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Les Pepitas de Calabaza viennent de rééditer
Le manuscrit trouvé à Vitoria
Los Incontrolados (Miguel Amorós et Jaime Semprun)
Les Pepitas de Calabaza [1] viennent de rééditer

Le manuscrit trouvé à Vitoria
Los Incontrolados (Miguel Amorós et Jaime Semprun)



D’abord rédigé en français puis traduit et publié en Espagne en 1977.

Voici la traduction du prologue rédigé par Miguel Amorós, suivie de celle d’un entretien que Miguel a récemment donné au rédacteur du journal online Diario norte de Vitoria, Txema García Crespo.

La révolution maintenant et toujours

Au cours des années 1960, l’expansion du capitalisme avait provoqué de façon abrupte une crise culturelle, ou, comme on dirait aujourd’hui, une crise des valeurs. La société avait involontairement laissé grandir dans ses entrailles de nouvelles nécessités vitales qui entraient en conflit frontal avec les anciennes normes. Elles se transformèrent en matériel inflammable sans que personne ne s’y attende. Le développement économique était entré violemment en contradiction avec les structures idéologiques, créant une atmosphère de frustration favorable à des sentiments de déracinement et d’insatisfaction, sentiments qui sont dangereux lorsqu’ils outrepassent le domaine artistique et littéraire, comme les révoltes de cette époque n’allaient pas tarder à le montrer. La plus importante d’entre elles, et la plus fructueuse, fut celle de Mai 68. Un de ses résultats les plus visibles fut de produire une génération de jeunes radicalement opposée à la société de consommation, ou plutôt à la société du spectacle, une jeunesse qui ne pouvait pas être encadrée politiquement puisqu’elle portait son regard au-delà de la politique, car pour elle tous les partis étaient aussi absurdes et intégrés les uns que les autres. Il s’agissait d’une génération qui ne recherchait pas sa liberté et son identité dans un État modernisé ou dans une société remise à jour, mais dans la ruine de toutes les conventions sociales et de toutes les institutions. Une génération perdue dont Jaime Semprun fut un brillant représentant.

Le prolétariat commençait à se manifester de façon vigoureuse et historique ; ainsi la lutte des classes apparaissait-elle dans ses aspects les plus novateurs comme l’action au travers de laquelle celui-ci se reconnaissait lui-même et prenait conscience de sa mission principale, qui ne pouvait être autre que la subversion totale de la société archaïque. La critique situationniste, en montrant tout ce qu’il y avait de factice et de raté dans la vie sociale et politique, et formulant les aspirations les plus osées et les plus véridiques sous-jacentes aux combats du moment, causa un grand impact parmi les enfants perdus de cette époque, remplissant pour beaucoup le rôle du fil d’Ariane grâce auquel leur turbulent état d’esprit trouvait le chemin lumineux de la révolution dans l’obscurité de ses commencements indéterminés. Ou, dit d’une autre façon, elle devint l’outil de médiation avec la réalité grâce auquel ils parvenaient à l’âge adulte d’une façon bien particulière.

L’Internationale situationniste (I.S.) éveilla aussi une forte envie d’imitation parmi beaucoup d’inadaptés au système, tentatives qui ne pouvaient qu’échouer, puisqu’une fois passé la bataille des barricades de Mai, la répétition abstraite d’un ou de plusieurs détails ne pouvait produire aucun résultat. Loin des terrains de la lutte réelle, l’action dérivait invariablement soit vers un activisme aventureux et limité, soit vers la passivité prétentieuse et défaitiste. Jaime en fit l’expérience lors de ses premières rencontres et expériences collectives, pas toutes frustrantes, cependant. Lors d’une de ces rencontres, il fit la connaissance de l’ex-situationniste Eduardo Rothe, qui le présenta peu après à Guy Debord, personnage qui commençait déjà à être une légende. Ce contact bref avec Debord marqua l’esprit de Jaime Semprun et eut une influence sur l’évolution de sa pensée encore plus importante que l’expérience de 68.

