traverser la frontière avec la France en voiture. De là, je suis parti pour Paris où j’ai été pris en charge par des camarades espagnols qui m’ont prêté un mini appartement, une de leurs « planques », où je suis resté jusqu’au moment du procès.

Ajoutons une petite touche de couleur sur cette affaire. J’avais alors un compte ouvert avec le gérant d’un restaurant de Paris, un anarchiste italien assez âgé, dont je ne me rappelle pas le nom. Il me nourrissait gratuitement chaque fois que je me présentais dans son restaurant, car il connaissait les motifs pour lesquels je me trouvais à Paris.

Voilà, ma fuite a été entièrement constellée d’anneaux de solidarité anarchiste. Je suis resté à Paris jusqu’à la veille du procès qui a été fixé, avec une rapidité extraordinaire, à la mi-novembre. J’ai donc décidé de rentrer en Italie, mais avant, j’ai adressé un communiqué à l’AFP, dans lequel j’ai annoncé que j’allais me constituer prisonnier. J’ai donc refait le parcours à l’envers, cette fois par la frontière de Lugano, ou plutôt de Chiasso, et très précisément par un petit col près de cette ville…

Tu avais toujours le revolver que vous aviez utilisé pour l’enlèvement ?

Non, mon frère l’avait enterré dans un champ près de chez nous… et je dois
dire que le jour où nous sommes allés le chercher, il n’y était plus…
J’ai donc traversé la frontière avec l’un de mes deux avocats. J’ai dormi chez
lui et le lendemain je me suis présenté à l’audience à grand fracas, en me faisant passer pour son garçon de bureau et en portant sa serviette. Une fois entré, je me suis livré aux juges. Cela a fait grand bruit et cela a été un bon tour joué à la police, parce que, après l’annonce de mon retour, la police avait organisé des barrages routiers et ferroviaires pour m’arrêter, comme tous les autres acteurs et complices (connus).

Le procès a été une grande occasion de propagande antifasciste.

La presse a fait beaucoup de bruit… Il faut rappeler que la condamnation à
mort avait été entre temps commuée en peine de prison. En effet, l’affaire du
vice-consul avait occupé la première page de tous les quotidiens et les partis
politiques avaient alors bougé, surtout les Jeunesses communistes qui avaient organisé des manifestations. Le cardinal Montini s’était lui aussi décidé à demander la clémence au très catholique Franco. Ainsi, grâce à cette mobilisation, la peine de mort a été commuée en trente ans de réclusion pour Conill, et les deux autres ont bénéficié d’une réduction de peine.

Notre action a donc eu une issue positive pour les camarades espagnols,
de même que le procès a eu des répercussions sur la diffusion des idées et la
solidarité avec l’Espagne libertaire. Ce procès a été un succès pour nous car nous avons été condamnés au minimum prévu par la loi : six mois de réclusion pour séquestration de personne et vingt jours pour détention d’armes, avec les circonstances atténuantes puisque nous avions agi pour des raisons d’une « valeur morale et sociale élevée ».
Je crois que c’était la première fois que ces circonstances atténuantes étaient
accordées pour des affaires politiques, elles étaient généralement accordées
pour des crimes d’« honneur »…

Quand vous avez enlevé le vice-consul, comment a-t-il réagi ?

Il a eu très peur. Quand nous sommes sortis de la voiture, dans la montagne,
il nous a dit : « Si vous devez me tuer, dites-le-moi avant, que j’aie le temps de prier. » Nous lui avons répondu : « Ne t’inquiète pas, nous ne sommes pas fascistes [Sourire], c’est Franco qui tue ! » Il a répondu : « Je ne crois pas… ». De toutes façons, au bout de quelque temps il s’est rendu compte que nous n’avions pas l’intention de lui faire du mal, à part le fait que nous l’avions enlevé…

Le procès s’est bien terminé…

Comme je l’ai dit, nous avons été condamnés au minimum de la peine et nous avons bénéficié d’une suspension de peine. En fait, je ne suis resté en prison que le temps du procès, une dizaine de jours, tandis que les autres y ont passé un mois ou un mois et demi selon le moment où ils ont été arrêtés.
Qu’ont fait les vieux anarchistes durant tout cet épisode ?

Que voulais-tu qu’ils fassent ? Ils en ont parlé dans Umanità nova et dans l’Agitazione del Sud, naturellement en termes enthousiastes à l’égard de ces « braves jeunes gens qui redécouvrent les idéaux libertaires… » Et ils ont recueilli des fonds pour les frais de justice.

Que sont devenus Luigi Gerli et Gianfranco Pedron ?

Pedron a cessé de militer dans les groupes anarchistes après le procès et il a continué ses études d’agronomie. Il a obtenu son diplôme environ un an après moi. Puis je n’ai plus eu de nouvelles de lui. Gerli a interrompu ses études uni- versitaires et a eu diverses activités. Il a passé quelques années en Finlande, puis il est revenu en Italie. Je l’ai vu ensuite de façon épisodique jusqu’en 1967, puis je ne l’ai presque plus revu. Aimone Fornaciari est allé en Finlande tout de suite après le procès, d’abord comme bûcheron, puis, avec le temps, il a commencé à enseigner l’italien et il est maintenant enseignant titulaire. Il continue à recevoir la presse anarchiste, il commande les livres d’Eleuthera, il est abonné à A [rivista anarchica], Libertaria et nous sommes en contact tous les deux ou trois ans. Parmi les non-anarchistes qui ont participé à cette affaire, j’ai revu De Tassis en 1968 ; il était maoïste. Puis j’ai su qu’il était devenu proviseur de lycée en Ligurie et je n’ai plus rien su, ni de son évolution politique, ni de son évolution professionnelle. Tomiolo est passé au PDUP (Parti démocratique d’unité populaire), un des petits partis à la gauche du PC, puis à Démocratie Prolétaire et il a été conseiller régional. Bertani était commis de librairie et est devenu libraire et petit éditeur avec des positions proches de celles d’Autonomie Ouvrière.