D’après Debord, qui cherchait à se démarquer d’anciens compagnons comme Vaneigem et Viénet, la dissolution de l’I.S. avait été nécessaire pour éviter qu’elle ne devienne une avant-garde mystificatrice. À cette époque, si l’on voulait prêter quelque service à la révolution, il ne fallait pas seulement répondre à la question « Que faire ? » mais aussi à « Que se passe-t-il ? ». À sa façon, Debord tournait autour de la fameuse thèse sur Feuerbach (« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c’est de le transformer. » — Karl Marx, 1845). C’est dans ces termes qu’il s’adressa à Eduardo Rothe, dans une lettre datée du 21 février 1974 : « Le travail principal qui me paraît à envisager maintenant, c’est — comme contraire complémentaire de La Société du spectacle qui a décrit l’aliénation figée (et la négation qui y était implicite) — la théorie de l’action historique. C’est faire avancer, dans son moment qui est venu, la théorie stratégique. À ce stade, et pour parler ici schématiquement, les théoriciens de base à reprendre et développer ne sont plus tant Hegel, Marx et Lautréamont, que Thucydide, Machiavel et Clausewitz. »

Les événements qui se précipitèrent suite à la chute du gouvernement de Caetano au Portugal le 25 avril 1974 allaient offrir à Debord, de façon inespérée, le terrain pour l’action historique qu’il recherchait. Le capitalisme portugais avait voulu se moderniser quand la modernisation qu’il recherchait n’était qu’un archaïsme qui échouait partout, donnant lieu à deux mouvements opposés, celui de la formation rapide d’une bureaucratie politique et syndicale, et celui de l’affirmation autonome du prolétariat. Debord ne disposait que de forces extrêmement limitées pour son opération stratégique : à Lisbonne, Afonso Pinto Monteiro, le traducteur en portugais de La Société du spectacle, et à Florence, Eduardo Rothe, qui fut encouragé par Debord à se rendre au Portugal. À Afonso, Debord explique que « l’exposé d’une perspective révolutionnaire doit toujours consister à décrire et expliquer ce qui se passe jour après jour ; et ne jamais se suffire du ridicule de proclamer abstraitement des buts généraux » (lettre du 8 mai 1974). À Eduardo il signale que « la première condition serait évidemment que « notre parti » ait pu constituer — ou rejoindre ? — à Lisbonne un groupe autonome ayant sa propre base d’expression » (lettre du 8 mai 1974).

Au cas où une véritable révolution aurait lieu, Debord se rendrait en personne au Portugal, même s’il ignorait le portugais, et ferait appel à d’autres compagnons. Les nouvelles étaient encourageantes et la chose pouvait aller loin. Ce n’était pas Mai 68, mais cela s’en rapprochait. À Lisbonne, le groupe d’Afonso et Eduardo avait formé un « Conseil pour le développement de la révolution sociale » et collé dans les rues une affiche comme celle de Milan (« Aviso a os proletarios portugueses sobre a posibilidade da revoluçao social », datée du 24 mai 1974 et dont le titre et le contenu étaient presque identiques au texte de Milan diffusé le 19 novembre 1969 par la section italienne de l’I.S.). Mais fin août, le processus révolutionnaire connaissait des difficultés, car les divers foyers révolutionnaires ne parvenaient pas à s’unifier, tandis que ses ennemis (la social-démocratie, l’état-major de l’armée et les staliniens) prenaient position. Le pire étant que les amis de Debord, passé quelques mois, même avec l’appui de l’ancien situationniste Patrick Cheval, ne semblaient pas être à la hauteur, laissant passer l’occasion de la manifestation ouvrière de septembre. Cependant, les informations que reçut Debord sur la manifestation de février 1975 convoquée par le Comité Interentreprises lui donnaient encore de l’espoir : « Il est clair que jamais le prolétariat moderne n’est allé aussi loin jusqu’ici, même pas en Hongrie où tant de facteurs étrangers faussaient le jeu, » écrivait-il à Afonso Monteiro le 24 février 1975, le pressant de « montrer le sens profond de cette organisation autonome, la logique même de son action, et mettre en garde contre ce qui va la combattre » (lettre du 24 février 1975).

Les informations transmises par les visites successives d’Antonia Monteiro (compagne d’Afonso) et d’Eduardo amenèrent Debord à conclure qu’il y avait effectivement une révolution en cours au Portugal, même si la presse internationale s’efforçait de la masquer, et que cette révolution serait probablement vaincue, étant donné la reconstruction du pouvoir étatique et l’acharnement de tous les exploiteurs du monde pour l’arrêter. Dans l’état des choses, les groupes avancés ne pouvaient pas faire grand-chose de plus, en raison du manque de moyens et du fait que la phase finale allait avoir lieu sur un terrain beaucoup plus vaste. Mais Debord essaya de retarder cette phase finale de cette façon : « La situation révolutionnaire du Portugal est presque totalement inconnue à ce jour dans tous les milieux — même extrémistes — de tous les pays : quoi qu’il puisse arriver à présent, il va être important de publier à l’extérieur le maximum de vérité. » C’est à ce moment que Jaime Semprun entre en jeu.

Eduardo avait rédigé un texte sur la révolution moderne, mais il comportait le défaut de ne presque pas évoquer le Portugal. Il était nécessaire de le réécrire et de l’illustrer avec des anecdotes, mais sa situation matérielle et émotionnelle, toujours instable, l’empêchait d’avoir la tranquillité nécessaire pour cette tâche si urgente. Pour aggraver les choses, Debord rompit avec lui pour une raison personnelle, maquillée ensuite avec des accusations imprécises de "mensonges", "trucages", "misère" et "incapacité". Bien qu’il se soit engagé à réécrire le livre en question, Eduardo retourna à Lisbonne pour disparaître ensuite au Venezuela. Jaime, au courant de l’affaire mais ne connaissant du Portugal que les récits fragmentaires d’Eduardo et les articles du Monde commentés par Debord, eut à affronter son premier défi d’importance : écrire en moins d’un mois le livre qui devait r
évéler au monde la révolution portugaise. Il remplit sa mission avec maîtrise, terminant le livre fin avril. Gérard Lebovici, propriétaire de Champ Libre, fut diligent : le 16 mai, La Guerre sociale au Portugal était en librairie. Debord trouva le livre magnifique et déclara que c’était « la première fois que l’on [pouvait] lire un tel livre avant la défaite d’une révolution » (lettre du 31 mai 1975).

L’importance d’une version en espagnol était primordiale puisque la proximité avec le Portugal laissait présager une contagion. Dans les deux pays, le mouvement ouvrier constituait la seule barrière à une modernisation parlementaire soutenue par le stalinisme. Au Portugal, les travailleurs des assemblées d’usine coordonnées de façon autonome étaient sortis dans la rue le 17 juin et le 4 juillet à Lisbonne, et le 19 juillet à Porto, refusant de soutenir aussi bien les staliniens que les socialistes. Debord signalait : « C’est surtout cette force qu’il faut évoquer dans les postfaces aux éditions étrangères. » (Lettre du 23 juillet 1975, volume 0 de la Correspondance de Debord.)

En effet, Jaime s’était débrouillé pour que les maisons d’édition Ruedo Ibérico à Paris et Tusquets à Barcelone s’intéressent à La Guerre sociale. Tusquets se chargea de la traduction mais la censure du régime franquiste empêcha sa diffusion en Espagne. Finalement, le livre, avec son épilogue, fut publié au mois d’août à Paris dans une éphémère collection dirigée par Xavier Domingo (futur journaliste de Cambio 16), El Viejo Topo, qui faisait jusqu’alors partie de Ruedo Ibérico. Il y eut dans le même temps des éditions en Allemagne et en Grèce. Paradoxalement, l’édition en portugais ne fut publiée qu’une année après, en 1976.