Après le procès, tu es devenu un « acteur politique » dans la mesure où les quelques jeunes anarchistes de l’époque comme Nico Berti, après avoir entendu parler de votre action, ont pensé qu’il y avait aussi des jeunes parmi les anarchistes…

Oui, le procès a eu une certaine importance et a aussi été l’occasion pour quelques jeunes de s’approcher de l’anarchisme pour la première fois après la fin de la seconde guerre mondiale. Il s’est créé alors une onde de sympathie, il y a eu un intérêt pour les idées anarchistes… C’est ce que je retrouve aussi dans les mémoires des soixante-huitards, quand ils parlent de cet événement… À Milan aussi, quelques jeunes se sont rapprochés de notre groupe, peut-être six ou sept. Ils sont d’abord venus à des réunions que nous organisions dans un petit restaurant, puis ils ont participé à nos activités, tracts, numéros spéciaux de périodiques. Le groupe s’est élargi, surtout par l’arrivée de jeunes étudiants, de « marginaux » et de quelques ouvriers. Ils avaient tous autour de dix-huit, vingt ans.

Et l’activité antifranquiste continue ?

Oui, sous différentes formes de solidarité, avec la publication de tracts imprimés ou ronéotypés ou sous forme de contact avec les exilés anarchistes espagnols. Mais ces contacts se sont raréfiés parce qu’en 1963, Defensa interior a lancé une campagne contre le tourisme en Espagne avec laquelle nous n’étions pas d’accord. Ils voulaient boycotter le tourisme pour supprimer une source importante de revenu au régime franquiste. Ils pensaient que boycotter le tourisme était une façon de boycotter le franquisme.
Nous pensions au contraire que, premièrement, c’était une erreur de boycotter le tourisme parce que c’était une façon de faire entrer des personnes et des idées dans l’Espagne franquiste, pour la faire connaître aux Européens et pour faire connaître l’Europe « démocratique » aux Espagnols. Deuxièmement, nous ne pensions pas qu’une campagne contre le tourisme puisse fonctionner seulement avec de « faux attentats » qui consistaient à placer de l’explosif sur des avions ou des bateaux tout en avertissant la direction des aéroports pour qu’il n’y ait pas de victimes. L’objectif de ces attentats était à la fois d’être démonstratifs et d’effrayer les touristes. De faux attentats qui étaient quand même dangereux.

Et en ce qui concerne ta vie personnelle ?

Après l’enlèvement, ma vie a repris son cours là où je l’avais laissée. Je suis retourné à l’université… Je m’étais inscrit (à l’automne 1961) à la faculté d’agronomie parce que le jour des inscriptions, c’est devant cette faculté que la file était la moins longue. Je trouvais aussi amusant, après cinq ans de lycée classique, après avoir étudié le grec et la philosophie, d’aller étudier l’agriculture. À dire vrai, je ne savais pas encore ce que je voulais faire dans la vie. Avant de faire la queue pour m’inscrire, j’hésitais entre Architecture et Médecine. Je dois ajouter aussi que je n’étais pas sûr d’arriver au diplôme. J’ai vécu cette inscription comme un choix temporaire en attendant de savoir quoi faire de ma vie. Il s’est agi d’un choix pratiquement lié au hasard…

Fin de l’extrait (pages 173-180).



Cette action réussit en grande partie et sans dommages, ce qui ne fut pas le cas de tant d’autres à la suite desquelles beaucoup de libertaires tombèrent.

Nous avons désormais à disposition une assez grande quantité de matériaux pour tirer des bilans de l’action des Jeunesses Libertaires des années soixante et soixante-dix.
Dans cet esprit, nous mettons en lien l’article de José Fergo paru dans le Bulletin A Contretemps n° 39 à part).


Pour nourrir le même débat, nous invitons à lire cet intéressant échange paru dans le n°14 de la revue Réfractions en 2005 :


« Ombres ardentes [5] » Dialogue entre André Bernard et Alain Pecunia

Jeune lycéen français de dix-sept ans, Alain Pecunia est arrêté en 1963 à Barcelone. Membre de la Fédération ibérique des jeunesses libertaires, il participait alors à une campagne d’attentats symboliques visant à perturber la saison touristique en Espagne. Condamné à 24 ans de prison pour « activités subversives », il devint le benjamin des prisonniers politiques espagnols à Carabanchel.

Livres à paraître qui abordent les mêmes questions :

Goutte, Guillaume, Passeurs d’espoir. Réseaux de passage du Mouvement libertaire espagnol (MLE) 1939-1975, Editions libertaires, 2013 (sous presse).

Peñalver, Hélios, De la poussière de Mazarrón aux neiges des alpes. Vie, exil, et mort d’un libertaire : Juan Peñalver Fernández, Grenoble-Rieux Minervois, texte inédit, 2013.

À suivre …

Les Giménologues, le 2 mars 2013