Tout semblait aller pour le mieux ; Debord était fort satisfait du succès remporté par le livre et dans le même temps surgit l’idée d’en faire un autre contre l’idéologie française : Précis de récupération Debord aménagea même une chambre dans sa maison de campagne pour recevoir Jaime et sa compagne Anne. Le séjour estival du couple ne remplit pas les attentes debordiennes et ils se dirent au revoir avec une certaine froideur. Lorsque Jaime proposa une nouvelle rencontre, Debord fit savoir à travers sa femme Alice qu’il était trop occupé. Ensuite, rien. Aucune réponse suite à l’envoi du Précis de récupération. Jaime était déconcerté et il s’interrogeait sur la raison de la fin soudaine de cette relation chaleureuse et amicale. Il adressa une lettre, datée du 6 février 1976, qui reçut une réponse nébuleuse : « J’admets volontiers que tout cela est pour une grande part affaire de goûts personnels. Là, comme dans l’emploi de la vie et les préférences entre ceux que l’on y rencontre, il n’y a certainement pas à exposer et soutenir ses goûts, dans le but parfaitement vain d’y rallier qui en a d’autres. » (Lettre du 11 février 1976.)

Jaime demeurait tout aussi perplexe. Il aurait souhaité que Debord lui expliquât les changements survenus dans ces goûts et préférences si similaires jusqu’il y a si peu de temps. Mais comprenant que des explications ne changeraient rien au fait essentiel de la prise de distance, il n’insista pas. Ce n’est que plusieurs mois après qu’il apprit le vrai motif. Debord lui avoua : « J’ai eu l’impression que nos relations avaient pris une autre tournure après un soir où je t’ai amené dîner chez de jeunes ouvriers, presque tous chômeurs. J’ai été surpris de la grande sévérité de ton jugement sur ces gens, au sortir de chez eux ; surtout en considérant parallèlement, d’après tes propres récits et conclusions, combien de tristes pro-situs t’avaient successivement entouré, qu’il t’avait fallu parfois quelque temps pour percer à jour et repousser [...]. Je ne veux certes pas exagérer la signification de cet incident assez anodin, mais c’est un fait que j’ai remarqué après cela qu’il n’y avait plus la même sympathie entre nous. » (Lettre du 26 décembre 1976.) Il s’agissait d’une incompatibilité de caractères. Un esprit ouvert et franc comme celui de Jaime entrait en collision avec celui, sinueux et ombrageux, de Debord à cause d’une discussion insignifiante à laquelle le premier n’accorda pas d’importance mais qui fut extrapolée par le second. Jaime était libre d’agir pour son compte mais pour l’entourage de Debord il était hors-jeu. Il mit peu de temps à s’en apercevoir.

Alors que la révolution s’éteignait au Portugal, le processus qui l’avait enclenchée apparaissait encore bien vivant en Italie et en Espagne. Précisément, c’est la répression contre ce mouvement qui avait provoqué mon exil à Paris aux alentours de mai 1975. Je tombai sur La Guerre sociale au Portugal dans une librairie libertaire et j’y trouvai des clés pour comprendre le processus qui se déroulait en Espagne. J’écrivis à Champ Libre dans le but de me mettre en contact avec l’auteur. Jaime me répondit positivement par courrier en m’invitant à une soirée à son domicile de la rue de Trévise. Nous parlâmes de tout. Jaime connaissait assez bien la Guerre civile espagnole car il avait travaillé entre 1970 et 1971 à la préparation, et même à la rédaction, du livre de son oncle Carlos Semprún-Maura, Révolution et contre-révolution en Catalogne, qui venait d’être publié en catalan. Beaucoup de pages révélaient son style agile et tranchant en contraste avec celui de son oncle, quelque peu empesé et pédagogique. Le Précis fut publié en janvier 1976. Après un laps de temps, nous nous mettions d’accord pour rédiger ensemble un texte en espagnol qui décrirait la situation en Espagne avec le contexte de tension en Europe suite à la révolution portugaise, la stratégie de la tension en Italie et la chute du régime des colonels en Grèce. Jaime apporterait son analyse stratégique dérivée de son expérience portugaise, et moi la connaissance concrète des grèves conseillistes espagnoles. De cette combinaison allait naître en mars 1976 une brochure destinée à la diffusion militante en Espagne, sous le titre clausewitzien La campagne d’Espagne de la révolution européenne. Nous nous adressions aux travailleurs combatifs en tant qu’« Internationaux de la Région Espagnole », reprenant la dénomination utilisée dans la Première Internationale, au début du mouvement ouvrier, et nous signions « Los Incontrolados », revendiquant ainsi le nom infâmant que la coalition formée par la bourgeoisie républicaine et la bureaucratie politique et syndicale de 1936 donnait au prolétariat révolutionnaire qui n’obéissait à personne tout en combattant ses ennemis internes et externes. La brochure n’eut pas une grande diffusion car nous avions peu de contacts et une partie du tirage était tombée dans les mains de la Guardia Civil lors d’un contrôle à la frontière. Un projet parallèle fut d’écrire un livre qui donnerait à connaître la dernière révolution espagnole du point de vue de son protagoniste le plus radical, le fondateur du groupe des Amis de Durruti (Agrupación de los Amigos de Durruti), Jaime Balius, qui résidait dans un sanatorium à Hyères. J’écrivis à Balius en l’incitant à rédiger ses mémoires, mais il était prostré dans une chaise roulante et avait de la difficulté pour écrire, en plus de ne pas disposer des documents nécessaires. Ce projet fut mis de côté, mais pas abandonné (en juin 2003 était publiée à Barcelone La revolución traicionada. La verdadera historia de Balius y Los Amigos de Durruti).

Pendant ce temps-là, le mouvement ouvrier espagnol entrait dans une phase autonome, sans frein syndical ou politique pour l’arrêter. La modernisation de l’Espagne franquiste ne pouvait se permettre le luxe de voir des « soviets » en pleine progression, c’est pourquoi les principaux dirigeants donnèrent l’ordre de tirer sur les manifestants. Le 3 mars 1976 à Vitoria fut le point d’inflexion du processus. À partir de ce moment, les ouvriers devaient soit se coordonner à un niveau national contre le pouvoir, en combattant tous les obstacles qui entraveraient leur chemin, soit attendre la suite, en se retranchant dans les centres où la résistance était la plus forte. Passer à l’offensive ou rester sur la défensive. Nous avions l’intention de faire de la publicité au choix qui s’offrait dans la péninsule, en publiant un livre. Heureusement, en mai, un dossier épais rempli de tracts et de documents sur les travailleurs de Vitoria tomba entre nos mains, ce qui nous fournit des informations de première main (Informe Vitoria, enero-abril 1976, Grupo de trabajo Alternativa, mai 1976. En automne de la même année, Ruedo Ibérico publia Gasteiz. Vitoria : de la huelga a la matanza). Jaime, faisant usage de son expérience, se mit au travail et en octobre nous disposions d’un texte présentable auquel nous donnions le titre de Manuscrito encontrado en Vitoria, en nous inspirant de Potocki. Jaime se réunit avec Lebovici pour lui proposer le Manuscrito, mais ce dernier ne trouva que des objections à faire au texte. Jaime les prit au pied de la lettre, c’est-à-dire comme des objections en vue d’améliorer le texte, sans comprendre qu’il s’agissait d’un refus implicite de le publier. Ne se doutant de rien, confiant, Jaime réélabora le texte en tenant compte des critiques de Lebovici et lui présenta la nouvelle version en décembre, rencontrant cette fois un refus formel. Le procédé habituel chez les éditeurs de ne pas dire « oui » au lieu de dire « non » eut raison du côté ingénu et presque innocent de Jaime. Si Jaime n’avait pas subi ce traitement lors des deux précédentes occasions (La Guerre sociale et le Précis de récupération), c’était à cause de quelque chose ou de quelqu’un. La chose la plus logique était de penser que le responsable du changement d’attitude de Lebovici était Debord, mais si Jaime savait qu’il ne figurait plus parmi ses amis, il était doublement ingénu de lui demander : « J’avais bien compris que je n’étais plus de tes amis, dois-je comprendre qu’il me faut désormais te compter parmi mes ennemis ? » (Lettre du 17 décembre 1976, Éditions Champ Libre, Correspondance volume 1.)

Cette maladresse permit à Debord d’affecter une innocence sans tache et à Lebovici un jugement personnel à l’abri des influences. En effet, Debord avait reçu une photocopie du manuscrit mais n’avait pas répondu à cet envoi, ce qui prouvait, à ses yeux, qu’il n’était pour rien dans le refus de Lebovici. Cependant, Debord reconnaissait ne pas trouver le Manuscrito excellent : « Il ne s’agit pas d’un désaccord politique de base. J’approuve les intentions révolutionnaires du prolétariat espagnol, et les auteurs qui les approuvent. Cela ne donne pas une force suffisante à l’ouvrage. » À son avis, le texte ne donnait pas une explication cohérente de ce qui se passait en Espagne, affirmation très discutable si l’on ne montre pas d’exemples de cette supposée incohérence. Debord ajouta qu’il trouvait le livre « beaucoup plus révolutionnaire, et beaucoup plus intéressant, que ceux que Champ Libre [avait] publiés autrefois sur l’Irlande ou l’Italie, pour ne rien dire des horreurs sur l’Allemagne » (lettre du 26 décembre 1976). Mais, somme toute, si Lebovici le considérait moins bon que les deux livres précédents de Jaime, il avait bien fait de ne pas le publier. À cette époque, Debord se concentrait davantage sur la réalité italienne, après avoir traduit le Véridique rapport [2], que Lebovici, soit dit en passant, citait en exemple de ce qu’il faudrait faire en Espagne. Il est vrai que Debord aimait Gracián et Jorge Manrique, mais il ne connaissait pas le pays et encore moins ses classes dangereuses ; pas plus qu’il ne savait ce qui se tramait entre l’appareil franquiste et l’opposition « démocratique » stalinienne, mis à part ce que publiaient les journaux. Il ne connaissait pas le problème énorme que posait aux réformistes le mouvement ouvrier débarrassé des bureaucraties. Le voyage qu’il fit avec Pierre Lepetit vers 1969 eut lieu trop tôt, avant que les événements se précipitent. Et ceux qu’il fit après eurent lieu trop tard (celui qu’il fit à Séville date de 1983 [3] ), et il ne brilla pas spécialement par sa lucidité lors de la campagne en faveur des prisonniers de Ségovie. Cependant, son ignorance ne l’empêcha pas de « laisser passer » le refus de Lebovici. Jaime considéra qu’il s’était mis en mauvaise posture en reprochant à Debord une hostilité qui, par voie épistolaire, se présentait comme une simple différence d’opinion ou une frivole question de goût, et il prit congé sur une sorte d’autocritique, tant était vif le respect que lui inspirait celui qui l’avait rapproché de la révolution mondiale et qui l’avait ensuite laissé en dehors des festivités, ou tant était grande sa générosité envers l’amitié gâchée. Mais les relations avec Debord, parfois orageuses, d’autres fois paisibles, se poursuivirent par la suite

Le refus de Champ Libre ne nous découragea pas, mais le temps pressait, tandis que la transformation du régime franquiste en parlementarisme à l’européenne avançait à marche forcée. Pour ma part, je me disposais à quitter l’exil et à retourner en Espagne pour voir ce qu’il était possible d’y faire sur place, alors que Jaime n’avait pas suffisamment de relations pour faire publier dignement le Manuscrito. C’est pourquoi nous décidâmes d’en réduire la taille et de le publier sous forme de brochure, comme pour la Campagne, mais cette fois en Espagne. J’éliminai les citations de la Campagne, je divisai le texte en deux parties, ajoutant une citation des Amis de Durruti en tête de la seconde, je le traduisis en espagnol et le peaufinai en ajoutant quelques lignes afin de connecter des passages. La signature ne changerait pas, « Los Incontrolados ». Au dos, je plaçai la note de la Campagne avec le texte « Ce qu’il faut savoir sur Los Incontrolados ». Jaime mit la cerise sur le gâteau en trouvant à la Bibliothèque Nationale la citation originale de Donoso Cortés qui ouvrait le volume, détail qui l’obsédait (« Lorsque la légalité est suffisante pour sauver la société, la légalité ; quand elle ne suffit pas, la dictature », discours du 4 janvier 1849). Comme pour s’excuser de sa minutie, il disait : « Rien n’est assez beau pour le prolétariat. » De retour à Barcelone, sans un sou, je n’eus pas de problème pour trouver une imprimerie pour l’éditer. Nous étions alors en mai 1977. Avec une voiture prêtée, j’entamai une tournée dans plusieurs villes, accompagné de trois amis, afin de déposer les exemplaires dans les librairies. On ne peut pas dire que le Manuscrito ait été un grand succès, mais il ne passa pas inaperçu. En décembre, une retraduction en français parut à Toulouse, ce qui incita Jaime à publier la version originale dans la revue qu’éditaient Roger Langlais et Bernard Pêcheur, L’Assommoir, dans le même numéro où était publiée sa défense de la révolution ouvrière portugaise contre les « syllogismes démoralisateurs » de l’ultra-gauche [4] . Il y eut en 1979 une autre édition en Angleterre, sous la responsabilité des frères Wise. En 1981, une troisième brochure des « Incontrolados » fit son apparition [5], mais l’extinction du mouvement ouvrier autonome et la disparition des assemblées de la scène radicale bloquèrent le débat théorique et enterrèrent la mémoire de la lutte des classes de cette époque sous des tonnes d’histoire officielle répandue par tous les medias. Néanmoins, le retour des luttes sociales alimentait l’intérêt pour le Manuscrito, photocopié d’innombrables fois, réédité deux fois (en 1999 par Literatura Gris et en 2004 par Klinamen), et, ce qui est inévitable par les temps qui courent, publié sur Internet. Le Manuscrito continua à déranger au point que les esthètes qui travaillent pour la domination crurent bon de le banaliser sous forme d’œuvre d’art lors d’une exposition répugnante (Desacuerdos, au MACBA de Barcelone, avril 2005).

Pour cette réédition, nous avons voulu introduire le lecteur dans l’atmosphère de l’époque, en nous concentrant sur les premières vicissitudes de l’auteur du Manuscrito, à la longue trajectoire révolutionnaire et théorique, qui est mort en août 2010 et a laissé un souvenir ineffaçable chez tous ceux qui se félicitèrent d’être ses collaborateurs et amis.

Miguel Amorós, 9 décembre 2012

Traduit de l’espagnol et publié par un aficionado sans qualités.
[Nouvelle version revue et corrigée à partir de celle qu’il avait déjà mise à disposition sur le site : http://losincontrolados.blogspot.com.es/ ]




3 mars 1976 : la policia armada se défoule sur les ouvriers de Vitoria

« Le capitalisme a pénétré tous les interstices de la vie »

Questionnaire de Txema García Crespo [6] adressé à Miguel Amorós


T G C : Quel souvenir gardes-tu de 1976 et 1977, en particulier des événements du 3 mars 1976 à Vitoria ? (à Vitoria, depuis où je t’écris, le souvenir est encore très présent, surtout parce que les coupables n’ont pas été punis ; en plus, avec les demandes de la justice argentine, ce souvenir s’est encore ravivé).

Miguel Amorós : L’atmosphère de cette époque incitait à l’euphorie révolutionnaire : beaucoup croyaient que la révolution sociale était au coin de la rue. Le prolétariat réapparaissait avec force et il se manifestait en tant que classe, non seulement dans l’état espagnol mais dans toute l’Europe. Pour notre part, nous considérions que le pacte entre la démocratie bourgeoise et l’opposition - menée par le parti communiste - représentait la formule idéale trouvée par les classes dirigeantes afin de conjurer le danger révolutionnaire. La preuve c’est que la première étape, celle de la pacification, commença par la liquidation du mouvement de grèves principalement à l’instigation du syndicat Comisiones Obreras. Vitoria était un bastion du mouvement ouvrier autonome que les faits du 3 mars tentaient de désarticuler.

Comment fut accueilli le Manuscrito à Vitoria et dans d’autres villes ?

Nous voulions avertir « les Internationaux de la Région Espagnole » de la contre-attaque des forces de l’ordre unifiées contre le prolétariat indépendant et auto-organisé. Une douzaine d’entre nous, quasiment sans contacts, diffusèrent à la va-vite deux mille exemplaires de la brochure, de la main à la main et dans les librairies. Aussi à Vitoria. Il n’y eut pas de répercussion immédiate, étant donné le chaos qui régnait sur les plans théorique et stratégique. Mais quelques-uns ont dû y prêter attention car, d’une façon ou d’une autre, le texte a continué à reparaître jusqu’à aujourd’hui.

En ce moment, il existe des tentatives pour réévaluer de façon critique ce que l’on appelle la « transition », tentatives qui rendent toute son actualité au Manuscrito. Quelles sont les différences entre les expériences d’alors et celles d’aujourd’hui ?

Il est évident que la situation n’est pas la même car le prolétariat autonome fut défait et dispersé, et la majorité de la population se résigna à l’hybride de parlementarisme et de franquisme qui résulta du pacte entre l’opposition et la dictature. Résignation qui fut consolidée par le coup de Tejero, la « reconversion » industrielle et l’entrée dans la Communauté Européenne. Quiconque s’interroge sur la légitimité du régime politique actuel doit jeter un regard sur le passé honteux dont il est issu ; en ce sens le Manuscrito est une bonne lecture d’orientation.

En 1976-77, en Espagne, la lutte était concentrée autour des usines. Mais, de nos jours, l’ouvrier a disparu en tant que sujet historique, sinon révolutionnaire, tout du moins comme acteur de changement (à mon humble avis), et il semble que le nihilisme se soit établi pour toujours. Y a-t-il encore des raisons de se battre, d’espérer ?

Le sujet révolutionnaire - c’est-à-dire, le collectif social qui doit changer radicalement l’actuel régime politico-économique - ne peut être le même qu’alors, puisqu’il ne reste presque plus d’usines et que le poids des employés, des fonctionnaires et des travailleurs dans les services est écrasant. Les salariés contemporains n’ont pas de passé à revendiquer, ni d’expériences de lutte dont ils peuvent s’enorgueillir car ils sont un produit de la victoire du Capital et de l’État. Le capitalisme a pénétré tous les interstices de la vie, colonisant tout son temps et généralisant une mentalité individualiste, dépolitisée, consommatrice et non solidaire. Néanmoins, les progrès de l’aliénation n’ont pas supprimé les contradictions. Elles se sont juste déplacées et elles reparaissent à d’autres endroits (dans le territoire, dans les services publics et dans les quartiers, par exemple). Le sujet du changement naît de la conscience de ces contradictions : non seulement elles n’ont pas disparu, mais encore elles se sont multipliées.

Peut-on établir une relation (similitudes-différences) entre le mouvement 15-M ou la PAH (ou d’autres comparables comme les groupes anti-TGV) et les mouvements autonomes des années 76/77 et suivantes ?

Le mouvement social des années 70 était fondamentalement ouvrier, et la question sociale se posait par-dessus tout dans les usines au nom de l’émancipation de la classe ouvrière. Les mouvements apparus depuis la fin des années 90 ne rendent compte que de manière incomplète et contradictoire de la question sociale qui se pose aujourd’hui. Il ne s’agit pas d’une libération humaine totale, mais d’une conscience partielle et confuse des menaces pour cette libération que constituent le nouveau capitalisme global, le système partitocratique, l’État sécuritaire, les finances incontrôlées et l’idéologie verte et « durable » des dirigeants.

Où sont les "incontrôlés" de nos jours ?
En lutte contre le fracking, contre les câbles électriques à Très Haute Tension, contre les prospections pétrolifères, contre les éoliennes industrielles, contre le TGV, contre la violence de genre, contre la prison, contre les parkings inutiles, contre les expulsions, contre les réductions dans le budget de la Santé, contre l’augmentation du prix des transports publics... Dans les commissions, assemblées, concentrations et mobilisations que chacune de ces luttes exige, et aussi dans les « banques de temps » , les occupations de maisons et de terres, les cultures sauvages, les jardins urbains, les ateliers collectifs, les groupes de consommation, et en général, dans toutes les formes de coopération constructive que requiert une alternative sociale égalitaire et libre.

Traduction réalisée par un aficionado sans qualités.

Les Giménologues, 7 mars 2014